Lors de son débat face à Kamala Harris, Donald Trump s’est montré tel qu’il est : impulsif, égotique, agressif, méprisant, caricatural, dilettante, brouillon, inculte, ressasseur…Une figure profondément plébéienne et outrancière, même pour les Américains. Le fait qu’une telle personnalité puisse se retrouver pour la troisième fois en situation de prétendre à la fonction suprême ne peut que surprendre un public français, lequel, quelle que soit la baisse en gamme de son personnel politique, cultive toujours un certain goût pour l’aristocratisme de ses représentants.
La figure de Trump reste pour autant incompréhensible, tant que l’on ne réalise pas qu’il incarne le foyer éruptif de cette tectonique des plaques dont les États-Unis d’Amérique sont l’épicentre. La démocratie américaine est en effet à l’avant-garde de cette dialectique libérale/illibérale, qui constitue la question de ce siècle posée au monde occidental. Une question abordée ici frontalement, avec ce constant pragmatisme d’une vie politique américaine, qui est à bien des égards plus démocratique qu’un civisme français resté lui empreint d’aristocratisme. La culture libérale classique, qui est au fondement de la psyché américaine, façonne en effet un univers politique bottom-up, qui forge des leaders à l’image de leur base électorale ; à rebours des baronnies françaises, où les dirigeants pensent mener leurs électeurs comme autant de bataillons, de façon top-down. Le leader américain est un délégué d’assemblée, qui se doit d’en devenir le porte-voix, au risque d’être délaissé pour d’autres plus en phase avec leur électorat.
Cette horizontalité de la vie politique américaine la rend à la fois plus démocratique, et plus démagogique, avec une possible montée en incandescence lorsque les circonstances le permettent, que cela soit à droite avec le trumpisme, ou à gauche avec le wokisme.
Les deux grands partis, le Démocrate et le Républicain, sont ainsi le jouet, et l’outil, des grandes lames de fond sociétales du moment. Et signe des temps, et de l’avènement de la mondialisation libérale, le champ politique américain se reflète désormais dans le champ politique français. Avec cette différence toutefois que le bipartisme contraint ici chacun à choisir son camp. Un bloc central, celui de l’État libéral, à l’éthique individualiste, occupe le pouvoir, associant dans un « en même temps » la droite économique et la gauche sociétale, néolibéralisme des multinationales et des start-ups du numérique, et libéralisme sociétal du wokisme et des droits individuels.
À sa gauche, on retrouve un bloc qui associe gauche économique et gauche sociétale, en position de collaborer, ou de rompre, avec ce bloc central, avec lequel il partage une même vision sociétale, habitée par les passions égalitaires du libéralisme contemporain (la quête de l’égalité entre les individus et les communautés en fonction de leurs caractéristiques : sexe, ethnie, culture, orientation sexuelle, morphotype, handicap, etc.). Et à sa droite, siège sa force antagoniste, son image négative, associant droite sociétale et gauche économique (par la remise en cause du néolibéralisme et la promotion du protectionnisme), qui cherche elle à sortir de la fin de l’Histoire libérale, et à réinstaurer un collectivisme sociétal aboli par l’éthique individualiste du libéralisme.
Le parti démocrate représente donc l’État libéral, le parti des institutions, celui des individus et des communautés ; un parti défendu par les élites, qui sont les bénéficiaires de cette révolution silencieuse qu’a été la conversion des démocraties libérales à l’État libéral. Le parti républicain incarne la contre-révolution illibérale, le parti des « révoltés d’Occident » selon l’expression de Laure Mandeville, celui du groupe majoritaire et de la communauté nationale ; un camp plébiscité par un peuple qui souffre sous le règne de l’État libéral et qui souhaite revenir à l’État-nation, quitte à réaffirmer dans « le bruit et la fureur » la volonté de puissance du groupe, scandée dans le mantra Make America Great Again.
En somme, la question du libéralisme, sa définition même, constitue finalement l’objet de la dialectique de la politique américaine (et plus globalement occidentale).
Cette question a remodelé le clivage gauche/droite, égalitaire/hiérarchique, qui ne porte donc désormais plus tant sur le champ économique, comme à l’époque de la rivalité entre capitalisme et socialisme, que sur le champ sociétal, avec une sphère occidentale qui succède au bloc communiste comme passionaria de l’utopie égalitariste.
Le libéralisme a en effet remplacé le socialisme comme horizon du progressisme, en plaçant l’égalité entre individus et communautés comme moteur de l’espérance. Le conservatisme lui n’est plus celui des élites, soucieuses de maintenir les hiérarchies établies, mais celui d’un peuple qui ne veut pas perdre sa préséance, vis-à-vis d’individus et de communautés qui cherchent eux à se libérer de la dictature de la majorité. L’avènement de la téléologie libérale a également conduit à cette confusion sémantique entre démocratie libérale et État libéral, assimilant la première au second, alors que l’État libéral est un régime idéologique (tout comme l’État fasciste ou l’État socialiste qui l’ont précédé), et non l’expression en soi du demos, ou la garantie du pluralisme politique, se trouvant même parfois non démocratique, ou illibéral, au sens politique du terme, dans son affirmation.
Cette révolution idéologique a enfin généré cette rupture entre peuple et élite, cette perte de confiance entre citoyens et institutions, cette défiance qui oppose les constructeurs de murs et les bâtisseurs de ponts ; en somme cette dialectique entre détracteurs, et promoteurs, du logiciel libéral.
Ce remodelage du champ politique en fonction d’un libéralisme devenu central et hégémonique a conduit à ce « qu’il gèle en enfer », selon le bon mot des commentateurs américains, à cette inversion de toutes les valeurs qui vient bouleverser les schémas hérités de l’ère précédant la mondialisation libérale. Ainsi, la gauche se pose en garante de « la loi et l’ordre », alors que la droite cherche elle à décapiter les institutions. La droite critique le capitalisme mondialisé, alors que la gauche se pose en ardente défenseuse des interventions armées extérieures. Kamala Harris peut se vanter de bénéficier du soutien de figures pourtant autrefois honnies par le camp démocrate, comme celle du néoconservateur Dick Cheney, alors qu’un Kennedy rallie le camp républicain, arguant que le parti démocrate a trahi les idéaux de son oncle.
De la même manière, qu’en France, la gauche collectiviste d’un François Ruffin se retrouve « extrême droitisée », en refusant de céder à l’égalitarisme individualiste porté désormais par la gauche, alors que Jean-Luc Mélenchon fait lui le chemin inverse, et abandonne la très illibérale (aux yeux des libéraux anglo-saxons) laïcité, pour embrasser le libéralisme sociétal.
Rejoignant d’ailleurs une droite individualiste, comme celle de Dominique de Villepin, qui se trouve à cultiver ses affinités avec la gauche sociétale, ostracisant de concert la droite collectiviste du Rassemblement national.
En conclusion, « Joy » Kamala cherche à se poser en icône des liberals, comme a pu le faire « Hope » Obama en son temps, usant et abusant de la rhétorique optimiste et de l’élation que portent les lendemains qui chantent libéraux. Donald Trump se pose lui explicitement en disciple américain du pape de l’ « illibéralisme », Viktor Orban, en butor prêt à renverser l’ordre établi. La question américaine, nonobstant le pouvoir d’achat qui restera probablement in fine le juge de paix du choix électoral, tient donc moins d’un choix programmatique, que d’un choix idéologique : poursuivre dans le libéralisme, ou lâcher l’éléphant républicain dans le magasin de porcelaine de l’État libéral.
François-Xavier Roucaut