En ce dimanche 7 février 2021, l’Equateur vote pour un nouveau président de la République et pour renouveler son Parlement. Après une des présidences les plus chaotiques et onze mois de pandémie Covid-19 qui ont provoqué des drames sanitaires et affecté durement l’économie, quelle voie le pays va-t-il choisir alors que le Président sortant, Lenin Moreno, ne se représente pas ? Analyse de David Biroste.
Un paysage constitutionnel assez classique en Amérique latine
Indépendante depuis 1822, la République d’Équateur est divisée en 24 provinces. Elle est organisée selon les dispositions de la Constitution adoptée en 2008 et amendée à plusieurs reprises1. Dans ce régime présidentialiste2, le pouvoir est séparé en trois fonctions classiques (législative, exécutive et judiciaire).
Le pouvoir législatif est exercé par un parlement monocaméral dénommé « Assemblée nationale », composé de 137 membres élus pour un mandat de quatre ans au suffrage universel direct et rééligibles une seule fois (Constitution, article 118). Son président et ses deux vice-présidents sont élus pour deux ans (Constitution, article 121). Les députés peuvent déclarer l’incapacité physique ou mentale du Président de la République (Constitution, article 120).
Le pouvoir exécutif est exercé par le Président de la République, qui est à la fois chef de l’État et chef du gouvernement (Constitution, article 141). Il est élu pour quatre ans au suffrage universel direct sur le même bulletin de vote que le Vice-président, obligatoirement de sexe opposé, et n’est rééligible qu’une seule fois (Constitution, articles 141 et 144). Comme en Bolivie, pour gagner au premier tour, un « ticket » doit obtenir la majorité absolue des suffrages exprimés ou alors atteindre les 40 % de suffrages exprimés avec un écart d’au moins 10 points sur le deuxième (Constitution, article 143). Le Président peut proposer des projets de loi et dissoudre l’Assemblée nationale (Constitution, articles 147 § 9 et 148).
Le pouvoir judiciaire est exercé par les tribunaux de première instance et en appel par les Cours provinciales de justice, sous l’autorité de la Cour nationale de justice (Constitution, article 167 et ss.) ; une justice coutumière indigène est institutionnalisée et une Cour constitutionnelle arbitre les conflits entre l’exécutif et le législatif. Il est complété par un quatrième pouvoir : le pouvoir électoral chargé à la fois d’organiser les scrutins et de statuer sur les recours électoraux (Constitution, article 217 et ss.).
Une vie politique convulsive
Entre 1822 et 2007, l’Équateur voit se succéder 20 constitutions. Il connaît même trois courtes périodes de dictature au XXème siècle (1937-1938, 1963-1966, 1972-1979), moins violentes cependant qu’en Argentine et au Chili par exemple3. Selon des observateurs avertis, on peut parler d’une « stabilisation tardive » et encore fragile : « entre 1996 et 2006, six Présidents se succèdent au rythme des crises politiques, mais aucun ne va au bout de son mandat 4.
Avec l’élection du socialiste Rafael Correa et sa présidence qui dure dix ans, le pays profite d’une période de relative stabilité bien que l’intéressé soit victime d’une tentative de coup d’État en 2010. Le Président Correa s’oppose à la prééminence des États-Unis sur le sous-continent et au Fonds monétaire international qui conduit à des politiques d’austérité. Il fait adopter une Constitution en 2008 qui poursuit plusieurs objectifs, dont celui de rééquilibrer les pouvoirs et celui de consacrer les droits des communautés indiennes et de protéger de nouveaux droits ; la philosophie de la nouvelle Constitution équatorienne est inspirée directement des idées d’Evo Morales sur le « buen vivir », avec une référence à la Pacha Mama dans le préambule5. Le bilan de la présidence de Rafael Correa est à nuancer : certes, le PIB a fortement augmenté tandis que la dette a sensiblement diminué, ainsi que le taux de pauvreté et donc les inégalités ; mais, de nombreuses promesses sociales et environnementales n’ont pas été tenues et le pays a accru sa dépendance aux exportations de pétrole6. Sur le plan intérieur, émerge aussi une dérive autoritaire7 quand, sur le plan international, l’ère Correa tourne au « désastre diplomatique » notamment avec le soutien au régime de Nicolas Maduro8. Ne pouvant constitutionnellement se représenter immédiatement, il adoube son Vice-président Lenin Moreno pour continuer dans la voie de la « révolution citoyenne ».
Au terme d’une campagne disputée contre le candidat conservateur Guillermo Lasso, le dauphin du Président sortant lui succède. Mais, une fois élu, il s’éloigne du socialisme radical pour mettre en place une politique plus libérale, ce qui provoque une crise au sein du parti Alianza País et la rupture définitive avec Rafael Correa. Il renforce le caractère démocratique des institutions, les droits des Équatoriens et la protection de l’environnement grâce à un référendum remporté largement en 2018, avec un taux de participation de 82 % et et un vote favorable aux mesures proposées de 67,65 % : interdiction de participer à la vie politique pour les coupables d’actes de corruption ; annulation de la réélection indéfinie, introduite en 2015 par Rafael Correa, en limitant tout mandat à une seule réélection ; imprescriptibilité pour les crimes sexuels contre les mineurs ; interdiction de l’extraction des métaux dans les zones protégées ; réduction de la zone d’exploitation pétrolière autorisée par l’Assemblée nationale dans le parc national de Yasuní9. Tout le paradoxe de Lenin Moreno est de s’être fait élire pour continuer à appliquer le « socialisme du XXIème siècle » de son mentor (aux côtés du Venezuela, de la Bolivie et de Cuba) et d’être finalement classé dans les ouvrages universitaires parmi les « forces conservatrices »10. En 2018, pour contenir le définit public, il fusionne sept ministères et plusieurs entreprises publiques en vue de réaliser des millions d’économies en fonctionnement11.
Le mandat de Lenin Moreno a été finalement assez agité, le conduisant à renoncer à se présenter à sa propre succession en 2021.
En 2020, il doit bien affronter la pandémie de la Covid-19 et ses conséquences économiques et sociales : près de 14 000 victimes sur l’année et un système de santé totalement dépassé lors de la première vague12. Mais, il fait face aussi en octobre 2019 à des manifestations de grande ampleur lorsqu’il décide d’arrêter les subventions sur les carburants dans le but de faire économiser à l’État 1,3 milliard de dollars : le gallon de diesel se retrouve alors multiplié par deux et un mouvement insurrectionnel se déclenche, conduisant Lenin Moreno à décréter l’état d’urgence et à transférer provisoirement le gouvernement à Guayaquil. Après 12 jours de tensions et de blocages, le Président doit renoncer à sa mesure13. Sur le plan économique, l’Équateur a adopté le dollar américain comme monnaie à la fin des années 1990. Il a connu une faible croissance avec 1,3 % en 2018 et 0,1 % en 2019. Le FMI pronostique à l’automne 2020 une récession de 10 % pour l’année 2020. L’économie est principalement centrée sur le tourisme et sur les exportations de pétrole, de bananes et de cacao, ce qui la rend trop tributaire de l’évolution du cours des matières premières.
Une campagne incertaine même si la gauche est favorite
La Constitution interdit donc à Rafael Correa de se présenter à nouveau à la présidence de la République. Mais surtout, il ne peut non plus candidater à la vice-présidence car il a été condamné récemment pour corruption à huit ans de prison, ce qui le rend inéligible. Il vit en Belgique depuis 2017, le pays d’origine de son épouse14.
Pour le scrutin présidentiel du 7 février, les 13 millions d’électeurs équatoriens ont le choix entre 16 candidats, 15 hommes et 1 femme.
Ils devront respecter des règles sanitaires très strictes dans les bureaux de vote15. Ils doivent voter aussi pour renouveler l’Assemblée nationale sur des listes bloquées alors qu’auparavant ils pouvaient panacher. Une question domine la campagne : « Après la Bolivie, la gauche s’apprête-t-elle à revenir ? »16 ; autrement dit, l’Équateur va-t-il choisir de poursuivre une gestion de rigueur dans les pas du FMI (qui donné 2 milliards de dollars au pays pour l’aider à surmonter la pandémie) ou plutôt décider de revenir à une gauche radicale qui s’alliera à nouveau aux gouvernement du socialisme du XXIème siècle ?17.
Un récent sondage pronostique le trio de tête suivant au premier tour18: 31,53 % pour Andres Arauz, un économiste de 35 ans soutenu activement par Rafael Correa qui voulait être son vice-président ; 21,34 % pour Guillermo Lasso, le candidat conservateur et homme d’affaires qui se présente pour la troisième fois ; 11,91 % pour Yaku Perez, candidat indigène qui porte les questions environnementales ; près de 22 % de bulletins nuls et blancs19. A la faveur d’alliances entre les deux tours le candidat « correiste » pourrait l’emporter, mais le taux d’indécis et des votes nuls est encore très élevé (environ 30 %).
Il n’est pas possible de prédire avec certitude qui sera le prochain hôte du palais du Carondelet à Quito à partir du 24 mai prochain. On peut seulement espérer, pour le bien des Équatoriens et de l’Amérique latine en général, que le système institutionnel sera désormais suffisamment stable pour supporter les prochaines crises (politiques, économiques, sanitaires et autres…) qui ne manqueront pas de se présenter au pays à un moment ou à un autre. Car enfin, au vu des débats au cours de la campagne et des deux favoris des sondages, la société équatorienne reste très divisée entre partisans du « correisme » et supporteurs de l’« anticorreisme ».
David Biroste
Docteur en droit, Vice-président de l’association France-Amérique latine, LATFRAN (www.latfran.fr)
- Constitution de la République d’Équateur adoptée par l’assemblée constituante le 25 juillet 2008 et approuvée par référendum le 28 septembre suivant (Registre officiel n° 449, 20/10/2008). ↩
- Richard Ortiz Ortiz, « Los problemas estructurales de la Constitución ecuatoriana de 2008 y el hiperpresidencialismo autoritario », Estudios constitucionales, vol.16, n°.2, décembre 2018 (consulté le 31/01/2021). ↩
- Au point que les dernières années du régime militaire, dirigé par le Triumvirat (1976-1979), sont restées dans la mémoire collective sous l’appellation de « dictature douce » : « milquetoast dictatorship » pour A. Isaacs, Military Rule and Transition in Ecuador, Pittsburgh, 1993, University of Pittsburgh Press, p. 4 ; « dictablanda » pour L. North, « Militares y Estado en Ecuador: ¿construcción militar y desmantelamiento civil? », Íconos, Revista de Ciencias Sociales, n°.26, septembre 2006, p. 91 (consulté le 31/01/2021). ↩
- O. Dabène et F. Louault, Atlas de l’Amérique latine. Polarisation politique et crises, Paris, Éditions Autrement, 2019, pp. 70-71. ↩
- T. Arias, « Ecuador un estado constitucional de derechos », Entre voces, Revista del Grupo Democracia y Desarrollo Local. n° 15, Août-septembre 2008 (consulté le 31/01/2021) ; H. Faivre d’Arcier Flores, « Espaces, territoires et identité dans la nouvelle Constitution équatorienne », Amerika, n° 2, 2010 (consulté le 31/01/2021). ↩
- S. Schmidt, Histoire, géographie et géopolitique de l’Amérique latine, Paris, Éditions Diploweb, 2017, pp. 74-75 ; M. Lachkar, « Equateur: une réussite économique en demi-teinte qui pèsera sur les élections », France Info, 19 février 2017 (consulté le 05/02/2021). ↩
- S. Brunel, « L’éruption du Cotopaxi en Equateur ne doit pas servir à justifier l’autoritarisme», Le Monde, 22 août 2015 (consulté le 05/02/2021). ↩
- O. Dabène et M.‐E. Lacuisse, « Refonte du régime politique et remaniements institutionnels ↩
- Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes, « Équateur: référendum du 4 février 2018 », www.sciencepo.fr (consulté le 05/02/2021). ↩
- K. Parthenay, Crises en Amérique latine. Les démocraties déracinées (2009-2019), Paris, Armand Colin, 2019, p. 211. ↩
- P. Bèle, « L’Équateur supprime ministères et subventions», Le Figaro, 22 août 2018 (consulté le 31/01/2021). ↩
- P. Drouhaud et D. Biroste, « Covid-19 : Guayaquil (Équateur), entre chaos et sentiment d’abandon », www.latfran.fr, 19 avril 2020 (consulté le 05/02/2021). ↩
- P. Bèle, « L’Équateur ébranlé par une situation insurrectionnelle », Le Figaro, 8 octobre 2019 (consulté le 31/01/2021) ; M. Delcas, « Le président Lenin Moreno a renoncé à sa décision d’augmenter le prix de l’essence qui avait déclenché la colère populaire », Le Monde, 14 octobre 2019 (consulté le 31/01/2021). ↩
- M. Delcas, « L’ancien président équatorien Rafael Correa condamné à huit ans de prison pour corruption», Le Monde, 8 avril 2020 (consulté le 31/01/2021) ; AFP, « Equateur : la condamnation de l’ex-président Rafael Correa confirmée en cassation », Le Monde, 8 septembre 2020 (consulté le 31/01/2021). ↩
- « Elecciones en Ecuador: todo lo que debes saber antes de ir a votar », Expreso, 5 février 2021 (consulté le 05/02/2021). ↩
- M. Reali, « L’Equateur se prépare à une élection présidentielle dans un paysage politique fragmenté», Le Monde, 25 janvier 2021 (consulté le 05/02/2021). ↩
- L. Muñoz Pandiella, « Ecuador, entre volver a la senda de Rafael Correa o continuar cerca del FMI», France 24 (es), 30 janvier 2021 (consulté le 05/02/2021) : « Il est à noter qu’Arauz assiste à des rassemblements dans tout le pays avec une réplique en carton grandeur nature de Rafael Correa et promet que, s’il gagne, il sera l’un de ses principaux conseillers. » (traduction personnelle). ↩
- V. Dannemann, « Ecuador: elecciones presidenciales con sobreoferta de candidatos », DW, 3 février 2021 (consulté le 05/02/2021). ↩
- Guillaume Long, « Trois projets pour l’Équateur », Le Monde diplomatique, février 2021, p. 10 (consulté le 0502/2021). ↩