Le 1er mars, le gouvernement chinois a promulgué une nouvelle loi de régulation de l’Internet, qui selon certains observateurs est la plus complète publiée à ce jour en Chine sur le sujet. Ce texte intitulé “réglementation sur l’environnement de l’Internet des informations en ligne” définit et officialise des pratiques relatives à la censure et la promotion de la propagande, qui avaient déjà cours dans le secteur numérique1. Ce texte vient s’ajouter, selon l’article 1, à trois textes précédents pouvant réguler l’Internet : la Loi sur la sécurité nationale, la Loi sur la cybersécurité et enfin les Mesures pour l’administration des services d’information sur Internet.
La nouvelle réglementation se distingue des textes précédents par son caractère idéologique en faisant explicitement la promotion des valeurs du Parti Communiste Chinois. L’inscription de ces pratiques dans la loi est un message politique important, à l’intérieur de la Chine mais aussi pour les entreprises étrangères, et confirme la volonté du gouvernement de pousser toujours plus loin son contrôle de la société chinoise.
Les grands acteurs du numérique chinois se conformaient déjà à des obligations plus ou moins implicites, par exemple sur la censure des contenus, que l’on pourrait presque qualifier de code culturel dans le secteur numérique.
Ces obligations étaient moins évidentes pour des acteurs de moindre importance ou pour les individus. La nouvelle réglementation stipule maintenant que les mêmes contraintes s’imposent à tous.
Dans la nouvelle réglementation, l’article 11 encourage les plateformes de services, (à savoir les sites d’internet d’entreprises, les moteurs de recherches, etc.) à adhérer à ce que le gouvernement chinois définit comme étant “l’orientation de la valeur principale” (主流价值导向)de l’État chinois, tels que les principes de l’énergie positive (正能量) ou du leitmotiv (主旋律)2. Et à travers ces principes, certaines informations devront être mises en avant. Les entreprises sur Internet sont encouragées à “guider” leurs usagers vers des valeurs qui conviennent à l’intérêt de l’État chinois sur la page d’accueil de leurs sites, par le biais de fenêtres pop-up. Les algorithmes des moteurs de recherche sont également mis à contribution en valorisant des contenus en accord avec la ligne définie par le Parti.
Pour mieux comprendre l’article 11, on peut d’abord analyser l’article 5 auquel l’article 11 fait référence. Dans l’article 5, le gouvernement encourage les producteurs de contenus d’informations (y compris les usagers d’internet) à reproduire et publier des informations conformes aux principes de l’Etat chinois ou aux soi-disant “codes culturels chinois” (qui sont en réalité un prétexte pour promouvoir l’idéologie du Parti au nom de l’exception culturelle chinoise.) Il s’agit selon l’article 5 de :
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- « Propager le socialisme avec des caractéristiques chinoises à la direction de Xi Jinping; expliquer la voie, la théorie, le système et la culture du socialisme avec des caractéristiques chinoises ; »
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- « Promouvoir l’idéologie du Parti communiste chinois, ainsi que ses décisions, et ses projets ; »
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- « Mettre l’accent sur le développement socio-économique de la société chinoise; montrer la lutte merveilleuse et la vie enthousiaste du Peuple ; »
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- « Célébrer les valeurs fondamentales du socialisme, promouvoir l’excellente culture morale et l’esprit du temps chinois ; décrire avec justesse l’esprit de combat de la nation chinoise ; »
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- « Répondre à des préoccupations sociales ; dissiper les doutes et les confusions; expliquer des faits qui renforcent le consensus du Peuple ; »
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- « Renforcer l’influence de la culture chinoise dans le monde et montrer la Chine véritable ; »
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- « Promouvoir tout autre contenu qui parle de bon goût, de style et de responsabilité, qui fait l’éloge de la vérité, de la bonté et de la beauté, qui promeut l’unité et la stabilité. »
Autrement dit, le gouvernement chinois encourage les entreprises à célébrer la Chine comme étant un pays « merveilleux ».
L’Etat voudrait mobiliser le peuple en Chine pour qu’il se focalise seulement sur les aspects positifs du pays sans émettre de critiques.
Les entreprises qui n’ont pas encore adhéré à ces valeurs “principales” doivent désormais se soumettre à cette nouvelle loi. Dans le cas contraire, non seulement elles auront moins de chances d’avoir du succès en Chine, mais elles subiront une évaluation de la part des organisations sectorielles, ce qui pourrait avoir des conséquences désastreuses pour leur image. Dans un autre article, l’Etat chinois recommande aux organisations sectorielles d’établir elles-mêmes un système de crédit social. Comme souligné dans les travaux de la sinologue Séverine Arsène, le système de crédit social est en fait un système fragmenté3. “Le” système de crédit social n’est pas un système uniforme ou soumis à une vision centralisée orwellienne. Contrairement à une idée reçue dans les pays occidentaux, les méthodes de notation et la punition sont décidées au niveau local.
L’impact du système de crédit social reste néanmoins important. La Chine a mis en place son programme de systèmes de crédit social, petit-à-petit, sur des aspects différents. Elle encourage les entreprises de tous les secteurs à en mettre en place. Par exemple en 2015, le ministre du commerce (中华人民共和国商务部) a publié un avis invitant tous les secteurs de l’économie à soumettre leurs systèmes d’évaluation, pour compléter le programme de systèmes de crédits social pour 2014 – 2020 (社会信用体系建设规划纲要)4. Même si les systèmes de notation ne sont pas uniformes ou réductibles à un seul système, il est très probable que ces systèmes peuvent entrer en rapport les uns avec les autres voire se lier. Un reportage de la chaîne de télévision à Hongkong RTHK31, diffusé le 30/4/2019, “une vie dans le Black Mirror, pour une personne sans crédit” (黑鏡人生‧淪落失信人)5, où des individus qui ont une note de crédit social très basse racontent leurs histoires – montre comment la notation sociale peut gravement affecter la vie des citoyens. En résumé, une note peut avoir une incidence sur un individu à tous les niveaux, même dans son cercle social et ses relations, jusqu’au moment où la personne ne peut plus sortir de ce cercle vicieux.
Les implications pour le monde des affaires – un code d’éthique à la chinoise ?
La nouvelle réglementation définit explicitement dans la loi des pratiques jusqu’alors implicites et sous-entendues. Les grandes entreprises présentes en Chine possèdent déjà normalement une équipe juridique pour traiter les “codes culturels des affaires” en Chine, comme la censure. Ces entreprises se sont souvent déjà adaptées à ces “codes” avant même que la loi soit adoptée. La nouvelle loi pourrait même être utile pour ces entreprises pour justifier certaines décisions impopulaires de censure auprès du public. Cela sera plus difficile, pourtant, pour les entreprises de plus petite taille qui veulent éviter d’être politisées ou être explicitement politisées. Ces entreprises n’auront pas d’autres choix que de se conformer et s’adapter à cette logique chinoise. Il est important de souligner que les “valeurs principales” ne se matérialisent pas forcément sous la forme d’une propagande explicite, ou nécessairement par une célébration du président Xi, comme indiqué dans l’article 5.1. Elles peuvent relever du domaine de l’influence pour promouvoir à un niveau mondial l’image de la Chine. Par exemple, les entreprises sont aussi fortement “conseillées” de promouvoir le soft-power de la Chine à travers sa culture. Cela signifie-t-il qu’en faisant des affaires avec la Chine, les entreprises internationales seront obligées de toujours privilégier l’intérêt de l’Etat chinois dans leurs décisions ?
La modification des comportements des internautes à travers l’algorithme est maintenant encouragée par l’Etat
Selon l’article 12, un fournisseur de services ou de contenus d’informations devra mettre en place un algorithme personnalisé pour faire des recommandations aux individus. Cet article fait référence aux articles 10 et 11. Or l’article 11 est lié à l’article 5, comme expliqué ci-dessus. A travers cette logique, on pourrait ainsi comprendre que l’entreprise doit activement “réorienter” ses utilisateurs vers une direction idéologique qui convient à l’image positive de la Chine et de ses intérêts. Les travaux de Shoshana Zuboff ont théorisé la notion de capitalisme de surveillance ; ils expliquent la logique par laquelle les grandes entreprises peuvent avoir un impact sur les possibilités d’agir des êtres humains6 (human agency). Que se passerait-il dans un monde où le capitalisme de surveillance travaillerait de pair avec un État pour contrôler les comportements des citoyens ?
Le discours de l’énergie positive et de la propagande – un chantage au respect de culture
Promouvoir un environnement numérique qui lutterait contre les fake-news et le doxxings7(atteinte à la vie privée d’un individu) n’est pas négatif en soi. Les internautes en Chine sont partagés vis-à-vis de la nouvelle réglementation. Certains applaudissent cette nouvelle loi pensant qu’elle permettra de traiter les cas de doxxing, de bannir des sites qui font du “clickbait8“. Les avis critiques sur cette loi font de l’humour noir en ironisant qu’avec cette nouvelle loi, il n’y aura que des “bonnes nouvelles” en Chine. Autrement dit, des internautes pensent que la liberté d’expression serait beaucoup plus restreinte à cause de la loi.
Ceux qui travaillent en Chine ou font des affaires avec la Chine déclarent souvent que se plier aux exigences du Parti, comme les demandes de censure, est une marque de respect pour la culture chinoise. Parfois, on fait un amalgame entre le respect que l’on doit à une culture et l’adhésion à des valeurs contraires aux droits de l’homme sous des prétextes culturels. La nouvelle loi instrumentalise non seulement le respect envers les cultures, mais la culture elle-même est récupérée pour imposer un chantage et limiter la liberté d’expression, promouvoir une évaluation de tous les individus (des citoyens chinois ou même des expatriés) en Chine. Sous le prétexte de “l’énergie positive”, le respect pour la culture ou “un discours antiraciste”, le régime poursuit toujours son but d’un contrôle toujours plus poussé à des fins expansionnistes tout en soumettant nos consciences à un chantage.
Olivier Hassid
Docteur en sciences économiques
Praticien des questions de sécurité et chercheur associé (LASCO)
Jessica Wong est en Année Préparatoire de Doctorat (APD) à l’EHESS
Rattachée à l’Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain (IIAC)
- Office of the Central Cyberspace Affairs Commision. 2019. ‘网络信息内容生态治理规定-中共中央网络安全和信息化委员会办公室’. 网络信息内容生态治理规定 (réglementation sur l’environnement de l’Internet des informations en ligne). Retrieved 8 April 2021 (http://www.cac.gov.cn/2019-12/20/c_1578375159509309.htm). ↩
- Voir plus sur Chen, Zifeng, and Clyde Yicheng Wang. 2019. ‘The Discipline of Happiness: The Foucauldian Use of the “Positive Energy” Discourse in China’s Ideological Works’. Journal of Current Chinese Affairs 48(2):201–25. doi: 10.1177/1868102619899409. ↩
- Severine Arsene, 2011, Internet et politique en Chine, Khartala. ↩
- Ministry of Commerce of the People’s Republic of China. n.d. ‘关于进一步做好行业信用评价工作的意见’. Retrieved 8 April 2021 (http://www.mofcom.gov.cn/article/fgsjk/201508/20150802649430.shtml). ↩
- 視點31 (RTHK 31). 2019. 《視點31》黑鏡人生‧淪落失信人 (une vie dans le Black Mirror, pour une personne sans crédit). Hong Kong. ↩
- Shoshana Zuboff, 2019, The age of surveillance capitalism : the fight for a human future at the new frontier of power, Profile Books. ↩
- Le doxxing une pratique consistant à rechercher les informations sensibles de quelqu’un pour les publier sur Internet. ↩
- Le clickbait est une technique visant à exagérer un titre pour attirer plus de clics. ↩