« Martine, c’est quelqu’un ! » L’adoubement castelsarrasinois de son épouse, « una estrangera »1 pourtant, a fait jaillir dans ma mémoire d’homme né et élevé entre Tarn et Garonne, à 45 kilomètres à l’est de cette sous-préfecture, un bouquet odorant de souvenirs. « Être quelqu’un » est l’aboutissement d’années d’efforts persévérants. La formule est quasiment sacramentelle et elle est le signe audible qui vous rend auguste, qui vous augmente aux yeux du monde. En 1983, jeune professeur, je fus sollicité pour figurer sur une liste aux élections municipales de mon village, situé sur une haute terrasse du Tarn. Cette invitation a rempli d’aise ma grand-mère qui m’a dit, au comble de sa fierté et parlant de ce fait en languedocien : « C’est un honneur. Tu es « quelqu’un » maintenant ! » Un indice montre que Philippe Delerm est un Tarn-et-garonnais de la diaspora. Jamais au bord de Tarn ou de Garonne les enfants n’ont joué à la marelle. Le « paranclet » ou « paraclet » était, lui, très prisé et il ne renvoyait pas à l’Esprit Saint qui amène au paradis. Le mot peut renvoyer au palet que l’on pousse avec le bout du pied ou au « ped ranquet » c’est-à-dire à la position à cloche-pied. Sa vogue dans les cours d’école annonçait le retour du printemps qui débarrassait les gamins des lourds vêtements gênant pour sautiller jusqu’au ciel.
Les exercices de style de Philippe Delerm renvoient à ces devoirs de français qui étaient imposés aux potaches pour apprendre à écrire « avec du style ». Le lycée de Montauban à l’architecture du Second Empire s’est imposé à mon esprit avec l’ombre fraîche des marronniers de sa cour d’honneur. Et les textes ciselés de ce livre m’ont fait prendre conscience à nouveau de la noble épaisseur du temps. L’interrogation sur sa valeur est aussi vieille que le monde et que Démocrite en particulier. Sans remonter jusqu’au Déluge, je me dois de constater que le XXe siècle a éprouvé la peur du temps après la Grande Guerre quand la relativité d’Albert Einstein a été confondue avec le relativisme qui engendre un temps dépourvu de la durée qui projette la personne vers l’éternité. Dès 1919, Georges Duhamel écrivait, dans La Possession du Monde, ces mots qui sont en harmonie avec ceux de Philippe Delerm : « C’est bien parce que chaque parcelle du monde est une source de bonheur que les hommes rêvent sans cesse de capter cette source à leur profit. »2 G. Duhamel qui adhérait à la philosophie de Jésus mais non à sa divinité, renouait avec la sagesse antique qui invite à vivre en harmonie avec le Cosmos. Notre auteur surprend, non parce qu’il se dit agnostique mais parce qu’il conserve une admiration certaine pour Blaise Pascal qui n’a cure de la nature ou du Cosmos quand il ne peut pas être réduit à la géométrie. Pour notre scientifique bougnat, le temps est une marâtre qui dilapide tout dans l’instant et laisse seul dans l’espace infini qui effraie : « Quand je considère la petite durée de ma vie, absorbé dans l’éternité précédant et suivant, le petit espace que je remplis et même que je vois, abimé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. » (Pensée 205 selon Brunschvicg).
Le temps sans durée conduit à la disharmonie du monde. Or, à moins d’être trompé par mon intuition qui ne fut jamais poétique, mon compatriote de Castelsarrasin ou de Caussade, c’est selon, perçoit l’harmonie profonde du Cosmos et la richesse des instants et des personnes enchâssées dans la durée. Cette alchimie fait qu’il est l’homme de tout son temps. Il aime les gens et les instants sereins vécus avec eux. « […] il s’ensuit, dit Bossuet, que le temps est perdu auquel nous n’aurons point attaché quelque chose de plus immuable que lui, quelque chose qui puisse passer à l’éternité bienheureuse. » (Oraison funèbre de Yolande de Monterby). Or l’éternité est déjà parmi nous car Philippe Delerm nous en livre le secret. On ne peut pas dire que cet écrivain ait perdu son temps dans la vie.
Jean-Louis Clément
Maître de conférences en histoire, habilité à diriger des recherches, à l’Université de Strasbourg
Philippe Delerm
La vie en relief
Paris, Seuil, 2021,
229 p. – 17,50 euros
1 Il faut prononcer « estrangèro ».
2 Georges Duhamel, La Possession du Monde, Paris, Mercure de France, 1919, p. 107.