L’attaque du groupe terroriste Hamas contre Israël va peut-être engendrer un choc sans précédent voire un 3e conflit mondial comme le redoute Vladimir Fédorovski. Au-delà des aspects politiques, géopolitiques voire religieux qui sont largement commentés depuis trois semaines, il nous apparait utile de revenir un peu sur « le livre le plus important depuis la fin de la guerre froide » (Henry Kissinger) : Le Choc des civilisations de Samuel Huntington (Odile Jacob, Poche, Histoire). Car nous sommes absolument persuadés que le conflit qui a éclaté sur le sol israélien est une preuve supplémentaire, qu’au-delà des aspects militaires, il existe une certaine incompatibilité civilisationnelle entre Arabes et Israéliens et, partant, entre Orient et Occident. Nous ajouterons aussi une incompatibilité de plus en plus patente entre Islam et monde occidental.
D’abord en quelques mots resituons Samuel Huntington (1927-2008). Professeur américain de science politique à la célèbre Université de Harvard, il a exercé aussi dans les plus célèbres universités au monde. De même il a dirigé le John M. Olin Institute for Strategic Studies. S. Huntington a aussi été expert auprès du Conseil National Américain de sécurité sous la présidence de Carter. Il a par la suite été consulté par un certain nombre des successeurs démocrates de ce dernier. Auteur de très nombreuses publications, il a fondé, avec Warren Demian Manshel, et dirigé la revue Foreign Policy. Elle était publiée jusqu’à fin 2009 par la Fondation Carnegie pour la Paix Internationale à Washington, D.C. La revue a ensuite été rachetée par The Washington Post Company fin septembre 2009.
Mais, bien entendu, il va s’agir ici de relire l’ouvrage majeur de sa carrière scientifique : Le Choc des civilisations (traduit en une quarantaine de langues). Publié en 1996, ce livre relève de ce que l’on appelle un essai de géopolitique. Devenu un classique, cet ouvrage a donc développé le concept de choc des civilisations. Très controversé dès sa parution, cet écrit a généré de nombreux débats. Il faut préciser que Samuel Huntington a d’abord développé les principaux axes de sa théorie dans un article publié dans Foreign Affairs à l’été 1993. C’est devant le nombre de réactions (positives et négatives) que l’auteur a décidé d’approfondir avec un ouvrage. Précisons que ce dernier sera réédité en 2011 avec une préface de Zbigniew Brzeziński (conseiller aux affaires étrangères de Carter puis de Clinton et Obama).
La thèse centrale de Huntington repose sur la description d’un monde divisé en huit civilisations : occidentale, slave-orthodoxe, islamique, africaine, hindoue, confucéenne, japonaise et latino-américaine.
Une civilisation est, selon Huntington, « le mode le plus élevé de regroupement et le niveau le plus haut d’identité culturelle dont les humains ont besoin pour se distinguer ». Pour lui, la civilisation se définit par des éléments objectifs, comme la langue, l’histoire, la religion, ainsi que par des éléments subjectifs d’auto-identification. Il est dans le droit fil de ce que l’on donne comme définition lorsque l’on professe en ce domaine ! Mais puisque de « choc » il s’agit, il faut admettre que l’existence même de ces civilisations différentes annonce une conflictualité irréductible sur la scène internationale. Car en plus viennent très vite se greffer des divergences politiques et géopolitiques. Voire religieuses.
Cette conflictualité ne serait plus le fait de modèles idéologiques ou économiques concurrents, caractéristiques de la Guerre froide, mais d’une confrontation entre aires civilisationnelles.
Considérant que le conflit en ex-Yougoslavie (dans les années 1990) s’explique par un choc entre trois civilisations – occidentale, slave-orthodoxe et musulmane –, Huntington écrit d’une formule pertinente qu’en Europe : « Le rideau de velours de la culture a remplacé le rideau de fer de l’idéologie ». Plus précisément, soumises à l’occidentalisation du monde, Huntington estime que les civilisations verraient en réaction leur identité renforcée et s’élèveraient contre la civilisation occidentale. Cela revient en fait à opposer l’Occident (the West) et les autres civilisations (the rest), ou encore la civilisation occidentale à la civilisation islamique, décrite par l’auteur comme humiliée et réticente au modèle démocratique. C’est indéniablement d’une actualité brûlante. Sauf que la civilisation islamique est, depuis, sortie de l’état d’humilié pour atteindre celui d’humiliant. D’opprimé on devient très souvent oppresseur.
Estimant que Fukuyama s’est trompé en prédisant La fin de l’histoire (et le dernier homme, Flammarion, 1992), Huntington table sur un réveil identitaire. Sa réflexion a alors le mérite de réintroduire la prise en compte des facteurs culturels dans la compréhension des relations internationales. Même s’il ne le précise pas, il est sous-jacent qu’un choc des cultures existe aussi.
Par la centralité qu’il accorde à la nature conflictuelle de la scène internationale, Huntington s’inscrit dans une perspective réaliste, en remplaçant les acteurs étatiques traditionnels par des blocs civilisationnels.
L’aspect insoluble des conflits est d’autant plus marqué que les civilisations sont caractérisées par leur longévité. Et l’actualité habille d’habits prophétiques le grand politologue !
Cette théorie a fait l’objet d’un certain nombre de critiques. D’abord c’est sa définition du terme civilisation qui est contestée. Elle est pour certains trop « étriquée », pour d’autres trop anhistorique voire essentialiste. Il lui est aussi reproché que, de façon trop systémique, chaque aire se voit assigner une identité réifiée, elle-même largement articulée autour d’une religion. De même Huntington ferait de la civilisation – et en particulier de la religion qui apparaît comme le déterminant central – le principal facteur de conflits. Rappelons-nous que le cri de guerre des deux principales religions monothéistes partant au combat ou en croisade se référait toujours à Dieu (Allah Akbar, Dieu avec nous). On reproche ainsi à Huntington une approche monocausale. Il mettrait de côté le facteur politique, comme la prise en compte de l’intérêt national dans la construction d’une politique étrangère, et réduit la complexité des situations. Depuis quelques années et notamment depuis les attentats de 2001 (on y reviendra), les méfaits du terrorisme islamiste comme principal facteur de déstabilisation des pays où il sévit, démontrent que les thèses de Huntington sont d’actualité. L’islam intégriste a transformé le jihad en guerre sainte. Ecoutons un des meilleurs spécialistes européens de la question, Gilles Kepel : Le terme (ndlr : jihad) est forgé à partir d’une racine arabe « JHD » qui désigne l’effort. Dans son sens originel, ce que l’on appelle le « grand jihad », tel que le définit le Prophète, tel qu’il est codifié dans le droit musulman ou tel que les grands mystiques soufis l’ont pratiqué, c’est avant tout une soumission totale de l’âme à Dieu, un effort sur soi-même pour lutter contre ses mauvais penchants, pour suivre le chemin de la perfection, donc pour être le meilleur musulman possible. Par extension, cet effort vise à tout mettre en œuvre pour favoriser la propagation de l’islam à travers le monde, au besoin par les armes. C’est la guerre sainte, que l’actualité se charge aujourd’hui de mettre en avant (www.lhistoire.fr; G. Kepel, Jihad. Expansion et déclin de l’islamisme, Gallimard, 2001 ; Sortir du chaos : Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, Gallimard, 2018).
Que cela plaise ou pas, Israël a été frappée par qui ? Le Hamas qui est un groupe terroriste défini en tant que tel par l’UE (par frilosité l’ONU n’a pas encore osé). Tous les attentats perpétrés en France et dans d’autres pays européens ces dernières années l’ont été au nom d’Allah par des terroristes islamistes. Un certain nombre de pays sont gouvernés par des fondamentalistes islamistes : Iran, Afghanistan, Pakistan. D’autres par des islamistes en col blanc : Turquie, Tunisie, Emirats arabes. Si la logique religieuse mise en lumière par Huntington n’est pas au cœur des systèmes et surtout des conflits depuis quelques décennies, c’est à n’y rien comprendre. La guerre sainte vise aussi à un expansionnisme mondial. Dans cette logique, ceux qui ne sont pas islamistes, sont des mécréants qui doivent se convertir ou bien être éliminés. La logique du système civilisationnel actuel est donc largement basée sur cet état de fait qui vise à se systématiser.
Au surplus, comme le soulignait voici quelques années déjà Bertrand Badie, les terroristes sont devenus pour beaucoup d’entre eux des « entrepreneurs de violence ». Selon lui la violence vient de la profondeur de la société, cette violence est organisée par des entrepreneurs spécialisés, Daesh comme Al Qaïda sont des entrepreneurs de violence (fr.euronews.com, 2015). Ce sont des entreprises avec une organisation d’abord locale. Dans certaines banlieues ce sont les fondamentalistes qui alphabétisent, évangélisent, font vivre même parfois des familles entières dès l’instant qu’elles s’engagent à servir la cause islamiste. Et que dire de tous ces commerces kebab, takos, bar à chicha, barbier qui fleurissent çà et là ? …. Dans 80 % des cas c’est du blanchiment d’argent sale au profit de l’économie parallèle mais aussi, on ne le dit pas assez, du terrorisme. Il existe aussi « un impôt Daesh » comme il y avait un impôt Al Qaida voire Etat Islamique. De source policière, on sait que ce sont des sommes que des « mauvais » musulmans (en général aisés) paient pour absoudre leur « mauvaise » vie. Ce n’est ni plus ni moins qu’une sorte de racket.
Dans La guerre des Bush, Eric Laurent a démontré que cet entreprenariat de violence était aussi d’échelle mondiale. D’abord selon lui les Bush ont noué depuis des années des liens avec la famille Ben Laden. Ensuite le beau-frère de ce dernier, richissime banquier saoudien, a aidé GW Bush dans ses activités pétrolières. Enfin les Bush et Ben Laden avait des parts « croisées » dans de grandes sociétés industrielles. On ne note rien de tout cela dans les saintes écritures du Coran ou de la Bible ! Pour les « fous d’Allah » aussi, business is business ! Ne croyons surtout pas que le Fatha ou le Hamas sont des parangons de vertu (financière)… Ils vivent grassement (du moins leurs dirigeants) du sponsoring en particulier des émirats voisins. Et surtout n’en font pas profiter leurs semblables.
On a reproché aussi au Choc des civilisations de privilégier un certain américano-centrisme. On peut s’inscrire en faux car son ouvrage est d’envergure planétaire et embrasse toutes les civilisations qui sont d’ailleurs passées au peigne fin. De simples grilles de lecture selon certains. On peut toutefois noter que l’auteur privilégie souvent la civilisation qui est sienne, c’est-à-dire l’Occident. Mais n’était-ce pas à l’époque la plus menacée notamment par la montée en puissance des dérives de l’Islam fondamentaliste. Ainsi cinq ans après cet ouvrage, se déroulent les attentats du 11 septembre. Signés de Ben Laden, proche des Bush….
S’il n’est qu’un épisode confirmant les prédictions huntingtoniennes, c’est bien ce 11 Septembre. On peut même parler alors de prophétie auto-réalisatrice (self-fulfilling prophecy). Comme le dira Huntington lui-même « j’aurais préféré avoir tort »….
A l’heure de conclure disons qu’il y a eu un avant et un après septembre 2001. C’était la première fois de son histoire que les Etats-Unis étaient attaqués sur leur territoire. Au-delà de l’émotion et de l’hommage dû aux victimes et à leurs familles, quels sont les enseignements à tirer de cet événement que nul ne pouvait imaginer ? Ce jour-là, nous sommes définitivement entrés dans le XXIe siècle. Si le siècle précédent avait été celui d’un nationalisme virulent et de la tentation communiste puis de la guerre froide, celui-ci voyait se répandre une nouvelle idéologie, l’islamisme militant, intolérant et tueur. Une nouvelle forme de guerre, asymétrique, était engagée en son nom, opposant des groupes terroristes à tous les Etats constitués. Une entreprise guerrière s’est alors mise en marche. Alors oui cette dernière a d’abord fait des victimes dans le monde arabo-musulman. Mais aujourd’hui, elle vise surtout à déstabiliser l’Occident. Personne ne peut sérieusement le nier. L’Occident est menacé très directement par la montée en superpuissance de l’Islam. Plus de vingt ans après Huntington a encore raison. Depuis le 11 septembre 2001, on ne compte plus le nombre d’attentats islamistes commis dans le monde.
En Europe, la France est particulièrement touchée : plus de 300 personnes sont mortes sur notre sol. Depuis 2012 et les crimes de Mohammed Merah, notre pays n’a pas connu de répit. Jusqu’aux tueries de masse de novembre 2015. Et plus récemment les assassinats de prêtres, de policiers, d’enseignants montrent que l’horreur est toujours là. Les cibles religieuses, sécuritaires ou enseignantes ne sont en rien le fruit du hasard. Il y a là les creusets républicains qui permettent aux citoyens de vivre au mieux dans notre société démocratique. On ne le dit pas assez parce que c’est « péché » dans la doxa islamogauchiste qui vérole notre pays, mais un bon musulman doit vivre selon les préceptes de la charia. Au sens large, cette dernière désigne la voie à suivre pour respecter la volonté de Dieu. Dans un sens plus restreint, elle désigne l’ensemble des recommandations émises par des théoriciens du droit musulman. Au sens étroit, elle désigne la loi islamique codifiant la vie religieuse, politique, sociale et individuelle. Cela signifie très concrètement que cette charia passe avant les lois et coutumes de la République. Dès lors certains comportements s’expliquent….
Mais surtout, aux yeux de ses ennemis de l’intérieur et de l’extérieur que sont les terroristes, la France doit expier son passé colonial, son mode de vie (contraire à la charia) et sa vocation universelle à exporter les droits de l’homme.
A l’heure de conclure que dire ? Et bien que, comme le prédisait Huntington, l’islamisme s’est immiscé sur tous les continents sans avoir (encore ?) réussi à se structurer véritablement. Les Etats-Unis, quant à eux, ont évidemment perdu de leur superbe avec les attaques du 11 septembre 2001. Ils sont aussitôt partis en guerre en Afghanistan puis, en 2003, en Irak. Deux offensives qui ont coûté la vie à plusieurs milliers de soldats et qui se sont soldées par des échecs retentissants et humiliants. Vingt-deux ans après, le choc huntingtonnien se poursuit. Le monde en est au même point et nul ne sait quand la paix reviendra. Et ce n’est pas le nouveau conflit israélo-palestinien qui va rassurer. Israël veut gagner cette guerre qui lui a été déclarée, quoi qu’il en coûte. Netanyahu, parce qu’il s’est planté, ne veut (ne peut) rien lâcher. Son avenir politique en dépend. Tant que les armes parleront, il n’y aura aucune autre solution que d’attendre qu’elles se taisent. Il faut juste se soucier d’essayer de préserver les civils. Renchérissant sur de Gaulle on dira « bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant : « Deux états, deux états, deux états mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien… ». Pour l’instant.
Raphael Piastra
Maitre de Conférences en droit public des Universités