L’Ukraine, théâtre d’une guerre majeure, se distingue par une résilience remarquable face aux attaques russes. Cette résistance exceptionnelle trouve son essence dans la ruralité du pays, un tissu social et économique qui se révèle être le fer de lance d’une défense beaucoup plus forte que prévue.
L’Ukraine abrite près de 4000 installations dédiées à la fabrication de drones et de pièces connexes, impliquant plus d’une centaine d’entreprises intégratrices. Ces établissements, principalement localisés en milieu rural, sont essentiellement des hangars agricoles ou d’autres structures similaires.
L’objectif global de production pour 2024 est d’atteindre plus d’un million de drones.
La dynamique du secteur agricole ukrainien est complexe : une agro-industrie fortement exportatrice à grande échelle coexiste à 50/50 en termes de surfaces cultivées avec une agriculture familiale traditionnelle, subvenant à la totalité des besoins du pays, elle-même globalement exportatrice.
Avant la guerre, l’agriculture était le secteur le plus dynamique en Ukraine, avec un taux de croissance annuel de 6 à 7 %, soit le double de celui des autres activités.
Ce secteur porté par la forte progression de la population et de la demande mondiale contribuait jusqu’en 2020 à 11 % du PIB et fournissait 17 % de l’emploi. C’était le premier créateur net d’emplois dans le pays.
La coexistence de grandes exploitations industrielles et de petites exploitations agricoles familiales en Ukraine a une longue histoire. À l’époque soviétique, les propriétés des paysans furent expropriées au profit de fermes collectives et d’État, les kolhospy et radhospy, à la main d’œuvre salariée. Cependant, l’économie planifiée a mené à des famines terribles et à des déséquilibres nutritionnels profonds.
Le modèle traditionnel d’agriculture familiale a donc été encouragé après l’effondrement du bloc soviétique en 1991.
Les terres agricoles ont été transférées aux anciens ouvriers agricoles qui ont reçu des titres de propriété, les pai, sur des parcelles de terre de cinquante à cent hectares en moyenne : soit une superficie « optimale » selon l’Académie des sciences d’Ukraine, en comparaison de l’UE où les exploitations agricoles ne font que 17,3 hectares en moyenne.
L’Ukraine dispose désormais de 3,9 millions de ménages ruraux (osobyste selyanske hospodarstva). Plus d’un million d’exploitations agricoles ont été créés ces trente années, notamment grâce au statut fiscalement attractif d’odnoosibnyky (« agriculteurs familiaux commerciaux »), aux normes allégées et au financement bonifié jusqu’à 100 hectares.
Cesodnoosibnyky subviennent désormais aux trois quarts des besoins alimentaires du pays.
En termes de résilience alimentaire, ils sont à l’origine de la quasi-totalité des pommes de terre produites, 90 % des légumes, 80 à 90 % des fruits et des baies, plus des trois quarts du lait notamment. Leurs méthodes de production sont considérées comme plus durables sur le plan social et environnemental que celles des grandes entreprises agroalimentaires qui se focalisent sur les monocultures pour l’export. Ce sont principalement les odnoosibnyky qui nourrissent aujourd’hui les armées. C’est souvent chez eux, comme j’ai pu le constater, que les ateliers de fabrication de drones et de pièces détachées, voire de réparation de véhicules blindés, sont localisés.
Les odnoosibnyky possèdent plus de quatre millions de structures, et l’ensemble du monde rural compte dix millions de bâtiments, pour lesquels les normes ukrainiennes sont souvent peu contraignantes, voire inexistantes. Si les Russes voulaient compromettre la capacité agricole et la production de drones du pays, ils devraient lancer plus de dix millions de missiles.
Les édifices détruits sont rapidement rétablis dans les jours qui suivent, sans nécessité d’obtenir des autorisations.
En contraste, la France voit la disparition d’environ 100 000 exploitations agricoles tous les dix ans en moyenne. Le pays persiste dans la mise en place de taxes, normes, lois et restrictions qui entravent la production agricole, la rendant difficilement viable sur le plan économique. La reconstruction des bâtiments endommagés est proscrite dans les zones qualifiées de « montagne », qui incluent des fermes parfois situées à moins de cent mètres d’altitude, et sont des producteurs idéaux de fruits et légumes. Autrefois exportateur net, la France importe désormais 70 % des fruits et 30 % des légumes consommés.
La dynamique florissante des zones rurales en Ukraine contraste avec la tendance observée en France, où des centaines de milliers d’exploitations agricoles disparaissent à un rythme de plus en plus rapide.
L’agilité des entrepreneurs ruraux ukrainiens contraste avec les lourdeurs administratives que peuvent rencontrer leurs homologues en France, mettant en évidence la capacité de l’Ukraine à encourager l’innovation et à s’adapter rapidement aux défis.
Or l’histoire militaire de la France a souvent invoqué des hinterlands stratégiques sur le plan de la production militaire telles que les hauteurs de Tulle (fusils), Figeac (moteurs), Brive-la- Gaillarde (construction électrique) et autres. Le but était de gagner la guerre « à Aurillac, à défaut de Verdun ».
La diversification de l’industrie dans les zones rurales ukrainiennes, avec des hangars servant non seulement à entreposer des armes, mais aussi des médicaments et des vivres, a créé un maillage résilient que les forces russes peinent à démanteler.
La Russie a déployé une puissance de feu considérable, avec 8000 missiles de portée supérieure à mille kilomètres, des dizaines de milliers de drones—bientôt millions—et plus de onze millions de munitions d’obus de gros calibre depuis le début du conflit. Cependant, l’Ukraine résiste avec une ténacité sans précédent. La dispersion des installations stratégiques en zone rurale rend difficile, voire impossible, la destruction totale de ces sites par l’ennemi.
Le cas ukrainien offre ainsi une leçon précieuse pour la France et le reste du monde. La résilience n’est pas uniquement une question militaire, mais une fusion complexe de facteurs économiques, sociaux et géographiques. La capacité à valoriser les ressources locales, à encourager l’entrepreneuriat et l’innovation et à tisser un réseau de défense robuste en milieu rural sont autant de composantes essentielles pour affronter les défis du XXIe siècle.
Serge Besanger
Président de l’association Résilience, Professeur à l’ESCE.