Le 6 avril dernier, Claude Breuillot, Docteur en psychologie, Référent Cellule de Pluridisciplinaire de Prévention MSA, membre du Laboratoire de Psychologie de l’Université de Besançon, a donné une conférence lors de l’Assemblée générale d’Agrisolidarité, à l’invitation de son Président Jean-Charles Blanchard et de son Vice-président Jean-Jacques Lahaye de la Chambre d’Agriculture de Saône-et-Loire. La Revue Politique et Parlementaire en reproduit ici le texte.
Planter le décor
D’où je parle ? Quels sont mes champs d’investigation ? C’est quoi être Moderne ? Quelle mots ou maux pour le chef d’entreprise ou la cheffe d’entreprise, chef d’exploitation, paysan ? Pour ma part paysan n’a pas de connotation péjorative. Est-il désuet ? Le paysan1 est ancré dans son pays, le paysage. Fera-t-il encore partie du paysage ?
Quel est le terreau fertile qui permettrait encore de penser malgré l’accélération du temps ?
« Le » temps n’existe pas. Dissemblables, disparates, les temps constituent une foule hétéroclite, du moins au premier regard. Chacun sait, sans trop vouloir y penser, combien le temps des horloges n’est pas celui que nous éprouvons. Une série de temps calculables est explorée par les physiciens, mathématiciens et savants. Une autre se voit cultivée par les artistes, musiciens, peintres, poètes. D’autres temps encore appartiennent aux voyageurs, manageurs, comptables. Le temps des historiens n’est pas celui des philosophes, qui se distingue du temps des psychanalystes. Sans oublier les temps des mythes, des religions, des politiques…écrit Roger-Pol Droit2.
Mon exposé sera succinct et ne s’appuiera pas sur le management. Il ne sera dit productif que de quelques réflexions. Selon l’Observatoire AMAROC3, qui mit au point plusieurs outils basés sur la recherche en psychologie cognitive et en sciences de gestion, non satisfaisants à mes yeux, les PME seraient souvent délaissées par les sciences sociales, humaines et médicales. Or elles représentent :
- 96 % des entreprises françaises,
- 2 emplois sur 3,
- 60 % du PIB.
Les situation anxiogènes ont été mesurées4, classées en Intensité émotionnelle (1 à 5), comptabilisant les répondants ayant vécu dans l’année une telle réalité, et leur probabilité d’occurrence :
Dépôt de bilan 3,68 19 6,5 %
Problème de trésorerie 3,52 185 63,4 %
Baisse de l’activité commerciale 3,45 194 66,4 %
Mauvais résultat annuel 3,29 150 51,4 %
Procédures judiciaires 3,23 90 30,8 %
Conflit avec associé(s)/actionnaire(s) 3,23 66 22,6 %
Surcharge de travail du dirigeant 3,21 271 92,8 %
Maladie grave d’un salarié 3,20 88 30,1 %
Conflit avec des salariés 3,11 151 51,7 %
Licenciement d’un salarié 3,05 131 44,9 %
Ces données ne laissent pas la place à l’histoire personnelle du sujet.
Si le corps du monde agricole est loin d’être monolithique, dépendant de ses représentants syndicaux, de ses territoires, il serait précipité de vouloir s’appuyer sur les seules statistiques existantes mesurant lesdites aptitudes à s’adapter à un monde et des valeurs qui changent rapidement. Que ne disent pas les statistiques ? Comment distinguer le dire et le dit, analyser les discours ?
Pourquoi les seules données statistiques sont-elles à dépasser ? Les données sociodémographiques et professionnelles de l’Institut national de veille sanitaire (INVS) proviennent des bases de données de la Caisse centrale de la mutualité sociale agricole (CCMSA) et ont été appareillées aux données de mortalité provenant du centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDc) de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm).
Un rapport du Sénat5 donne à entendre « les données statistiques récentes, mais parcellaires » écrit-il. Une étude6 menée tout d’abord en 2016 par Santé publique France a porté sur les années 2010 et 2011, à partir de la même méthodologie que celle de 2013, qui portait alors sur les années 2007 à 2009. Elle ajoute donc deux années aux trois déjà étudiées.
La surmortalité par suicide frappe essentiellement les agriculteurs travaillant dans les secteurs « élevage bovins lait » (surmortalité par suicide supérieure de 56 % à celle de la population générale) et « élevage bovins viande » (127 %). À noter, en particulier, une surmortalité importante par suicide en 2007 dans les secteurs « cultures et élevages non spécialisés » et « maraîchage, floriculture ».
Un suicide d’agriculteur tous les deux jours, selon une étude de 2017.
Une nouvelle étude de la CCMSA, conduite en 2019, confirme le phénomène de surmortalité par suicide dans le milieu agricole
En se fondant sur des données de 2015 du Système national des données de santé (SNDS), la CCMSA a calculé le taux de suicide parmi les personnes de 15 à 64 ans affiliées au régime agricole et ayant consommé au moins un soin ou une prestation dans l’année, avant de le comparer aux taux de suicide de la population des autres régimes7. Ces résultats ont été transmis au Parlement dans le rapport annuel « charges et produits» de la MSA.
Santé publique France analyse certaines caractéristiques socioprofessionnelles associées à cette surmortalité par suicide. Les auteurs identifient plusieurs facteurs augmentant le risque de suicide chez les agriculteurs :
- une exploitation à titre individuel ;
- une activité d’exploitant à titre exclusif ;
- une surface agricole utile comprise entre 20 et 49 hectares ;
- la localisation de l’exploitation dans certaines régions (Bretagne, Bourgogne- Franche-Comté, Hauts-de-France et Auvergne-Rhône-Alpes). Pour le travail d’aujourd’hui, je mesure l’isolement, le confinement, le huis-clos comme signifiants-maîtres de ces hommes et ces femmes. Explorer ce qui permet d’être seul et de choisir sa solitude : c’est la capacité pour un sujet à se séparer de ce qui le sollicite. Mais, dans le monde agricole, la solitude non éprouvée, sans les mots pour le dire, tourne à la pulsion de mort. La solitude « moderne », comme problème humain, date à peu près du XVIIème siècle. Elle est apparue dans la civilisation comme une trouvaille : l’homme pouvait être seul avec lui-même. Auparavant il n’était jamais seul car Dieu existait : quand l’homme était seul, c’est qu’il était sans Dieu, ce n’était pas la même solitude. La solitude, peut donner un accès à ce qui est impossible à échanger, voire à communiquer, ce sur quoi il n’existe pas encore de marché, ce qui ne parle pas, qu’on ne peut pas dire et qui advient quand on est confronté non seulement au manque de l’Autre, à son absence, mais au manque que nous sommes nous-mêmes par rapport à nous-mêmes. Accepter qu’un autre nous manque, c’est déjà la possibilité d’un appel qui puisse être entendu. Cet appel est souvent un cri de honte, de désespoir ou de sentiment de culpabilité. Mais au-delà de l’isolement géographique, spatial, que penser de l’isolement familial, de l’absence de l’autre, au passage d’un Autre à l’autre…Le recours à la main-d’œuvre est impossible financièrement et l’aide au répit ne dure qu’un temps.
Guillaume Apollinaire écrit en 1913 :
« […] J’écoute les bruits de la ville Et prisonnier sans horizon
Je ne vois rien qu’un ciel hostile
Et les murs nus de ma prison […]8»
Au total, 674 décès par suicide d’hommes exploitants agricoles ont été enregistrés sur cinq ans. Les femmes n’ont pas été comptabilisées. Le sentiment de « travailler énormément pour rien », c’est-à-dire le constat d’efforts substantiels pour une très faible récompense, a fréquemment été mis en avant comme une des causes de la détresse de certains agriculteurs. Les différences de méthodologie empêchent de disposer d’une vision globale du phénomène. Les populations étudiées ne sont pas toujours similaires. Pour des raisons pratiques, les auteurs des études sont fréquemment contraints d’exclure de leur analyse certaines catégories de population qui relèvent pourtant de la profession agricole. L’étude de 2016 consacrée à la mortalité des agriculteurs exploitants en 2010 et 2011 exclut les aides familiaux ainsi que les chefs d’entreprises du monde agricole qui ne sont pas exploitants (entreprise de travaux agricoles, scierie, etc.). Elle écarte également les agriculteurs exploitants nés hors de France métropolitaine.
La CCMSA a décidé de concentrer ses travaux sur les personnes consommant des soins et ayant eu une certaine permanence dans des entreprises agricoles pour s’ouvrir des droits au régime. L’étude de la CCMSA, en privilégiant une approche par régime de protection sociale, qui inclut donc les bénéficiaires de la couverture maladie universelle (CMU) ou d’une pension d’invalidité, se veut donc plus globale.
Si certains décès ne laissent que peu de place au doute (pendaison, ingestion de médicaments), d’autres sont plus équivoques (noyade, arme à feu, accident d’engin ou de machine agricole). Dans le doute, le médecin peut donc parfois privilégier la case « accident » à celle de « suicide » lorsqu’il remplit ledit certificat. La sous-évaluation générale du suicide dans les certificats de décès a par ailleurs été évaluée à 9 % par le CépiDc.
Se retrouver sur la paille…
Je tenterai aujourd’hui d’évoquer sans les nommer des situations du quotidien s’appuyant sur des histoires d’exploitants agricoles, de leur famille, de ces caractères bien trempés ancrés dans leur territoire, aux avant-postes du changement climatique mais aussi des changements sociétaux : je pense à la place donnée au bien-être animal, à celle donnée aux circuits courts, aux stratégies à élaborer concernant ce que certains nomment la guerre de l’eau,… Tous ces éléments viennent créer des contraintes parfois impossibles.
Certains, en errance, marginalisés, n’arrivent plus à donner du sens à leur activité. Ils perdent alors l’assurance d’exister, d’appartenir à ce monde en mouvement.
Le rythme et la performance peuvent les réduire à l’épuisement physique et psychique. Quels en seront les signes ? Existe-il une signalétique ? A côté de la « rationalité instrumentale » ou de la « rationalité stratégique » théorisées par Max Weber et incarnées par exemple par la maximisation de l’utilité propre à l’homo economicus ou à l’utilitarisme, il y a place pour une écoute d’une réalité psychique.
Ces hommes et ces femmes vivent souvent d’aides sociales, dans une précarité indicible non seulement financière mais parfois psychique qui peut les rendre vulnérables aux traumatismes inconscients. Seulement la réalité est toute autre. Chaque exploitation peut traverser un moment de crise, un impensable, qui viendra interroger ses choix, les enjeux patrimoniaux, les successions, les transmissions, la place des enfants, la maladie, les divorces, les héritages conscients et inconscients, l’achat de terres devenues source de spéculation financière empêchant l’installation de jeunes agriculteurs, les dettes qui s’accumulent,…
Cérès9 (40 ans) et la dette symbolique.
Cérès est l’ainé de la fratrie, né dans une ferme, héritage d’une lignée paternelle d’agriculteurs. De la cour de la ferme aux haies environnantes, tout lui est familier. Les images « lui sont tantôt amicales, tantôt hostiles, selon qu’elles renvoient à un objet qui a apporté un soulagement de tension, ou au contraire à un objet qui a apporté une hausse de tension.10 » Comme certains naissent dans le désir inconscient de leurs parents de rester leur bâton de vieillesse, Cérès n’aura d’autre choix, pétrifié par la dette imaginaire et son emprise, que de rester à la ferme alors que ses frères et sœurs pourront se dégager de cette contrainte indicible. Il ne sait pas pourquoi. Est-ce le lien à son père ? à sa mère ? Le sentiment de culpabilité de les abandonner ? L’impossibilité de se séparer ? Il devint donc éleveur bovin d’un cheptel ne dépassant pas les 150 têtes. Il tenta de s’identifier à ce père qui ne prit jamais de vacances et qui mourut peu de temps après sa retraite. À ce rythme, les compagnes de Cérès abandonnèrent le projet d’une vie de labeur centrée sur l’élevage bovin. Elles souhaitaient aussi avoir du temps pour élever leurs enfants. Il se retrouva rapidement seul, devant les responsabilités, le poids des impayés, les vêlages, seul face au vide. Il travailla avec son père jusqu’à la mort de celui-ci. J’ai reçu Cérès pendant 20 ans, comme une sentinelle, un témoin du drame moderne que j’entendais s’écouler dans ses mots. La dette symbolique, c’est être en responsabilité de détenir les clés qui permettraient de perpétuer le lourd héritage. Pour que la ferme survive, il a fallu emprunter, s’endetter, louer des terres, agrandir les bâtiments. Cérès, confronté à l’angoisse de l’effondrement et à ses contaminations, se maintient à flot par un traitement antidépresseur. Pendant des années, il ne vécut que des mannes de la communauté européenne, justes suffisantes pour rembourser les emprunts. Après des années de déni, il lui fallut prendre des décisions, accepter la désillusion et les affres de devenir, sous le regard de ses collègues, un vaut-rien. Prisonnier du miroir, il traversa des années de doutes et d’idées noires. Ses sentiments écrasants de culpabilité se télescopent : être un mauvais mari, un incapable, ne pas savoir travailler sans la présence de son père à ses côtés et survivre à la mort de celui-ci, rencontrer le comptable avec un sentiment de honte.
L’agriculture française n’a jamais connu aussi peu de jeunes dans ses rangs, que ceux-ci soient issus ou non des mondes agricoles. Seulement 20 % des agriculteurs exploitants ont moins de 40 ans. Le vieillissement de la population des chefs d’exploitation a connu, dans la période récente, une nette accélération. Le Recensement général de l’agriculture (RGA) révèle qu’en 2020, la moitié des exploitations agricoles françaises sont dirigées par au moins un exploitant de 55 ans ou plus et qu’un peu plus du quart d’entre elles le sont même par au moins un exploitant de plus de 60 ans.
Ainsi, d’ici 2026, près de 50 % des chefs d’exploitation auront l’âge de partir à la retraite. D’après les prévisions issues de l’outil de projections démographiques du régime de retraite des non-salariés agricoles de la MSA, entre 2022 et 2030, 196 186 chefs ou cheffes d’exploitation seraient susceptibles de prendre leur retraite. Or, selon les enquêtes du ministère de l’Agriculture, près des deux tiers des exploitants de 55 ans ou plus déclarent ne pas avoir identifié de repreneur et seulement 20 % des exploitations ont une chance d’être reprises par un membre de la famille des exploitants. Autre donnée révélatrice du vieillissement, les chefs d’exploitation constituent en moyenne le groupe le plus âgé de la population active française. Préparer sa retraite et la transmission de l’exploitation, c’est à cela que se confrontent au un-par-un les exploitations familiales, au risque d’être dévorées au plus offrant.
L’âge moyen des chefs d’exploitation est de 51 ans.
Cérès, confronté au réel et à l’insignifiance, doit trouver un repreneur, « quoi-qu’ il-en-coûte », au prix de sa santé. Des résistances inconscientes lui font perdre du temps, envahi par les doutes qui démontrent ses conflits internes causes d’angoisse évanescentes. Vendre la ferme et les terrains attenant, les stabulations, les hangars, le matériel, sera douloureux, quant à vendre le bâtiment d’habitation…Derrière chaque porte, chaque objet, la Chose vient le percuter. Le fantôme de ses ancêtres hante les lieux.
Pour donner encore un peu de crédit à ses engagements, il souhaite pouvoir transmettre ses terres durement gagnées par ses ancêtres. Il tenta plusieurs fois de retourner la haine contre lui, haine de soi, haine des autres comme représentants de la violence intériorisée non symbolisée. Cérès, l’héritier, sombra dans la dépression au risque de terminer écrasé sous son tracteur, un jour d’été. Son corps lui échappait. Il semble anesthésié, «devenant intolérant à toutes les formes de stimulations sensorielles.11 » Dans d’autres situations, d’autres collègues auraient connu le déclenchement d’un cancer ou un accident cardiaque.
Tel Sisyphe, rattrapé par le réel d’une exploitation en mort anticipée, devenu fermier par procuration, il fut contraint à se séparer de son cheptel par groupes de 10 animaux. Il lui était impossible d’assumer leur perte en une seule fois, d’un seul trait. Le temps de la vente de l’exploitation sonna. Deux ans se déroulèrent pour préparer ce réaménagement psychique et professionnel, consentir malgré lui à sursoir aux désirs et aux idéaux parentaux, pétri d’un sentiment d’échec insurmontable. Le sommeil se refusait à lui, soumis aux aléas du climat familial et des angoisses massives, fruits de ses pensées incidentes qu’il tentait de contenir à l’intérieur de lui, non sans s’épuiser à de tels aménagements. Tentant de conjurer la pulsion de mort, un glissement sémantique pouvait lui permettre de penser l’investissement d’un nouveau projet, décalé des investissements financiers.
La mobilité de Cérès ne sera pas plus simple que pour l’enseignant ou l’infirmière confronté au réel d’un métier qui ne répond pas à ses attentes. Le monde agricole rejoint celui des décrocheurs de tous poils.
Le symptôme ne peut alors être réduit à son expression comportementale et doit être compris comme un nouage entre les registres réels, imaginaires et symboliques d’une part, et le sujet lui-même.
Un enjeu de notre travail est alors la description, au-delà des dispositifs, de la participation subjective des professionnels, assistantes sociales, travailleurs sociaux de la Chambre d’Agriculture ou de la MSA, et des modes de lien qu’ils proposent à leurs ayants droits. Ces dispositifs vous les connaissez : Agrisolidarité, Avenir en soi, Service de remplacement, l’aide au répit, Stimulus, différents numéros d’appel et d’écoute d’urgence, Prise en charge psychologique… Ces personnels sont souvent désorientés par l’écoute à laquelle ils sont convoqués, et aux échos latents dans leur vie privée.
Je pense à ce vendredi soir, où, sur l’autoroute, en départ pour un week-end attendu, je ne peux ne pas répondre à l’appel inquiet d’un personnel de la MSA m’informant d’une situation préoccupante dans un GAEC de son secteur. Les situations d’urgence sont courantes, jamais banales, et le choix de la prise en charge dépendra de la formation et de la connaissance du secteur hospitalier. Ces situations d’urgence sont un réel auquel nombreux d’entre-nous se heurtent avec plus ou moins de capacités à entendre et analyser les situations.
Effets de rupture imminente, annoncée, agitation et disruption ?
Entre contraintes européennes et dépendance à la réforme de l’État, tous les exploitants ne sont pas égaux et cela ne dépend pas nécessairement de leur cheptel ou du nombre d’hectares. Si le bien-être et le bonheur, selon certains, semblent pouvoir se mesurer, ils s’enracinent au creux d’une variable subjective. Être à l’écoute du psychisme et de situations individuelles, collectives n’est pas de la sensiblerie. Ce sont souvent les comptables des exploitations qui interpellent par leur expertise. Ils soulèvent parfois des lièvres inaudibles et invisibles en démontrant une réalité financière quelquefois catastrophique.
Depuis la nuit des temps, l’Homme a dû répondre à l’injonction des éléments climatiques, environnementaux, politiques, sociétaux. Accélérer la décarbonation à l’horizon 2050 apparaît pour nombre d’exploitants un projet semé d’embuches.
L’invention de la roue 14 se situe plutôt du côté des sites lacustres du pourtour alpin, attestée par une petite figurine en terre cuite datant d’environ 4.000 avant J.C. et représentant un chariot, retrouvée en Ukraine. Cette découverte fut révolutionnaire15. La roue, instrument privilégié du progrès mécanique, est également, avec son moyeu, sa jante, ses rayons et son roulement, un signifiant qui donne à entendre le symbolique. La roue est quête du centre en la convergence du principe de plaisir et du principe de réalité16. La roue a-t-elle libéré l’Homme ?
Comment ne pas tourner en rond au moment de tomber dans le cercle infernal de l’optimisation et du discours performatif ?
L’attente de la métamorphose ? Changer son fusil d’épaule ?
Martin Heidegger, dans Bâtir habiter penser17, dans le chapitre intitulé « Le cercle et la crise de l’habitation », s’intéresse à l’analyse du moment précis où l’être a perdu ses coordonnées de logement et où la forme de l’espace se configure à travers le sens de l’habiter.
La roue permettra une avancée signifiante dans les techniques de transport et l’agriculture. Aujourd’hui, comme en atteste une publicité d’un fournisseur internet, 79 % des agriculteurs18 utilisent internet en s’ouvrant comme les citadins à leurs contenus.
Le numérique est de plus en plus présent dans l’agriculture.
Des ingénieurs en informatique deviennent les conseillers et les coachs 2.0 d’une agriculture qui se veut novatrice. Les algorithmes viendraient-ils au secours de la profession ? Des capteurs connectés à des réseaux bas débit relèvent et analysent la température de l’air, l’hygrométrie, la pluviométrie et la vitesse du vent. Les données sont transmises toutes les quinze minutes à l’agriculteur via une appli. L’arrivée des tablettes dès la maternelle a-t-elle révolutionner l’enseignement ? Il semblerait qu’elles tombent en désuétude au sein de nombreux établissements, confrontées de fait, à l’obsolescence programmée.
Un collier ou un bracelet électronique, signifiant du forçat, informerait l’éleveur 24h/24 sur les cycles de reproduction, l’état de santé et le niveau de confort de l’animal. Une dérive possible en est le « fétiche » qu’il ne faut évidemment pas confondre avec un fétiche sexuel… L’objet fétiche, appuyé sur la Science, ne permet pas de renégocier les relations avec la mère-environnement, toujours disponible19. Il devient un substitut de celle-ci, un artefact, une prothèse voire une greffe. Encore faudrait-il qu’elle prenne.
Chacun pourra découvrir en viticulture ou en agriculture l’émergence de drones équipés de capteurs, analysant la couleur des plantes et, selon leur inventeur, dresserait un diagnostic précis des besoins des cultures. Des plateforme d’e-commerce vendent des semences, des engrais, des aliments pour animaux et du matériel agricole. La course aux levées de fonds est lancée. Nous pourrions relire Le lièvre et la tortue. Chacun s’y emploie pour tenter d’en découvrir une Vérité plus ou moins virtuelle, une normativité, fonction de ses valeurs et des contingences qui laisseront des traces.
À quelles exploitations s’adressent ces perspectives ou ces prospectives quand, à la lecture du livre : Une agriculture sans agriculteur, seul le nombre des grandes exploitations a augmenté20 entre 2010 et 2020 quand le nombre de micro-exploitations de moins de 12 hectares concomitamment a chuté drastiquement21 de près du tiers.
Dans cette course effrénée qui doit faire ses preuves, chacun au un-par-un trouvera sa place, selon son temps singulier.
Nouveau visage du paysan-entrepreneur, succombant à des jouissances immatérielles indéfinies, réformé, re-formé, trans-formé ? L’angoisse inconsciente de dévoration est à son comble. Quand la prédation réelle du loup ne vient pas s’ajouter aux prédations substantielles justifiée « par l’image d’un laissez-faire des dévorants les plus forts dans leur concurrence pour leur proie naturelle.22 » Certains auront à préparer leur reconversion en même temps qu’ils auront à réaménager leur place dans la société, confrontés à la menace d’une cessation d’activité.
La chute et la désillusion confrontent inconsciemment au renoncement et à la pulsion de mort.
« […] C’est à toute les phases de l’individu, à tous les degrés d’accomplissement humain dans la personne, que nous retrouvons ce moment narcissique dans le sujet, en un avant où il doit assumer une frustration libidinale et un après où il se transcende…[…]23 »
Le bonheur passera-t-il toujours par le techno-conformisme, l’endettement, et le matérialisme, même numérique ? L’identité professionnelle de l’agriculteur ou de l’agricultrice, de l’éleveur, est-elle un invariant ? « Comme Hésiode, Virgile comprend que, face au tourbillon, le plus que puisse faire un paysan, c’est de ménager son temps.24 » L’entrepreneur, l’exploitant agricole, le paysan, sait qu’il n’est pas de victoire décisive sur la nature.
Demeter (45 ans) et le changement de climat
Je pense à une situation entendue et analysée au sein de la cellule de prévention dont je suis le référent. J’ai bien entendu anonymisé mon propos. Faire appel aux travailleurs sociaux ne relève pas de la pensée magique et ne correspond pas à la Félicité, béatitude et amour du prochain nous entraînant dans l’abîme de charité des chrétiens, ou celle de Balzac, « cette félicité bourgeoise qui se repaît d’un bouilli périodique, d’une douce bassinoire en hiver, d’une lampe pour la nuit et de pantoufles neuves à chaque trimestre.25 » Il faut apprendre à dire non.
Dans cette situation, nous découvrirons qu’une hirondelle ne fait pas toujours le printemps. Demeter fait face à la mort imminente d’un de ses enfants qui pèse comme une menace, dans un temps historique et géopolitique marqué par la guerre en Ukraine agissant sur le prix mondialisé des céréales. Quant à l’équipe pluridisciplinaire de Prévention de la MSA, elle entend l’impasse de ces entrepreneurs entreprenants, qui, malgré leur exploitation de plusieurs centaines d’hectares comprenant des centaines de vaches allaitantes, survivent grâce aux minimas sociaux.
L’équipe hésitera entre optimisation des acquis en proposant un nouvel investissement pour la pose d’un kit de vidéosurveillance ou préparer la réorientation professionnelle du couple. La famille, persécutée par son sentiment d’impuissance, est à bout. Le couple se déchire. La colère et la violence, si elles sont sourdes, sont présentes. Cette violence, l’un des protagonistes peut la retourner contre lui. C’est le passage à l’acte suicidaire comme négation du sujet. Il faut arriver à temps. L’analyse de la situation y contribue. Nous n’oublions pas non plus le jeune en apprentissage dans l’exploitation, qui, à son insu, vit cette situation catastrophique. Un intervenant de la MSA constatera « la file active des cancers » au sein de la famille, signe de l’effondrement psychique en cours. Comment remédier pour un enfant au changement de climat familial, confronté à la mélancolie de sa mère et à l’impuissance à la rendre heureuse ?
Au sein d’autres exploitation, ce sont les accidents vasculaires cérébraux qui se multiplient. Soumis aux contraintes financières, intra-familiales, économiques et environnementales, il fallait aussi se séparer du pilier de la famille, la grand-mère de Demeter entrant en EHPAD.
Retomber sur ses pattes malgré les contraintes imaginaires ou réelles ?
« Une contrainte n’est jamais que quelque chose d’un tout autre ordre que la prétendue prévalence d’une prétendue supériorité physique ou autre ; elle se supporte précisément de signifiants.26 » Si c’est à la loi, à la règle des dits signifiants que de tels sujets veulent bien se soumettre, tous les entrepreneurs n’ont pas les mêmes moyens psychiques pour créer un nouvel objet de satisfaction. Le travail de symbolisation nécessaire pourra prendre des mois. Avant d’accepter d’entendre les affres de la désillusion et les mécanismes de défense rigides, les obstacles psychiques internes à la résolution de situations individuelles semblent souvent inextricables. Le déni, « lequel consiste certes à mettre entre parenthèses la réalité du compromis27 », apparaît comme ajournement de la pensée aux confins de la réalité et des temps du rejet à demain. La présence d’un tiers extérieur sera déterminant dans l’analyse d’éléments à caractère traumatique et « la modification des défenses organisées à l’origine par rapport au changement soudain.28 » Les dispositifs d’écoute du monde agricole, hors les chapelles, éclairent la phrase de Publius Syrus : « Le temps de la réflexion est une économie de temps. 29 »
Les horloges sonnaient l’heure du coup qui ne pouvait plus être retardé30
Claude Breuillot
Docteur en Psychologie
Référent Cellule de Pluridisciplinaire de Prévention MSA
Membre du Laboratoire de Psychologie de l’Université de Besançon
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- Paysan : Les noms paysan et paix, si étonnant que cela puisse paraître, appartiennent à une même vaste famille. À l’origine de ces formes, une base indoeuropéenne *pa(n)g, présente dans le latin pangere, « ficher en terre, enfoncer », et dans pagus, qui désigne une borne fichée dans le sol. Du premier dérivent le verbe propagare et le nom propagatio, qui désigne une technique agricole consistant à coucher une branche ou une tige en terre pour lui faire prendre racine ; on la sépare ensuite de la tige mère et l’on multiplie ainsi les plants. C’est de ces mots que sont issues les formes provin, provigner et provignage, utilisées en viticulture, et leurs doublets plus courants propager et propagation. Le nom pelle est lié, lui aussi, à cette racine. Il est issu du latin pala, dérivé du verbe pangere, qui désigne d’abord ce qu’on enfonce. Ce nom pala a un pendant masculin, palus, à l’origine des deux formes pieu et pal, et donc, de manière plus lointaine et par l’intermédiaire d’une forme trepalium, « à trois pieux », à l’origine du nom travail, qui, rappelonsle, a d’abord désigné un instrument de torture composé de trois pieux, puis un système destiné à immobiliser les chevaux que l’on veut ferrer ou soigner. De manière plus surprenante cette racine est aussi à l’origine du nom page. Dans son De Significatione verborum, « Le Sens des mots », le grammairien latin Pompeius Festus donne deux étymologies possibles de ce nom : « On dit les pages (paginae) parce que dans les livres, elles occupent chacune leur place comme les villages (pagi) ou ce nom vient de pangere, parce qu’on y empreint les vers, c’estàdire qu’on les fixe en elles. » Pagensis qualifie d’abord celui qui habite la campagne et cultive la terre, et c’est de ce dernier que nous vient le substantif paysan. Pagensis est aussi à l’origine de pays, qui a désigné un espace rural délimité avant d’être un État. Le sens de ce nom s’est ensuite étendu jusqu’à celui de « compatriote », sens qui est à l’origine des formes françaises pays, payse encore utilisé en Provence, employées pour désigner quelqu’un qui vient du même village, de la même région que soi. ↩
- Droit, RP. (2020), « A la recherche de l’autre temps », de Daniel Sibony : la chronique « philosophie » de Roger- Pol Droit, Article Le Monde du 20 novembre 2020. ↩
- L’Observatoire AMAROK en lien à l’Université de Montpellier a créé la Cellule de Coordination et d’Accompagnement (CCA SANTE), qui permet une prise en charge rapide et coordonnée des commerçants, artisans, professions libérales et exploitants agricoles ayant vécu un événement traumatique (braquage, violence, agression…). Nous pouvons citer également le dispositif APESA le dispositif APESA consistant en la reconnaissance de la souffrance morale aiguë du justiciable dans le cours d’un processus judiciaire. ↩
- Torres, O. (2016), « Les risques psychosociaux du dirigeant de PME : typologie et échelle de mesure des stresseurs professionnels », Revue internationale P.M.E. Volume 29, numéro 34, P. 135–159. https://www.erudit.org/fr/revues/ipme/2016v29n34ipme02873/1038335ar/, Université de Montpellier, Espace Richter. ↩
- SÉNAT, SESSION ORDINAIRE DE 20202021, « Suicides en agriculture : mieux prévenir, identifier et accompagner les situations de détresse », http://www.senat.fr/rap/r20451/r204513.html, Enregistré à la Présidence du Sénat le 17 mars 2021, RAPPORT D’INFORMATION, FAIT au nom de la commission des affaires économiques sur les moyens mis en œuvre par l’État en matière de prévention, d’identification et d’accompagnement des agriculteurs en situation de détresse, Par M. Henri CABANEL et Mme Françoise FÉRAT, Sénateurs. ↩
- KhireddineMedouni, I. ; Breuillard É. ; Bossard, C. (2016), « Surveillance de la mortalité par suicide des agriculteurs exploitants », https://www.santepubliquefrance.fr/maladiesettraumatismes/santementale/suicidesettentativesdesuicide/documents/rapportsynthese/surveillancedelamortaliteparsuicidedesagriculteursexploitantssituation20102011etevolution20072011 ↩
- MSA, « Rapport au ministre chargé de la sécurité sociale et au Parlement sur l’évolution des charges et des produits au titre de 2020 », 2019. ↩
- Apollinaire, G. (1913), « À la santé », Alcools, La Nouvelle Revue française, Paris. ↩
- Cérès, déesse de l’agriculture, des moissons et de la fécondité, réplique latine de la grecque Déméter. ↩
- Le Gauffey, G. (1997), « La représentation, entre image et chiffrage », Le lasso spéculaire, E.P.E.L, P. 194. ↩
- Dejours, C. (2001), Le corps d’abord, Petite bibliothèque Payot, 2003, P. 180. ↩
- Sennett, R. (1998), « L’éthique du travail », Le travail sans qualités, Albin Michel, 2000, P. 118-119. ↩
- Viderman, S. (1970), « Objet de l’histoire – Objet du fantasme », La construction de l’espace analytique, Gallimard, 1982, P. 131. ↩
- Meltz, R. (2020), Histoire politique de la roue, Ed. La Librairie Vuibert, 2020. ↩
- https://www.futurasciences.com/sciences/questionsreponses/histoiredateinventionroue6799/ ↩
- Perrot, M. (1980), Le symbolisme de la roue. Préface de Gilbert Durand (Connaissance par les symboles), Paris, Les éditions philosophiques, 1980. Un des premiers maîtres de Maryvonne Perrot fut Jean Brun, lui aussi ami de Suzanne Bachelard, élève de Georges Canguilhem et inspiré par l’étude des images et des symboles. ↩
- Heidegger, M. (1958), Bâtir habiter penser, Essais et Conférences, trad. André Préau, Paris, Gallimard, 1958. ↩
- Rapport AgricultureInnovation 2025, publié par le ministère de l’Agriculture. ↩
- Tisseron, S. (2016), « Les objets numériques ne sont pas des doudous : penser le processus plutôt que les objets », L’école des parents, 2016/6 (Sup. au N° 621), p. 77 à 88. ↩
- Source : Agreste, recensements agricoles (résultats provisoires pour 2020). ↩
- Purseigle, F. ; Hervieu, B. (2022), Une agriculture sans agriculteur. La révolution indicible, Paris, Presses de Sciences Po, P. 53. ↩
- Lacan, J. (1948), L’agressivité en psychanalyse, Écrits. ↩
- Lacan, J. (1948), Ibid. ↩
- Sennett, R. (1998), « L’éthique du travail », Le travail sans qualités, Albin Michel, 2000, P. 140-141. ↩
- Balzac, H. (1930), Élixir, P. 382. ↩
- Lacan, J. (1971), Le Séminaire. Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Leçon du 16 juin 1971. ↩
- Lacan, J. (19671968), Le séminaire, Livre XV, L’acte psychanalytique, Leçon du 28 février 1968. ↩
- Winnicott, D. W. (1965), « Traumatisme, culpabilité, régression… », La crainte de l’effondrement, NRF, Gallimard, 2000, P. 292-333. ↩
- Publius Cyrus (85,43) : Esclave venu de Syrie, il est affranchi à Rome grâce à ses hautes compétences intellectuelles. ↩
- Borges, J. L. (1943), « Le miracle secret », Fictions, Nouvelle Édition, Gallimard, Folio, P. 157. ↩