Le conflit israélo-palestinien déchaîne une fois de plus en France les passions. Cependant la plupart des interventions se bornent à soutenir un camp, opiner, polémiquer, ou jeter des anathèmes. L’on songe à Shakespeare : « C’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ». Le rôle de l’intellectuel engagé est peut-être de prendre parti dans les grandes querelles de son temps, comme Sartre, quitte à souvent se fourvoyer, comme Sartre également. Mais l’intellectuel engagé ne doit-il pas surtout être un éclaireur ? Ne doit-il pas avant tout proposer des chemins pour la résolution des grands problèmes de son époque, en particulier auxquels on n’aurait pas ou pas encore assez pensé ? Ce plaidoyer en faveur de la création d’un Etat fédéral unique d’Israël-Palestine est écrit dans ce but et dans cet état d’esprit.
Je ne suis ni le premier ni le seul à proposer la création d’un Etat fédéral unique d’Israël-Palestine pour résoudre le conflit israélo-palestinien. Cette idée a déjà été proposée ou soutenue par des intellectuels engagés tels que Noam Chomsky et le théoricien littéraire palestinien Edward Said, pour ne citer que les plus célèbres.
Commençons par éliminer les arguments erronés.
L’argument du droit historique à habiter cette terre, omniprésent dans les deux camps, est faux, et à vrai dire absurde, pour quiconque s’intéresse à l’Histoire même superficiellement. En effet, en l’espace des trois derniers millénaires, tout ou partie du territoire actuel d’Israël-Palestine aura été tour à tour israélien, judéen, babylonien, perse, macédonien, séleucide, hasmonéen, romain, byzantin, arabe, croisé, mamelouk, ottoman, palestinien sous mandat britannique, et enfin israélo-palestinien aujourd’hui. La légitimité historique à exercer sa souveraineté sur cette terre pourrait donc de nos jours aussi bien être invoquée par la Turquie, l’Irak, l’Egypte ou encore la Grèce.
L’argument « j’étais là avant », également omniprésent dans les deux camps, ne résiste pas davantage à un examen rationnel. D’une part, s’il était pris vraiment au sérieux, il ouvrirait lui aussi des droits sur cette terre à divers Etats d’aujourd’hui, en tant qu’héritiers des royaumes et empires que je viens d’énumérer. D’autre part, en l’état actuel des connaissances scientifiques, l’espèce humaine (Homo sapiens) est apparue sur le territoire de l’Ethiopie actuelle voici quelque 200 000 ans et de là, a colonisé la Terre entière. Il s’ensuit que si nous admettons l’argument de l’antériorité de peuplement, alors la souveraineté du territoire d’Israël-Palestine, et accessoirement du monde entier, devrait revenir à l’Ethiopie.
Cette rapide démonstration par l’absurde suffit à prouver que l’invocation du droit historique à habiter cette terre, ou toute terre d’ailleurs, relève de l’ineptie.
L’argument du droit international, raisonnable de prime abord, se révèle inopérant, car quoi qu’il dise, le droit n’existe dans les faits que si une force contraignante y veille. Or, Israël ne reconnaît pas la compétence du seul tribunal international compétent pour trancher les litiges territoriaux entre Etats et dont les décisions sont contraignantes : la Cour internationale de justice, principal organe judiciaire des Nations Unies. Invoquer la résolution 181 de l’Assemblée générale des Nations unies de 1947, qui recommanda le partage de la Palestine en deux États, l’un juif et l’autre arabe, ou la 4è Convention de Genève de 1949, dont les deux camps ont de toute façon des interprétations diamétralement opposées, constitue donc une perte de temps.
Eux aussi omniprésents, les arguments religieux ne tiennent pas debout, quels qu’ils soient. Je pense par exemple à la croyance en une terre promise, en une ville sainte, en des lieux saints, ou en une guerre judéo-arabe supposément inévitable et qui précèderait de peu la fin des temps. Car de deux choses l’une : dieu existe, ou dieu n’existe pas. Si dieu existe, il est ridicule de croire que le créateur tout-puissant de l’univers entier aurait une préférence ou un avis quant au sort d’un bout de terre de qualité très médiocre, grand comme deux fois la Corse, où vit 0,18 % de l’humanité, sur une planète d’un système solaire mineur, en banlieue d’une galaxie elle-même perdue parmi au moins 100 milliards d’autres. Et si dieu n’existe pas, par définition tout argument religieux tombe : or, scientifiquement parlant, en l’absence de la moindre preuve de son existence, dieu n’existe pas jusqu’à preuve du contraire. Dans les deux cas, tous les arguments religieux peuvent être éliminés de la réflexion.
Plus largement, pour qu’une résolution du conflit israélo-palestinien soit viable, quelle que soit sa teneur, il est indispensable d’écarter des négociations et des prises de décisions tous les extrémistes religieux, qu’ils soient musulmans ou juifs.
Les colons juifs en Cisjordanie sont souvent des extrémistes, croyant fervemment qu’en vertu de la Torah, la totalité de la terre d’Israël-Palestine doit devenir terre de peuplement juif. Le Hamas quant à lui est une organisation expressément islamiste : sa Charte prévoit d’instaurer en Palestine un Etat islamique et prétend qu’il existerait un complot juif mondial, citant sur ce point …les Protocoles des Sages de Sion. Par définition, aucune discussion, aucun débat, aucune négociation, n’est possible avec des fanatiques et des extrémistes religieux. De leur point de vue, ils n’ont pas une simple position parmi d’autres dans un débat ou une négociation politique : leur dieu l’a dit, leur dieu le veut, donc aller contre eux revient à aller contre la volonté du créateur tout-puissant de l’univers et par conséquent, il n’y a rien à discuter.
En Israël, le poids démesuré des extrémistes religieux dans les choix politiques relatifs à la question palestinienne s’explique d’abord par le mode de scrutin à la Knesset. La proportionnelle intégrale donne aux petits partis, par définition marginaux, le pouvoir énorme de partis-pivots des majorités parlementaires, en conséquence de quoi des partis nains d’extrémistes religieux peuvent à eux seuls bloquer la résolution du conflit sur des bases autres que leur fanatisme. Changer le mode de scrutin, par exemple en introduisant tout simplement un seuil de 10 % des voix pour avoir droit à des sièges, suffirait à éliminer ce problème. En Palestine, les fanatiques religieux sont essentiellement au Hamas. Or, par définition, aucune paix n’est possible tant que le fanatisme religieux armé existe. Résoudre le conflit israélo-palestinien requiert donc, quoi qu’il en coûte, le démantèlement du Hamas, l’arrestation de ses dirigeants, et son désarmement intégral. L’armée d’Israël en a très largement les capacités.
Il convient en outre d’écarter les projets et préconisations irréalistes et impraticables.
Remettre en cause le droit à l’existence de l’Etat d’Israël, position politique sous-jacente à l’emploi de l’expression « entité sioniste » pour désigner Israël, revient à proposer de jeter à la mer plus de 7 millions de juifs israéliens, ce qui relèverait de l’abomination pure et simple. Symétriquement, nier le droit des Palestiniens à un Etat équivaut à projeter soit de les parquer dans un équivalent des bantoustans de l’apartheid sud-africaine, soit de jeter à la mer, cette fois, plus de 5 millions de Palestiniens.
La célèbre « solution à deux Etats », bien que clé de voûte des accords d’Oslo et plus largement du processus de paix israélo-palestinien, n’est en réalité pas viable.
Il suffit pour s’en convaincre d’examiner même rapidement la carte de « l’archipel de Palestine orientale » inventée par Julien Bousac, qui présente la Cisjordanie en remplaçant toutes les terres aux mains d’Israël par de l’eau.
Un simple coup d’œil suffit pour comprendre qu’en pareille situation d’extrême émiettement, dès lors que nous refusons évidemment des déportations massives de populations juives ou palestiniennes, alors, un Etat palestinien unique est matériellement impossible.
Plutôt que deux Etats dont l’un, la Palestine, serait vite mort-né pour cause de non-viabilité territoriale, la résolution rationnelle du conflit passe donc par la création d’un seul Etat fédéral d’Israël-Palestine, composé d’Etats fédérés, eux-mêmes délimités selon le double critère du peuplement majoritaire soit juif soit arabe, et de la continuité territoriale. Jérusalem en serait la capitale fédérale. De surcroît, sur le modèle de la Belgique, deux Communautés, l’une juive et l’autre arabe, s’occuperaient de la culture et de l’éducation dans tous les Etats fédérés de leur identité culturelle.
La carte de la répartition géographique des Arabes dans 50 subdivisions de l’Etat d’Israël (donc hors territoires palestiniens), établie par le Bureau central israélien des statistiques, permet d’imaginer une première ébauche du découpage le plus rationnel de ces Etats fédérés, en insistant sur le fait qu’il ne s’agit que d’une première ébauche.
Cette nouvelle organisation de l’Etat, des institutions et du territoire nécessitera de couper la poire en deux concernant les colonies juives en Cisjordanie. Les colonies comptant moins de 10 000 habitants, c’est-à-dire toutes sauf 6, devront être démantelées et évacuées pour préserver la continuité territoriale de l’Etat fédéré arabe de Cisjordanie. En revanche, les 6 villes juives ayant déjà dépassé les 10 000 habitants, dont notamment Modi’in Illit (81 000 habitants, l’équivalent de Versailles), et Beitar Illit (63 000 habitants, l’équivalent de Quimper), pourront devenir autant de cités-Etats fédérées juives.
L’Etat fédéral sera compétent uniquement pour le régalien : la diplomatie, l’armée, la police, la justice, et battre monnaie.
Le Parlement israélo-palestinien sera classiquement composé de deux chambres : une chambre pour représenter les Etats fédérés, à raison d’un siège par Etat (un seul siège commun pour les 6 cités-Etats fédérées juives de Cisjordanie) ; et une chambre pour représenter la population entière, élue par scrutin de listes à la proportionnelle. Chaque ministère fédéral sera codirigé par deux ministres, l’un juif et l’autre arabe. Le gouvernement sera lui aussi codirigé par deux présidents d’Israël-Palestine, l’un juif et l’autre arabe. Sur le terrain, la police fédérale et l’armée incluront uniquement des unités mixtes, composées de juifs et d’arabes à parité. Jérusalem, capitale fédérale, et donc entièrement territoire simultanément juif et arabe, sera gouvernée par un conseil municipal élu statutairement composé de juifs et d’arabes à égalité, coprésidé par un juif et un arabe.
Bâtir la Fédération d’Israël-Palestine est possible.
Ce n’est pas plus irréaliste que, par exemple, le lancement de la construction européenne, avec pour moteur le couple franco-allemand (Robert Schuman et Konrad Adenauer en 1950), dix ans à peine après l’invasion de la France par l’Allemagne nazie. La principale raison pour laquelle nous ne le faisons pas déjà, réside dans la place et le temps de parole bien trop grands que nous accordons aux fanatiques et aux extrémistes religieux des deux bords. Or, dans leur vaste majorité, les aspirations profondes des juifs et des Arabes d’Israël-Palestine se résument au fond à ces quelques mots de John Fitzgerald Kennedy : « Nous respirons tous le même air. Nous sommes tous attachés à l’avenir de nos enfants. Et nous sommes tous mortels ». Il est grand temps d’unir le consensus raisonnable des hommes et des femmes de bonne volonté.
Thomas Guénolé
Politologue (PhD), membre du conseil scientifique de l’Union des fédéralistes européens (UEF France)