Sortons la tête du sable et hissons-nous au niveau géostratégique en ce début d’année 2025 pour tenter de voir où nous en sommes et deviner ce qui nous attend.
Reprenons le langage de l’apôtre Paul : le monde ancien s’en est allé, un nouveau monde est déjà né. Le monde ancien, c’est celui de l’après-guerre froide avec son cortège de dérégulations brouillonnes et imprudentes ; le nouveau monde, c’est celui post-occidental de l’émiettement hétéroclite de la planète stratégique.
Les différents compétiteurs qui se partagent la puissance en 2025 relèvent de trois catégories : ceux qui freinent pour préserver au mieux les avantages du monde ancien, ceux qui accélèrent pour établir le monde qui vient et en tirer le meilleur parti ; et les braconniers opportunistes qui réalisent de juteuses affaires en s’alliant entre eux ou avec l’un ou l’autre des deux autres acteurs. Nous avons noté en 2024 le tournant du monde en entrant dans l’après après-guerre froide, dans ce deuxième XXIe siècle et cet état de crise systémique « d’interrègne aux phénomènes morbides » que décrivait Gramsci au siècle dernier. La transition stratégique de la planète s’accélère.
Chacun pourra mettre des noms d’acteurs, étatiques ou non,sur trois catégories d’acteurs en forte compétition en ce début d’année. Les conservateurs de tous bords, néoconservateurs américains ou réactionnaires autocrates asiatiques, veulent tirer bénéfice de la position dominante que leur ont acquis l’histoire, la géographie et l’expérience des peuples dont ils se font les gestionnaires. Les progressistes cherchent à tirer enfin parti à leur tour des bienfaits de la mondialisation sans devoir payer une redevance à ceux qui la contrôlent.
Quant aux opportunistes, ils prospèrent dans les domaines où le flou règne, les failles des uns et des autres sont béantes et la prédation est aisée. Les grands perdants sont bien évidemment les tenants des biens communs de l’humanité qu’il aurait fallu partager plus équitablement.
Combien de temps cela va-t-il durer ? Nul ne le sait, car il n’y a plus de volonté collective assumée et opérante, il n’y a plus ce parti pris de l‘optimisme résolu dont parlait aussi Gramsci. Ni cette idée de réconciliation autour d’une révélation transcendante qu’évoquait Paul ou de solidarité avec les plus faibles, ces périphériques, dont le pape François martèle l’exigence. Certains avancent que le désordre va durer jusqu’à la transition démographique de la planète attendue à la fin du siècle, qui marquera le rééquilibrage de l’humanité sur l’étendue de la terre. D’autres, tels Philipulus, annoncent une troisième guerre mondiale inéluctable avant 10 ans.
Alors que faire ? Pratiquer des exercices d’hygiène stratégique. Sans exalter le passé, ni celui du radicalisme révolutionnaire, du bonapartisme botté ou du collectivisme béat. Demain ne sera pas la répétition d’hier, mais son simple prolongement avec l’expérience acquise. Ensuite, revenir aux voisinages géographiques et culturels qui fondent des passés et des intérêts communs qu’il faut s’efforcer de consolider et d’élargir sans préjudice pour les atouts des autres. Admettre qu’une forme de convergence puisse être stimulée par la diversité et que l’altérité stratégique soit un atout à développer et non un obstacle à la coopération, car l’autre n’est pas un autre moi-même à embrigader.
Cesser de croire aux vertus universelles d’un modèle, fût-il occidental et validé par les succès socioéconomiques d’hier, et accepter la pluralité des voies politiques, sociales, culturelles, financières, monétaires, car il n’y a de Dieu que Dieu.
Pour finir, redescendons de notre colline inspirée. On déplore en ce début d’année un débat archaïque sur les notions de victoire et de défaite, que ce soit en Ukraine ou à Gaza. On y parle en résigné d’incertitude majeure à venir, du caractère fantasque du 47e POTUS américain ou retors du PM israélien. Mais aussi d’une victoire opérative russe versus une victoire politique du jeune et vaillant État-nation ukrainien ? D’une défaite syrienne libératrice versus une victoire turque inquiétante ? D’un moment européen d’affirmation espéré versus un effacement géostratégique d’une UE commise à la garde des intérêts américains ? D’un effondrement russe imminent par « pat géoéconomique » versus un renforcement de la profondeur stratégique de la fédération de Russie en Asie via l’Inde et la Chine ? D’une transformation tactique de la guerre par dronisation massive versus une alternative dans les champs non conventionnels des menées hybrides de la guerre de l’information, des ingérences politico-sociales et cybernétiques ? D’une relance stratégique de l’intimidation nucléaire par voie balistique hypervéloce versus une vague criminelle d’attentats ciblés et d’éliminations préventives. Sans oublier l’imminence hypothétique d’une trêve militaire sur le front du Donetsk à laquelle ne sontpourtants résolus ni Kiev qui refuse de céder un pouce de son territoire légal ni Moscou qui exige un traitement définitif et juridique de la neutralisation ukrainienne.
On est loin du compte. Tout le monde va perdre. Alors que de chaque côté, des peuples cousins aspirent à la même paix, stabilité, prospérité et modernité et à la fin des combats dont chacun veut sortir en vainqueur sûr de son bon droit.
Refuse-t-on encore de voir tous ces hiatus qui constellent le terrain vague stratégique actuel ?
Le stratégiste relèvera surtout vu de Sirius l’invraisemblable fracture du continent européen entre Atlantique et Oural, coupé par un nouveau front militaire, une ligne de démarcation entre hostiles qui s’adonnent à une guerre froide d’un nouveau type avec des assauts meurtriers et absurdes. Et on a bien pris soin, à l’ouest, de couper de façon irréversible tous les canaux énergétiques, financiers, diplomatiques avec cette autre partie russe de l’Europe centrale qui va jusqu’à l’Oural qu’il faudra bien un jour réintégrer, car elle conditionne ses équilibres. On voit d’un côté des Européens transis et velléitaires, obligés de la stratégie américaine, et de l’autre une fédération de Russie rejetée vers l’Asie et asservie à la Chine. Le stratégiste note sans surprise que les puissances maritimes anglo-américaines ont suivi la prescription de MacKinders : empêcher toute connivence entre les puissances continentales allemandes et russes. Avec l’exploit de liguer contre elles leurs deux ex-challengers de la guerre froide, Russie et Chine. Il voit qu’étranger aux frasques des puissances euroatlantiques, le reste du monde se distancie et se réorganise, qu’il refuse l’application de la rivalité sino-américaine à d’autres espaces stratégiques et récuse toute forme d’alignement à venir. Chacun pour soi.
Et la France ? Elle court toujours après une grande stratégie pour ces temps troublés.
Contre-amiral Jean Dufourcq (2S), stratégiste
Directeur de La Vigie (www.lettrevigie.com)
Membre honoraire de l’Académie de marine