Tenter de décrire l’ordre du monde est, ou était, un exercice somme toute relativement intelligible. J’ai souvent décrit l’ordre du monde comme étant un ordre oxymore et tout sauf un hapax. Dans la mythologie grecque, Cosmos ne peut surgir que parce que Kaos le précéda; et cet ordre – surtout depuis 1945 – se justifiait et ne pouvait exister et prospérer que parce qu’il signifiait absence de guerre systémique et qu’il était porteur de progrès et de justice. Je dois avouer qu’au vu des dernières années, ma vision était quelque peu ironique, voire naïve.
Pour autant, les facteurs explicatifs des relations internationales demeurent, à quelques kappi près, les mêmes. Peur, humiliation, hubris. Ce sont les éléments séminaux, mais ils ne décrivent pas les processus, leur modus operandi.
Je me propose d’aborder le fonctionnement de la géopolitique à travers le prisme de trois théories de la géopolitique et partant de la politique étrangère de Trump.
Le concept de Kenneth Waltz avec le balancing et le bandwagoning. Dans cette lignée, on pourra trouver également les idées du théoricien Edouard Carr qui structure les relations internationales par le pouvoir et l’intérêt. Barry Buzan et l’école de Copenhague qui diffère de la théorie ami-ennemi par l’idée centrale de sécuritisation. Il souligne en outre que même les États de moindre puissance sont à même d’amortir les dangers qui les menacent en recourant à des mercuriales de menaces existentielles pour embrigader des concours externes.
L’on se reportera utilement à Raymond Aron qui explique brillamment dans Paix et guerre entre les nations que les relations internationales ne sont pas basées sur les seules dichotomies adamantines. Les relations internationales reposent et interagissent en fonction des intérêts bien davantage que sur un socle de valeurs communes que l’on ne saurait certes évacuer, même pour un réaliste comme Kissinger.
L’exemple le plus étincelant de ces intérêts convergents était les accords de type SALT. Morgenthau ira dans le même sens lorsque Nixon et Kissinger inventeront leur politique chinoise.
Edward Luttwak ira peut-être encore plus loin.
En complément de cette variable et toujours pour expliquer le comportement des acteurs, on trouve l’idée que l’existence d’un ennemi ou d’une hostilité est, sinon impérative, à tout le moins nécessaire pour permettre sa propre construction et la définition de son identité. En d’autres termes, l’ennemi, même menaçant, structure une identité.
On perçoit cette idée chez des penseurs tels que Hegel dans sa Dialectique du maître et de l’Esclave. Chez Hegel, c’est la dialectique du conflit qui est le moteur de l’histoire. Ou encore Freud, qui écrivit dans Le malaise dans la civilisation:«Les hommes peuvent s’aimer entre eux à l’intérieur d’une communauté, mais à la condition qu’il y ait une autre qu’ils puissent haïr. »
Pour sa part, Marx disait qu’il ne saurait y avoir une identité de classe sans la lutte contre une autre classe. Pour René Girard, un bouc émissaire est nécessaire pour structurer un autre groupe. Cet ordre du monde pouvait épouser les contours d’une triple explication. Le premier prisme empruntait la théorie ami-ennemi de Carl Schmitt – théoricien nazi – qui pouvait aboutir, dans sa phase ultime, au floor-crossing. Ce concept est tout sauf polémique, car il ne porte pas les conflits à incandescence, puisque les sujets et les causes de conflits ne sont pas sacralisés.
Le deuxième paradigme repose sur le dilemme de la sécurité qui permet, lui aussi, de comprendre à la fois les conflictualités et leur résolvance.
Le troisième facteur explicatif est le Torschlusspanik, concept cher entre tous à Bismarck. Il repose sur l’idée qu’un alignement des planètes est par définition éminemment labile et que des mesures doivent être prises avant que dame Urgence n’impose ses contraintes et lorsqu’il en est encore temps. Or l’irruption de Trump sur la scène mondiale bouscule l’ensemble de ces trois éléments. Trump agit en fonction de son seul ego, d’un intérêt mercantile et de ce que la visibilité médiatique peut lui apporter. D’aucuns pensent cependant qu’il a, caché quelque part – et bien enfoui – dans son cerveau, une vraie politique étrangère. Disons-le tout de suite, nous ne partageons pas cette idée. On peut néanmoins discerner chez Trump deux prémisses: le refus de toute guerre et la volonté de contrer la Chine. Admettons-en l’augure.
Sur le premierpoint, l’on peut lui accorder crédit. Non pas que Donald Trump soit mû par un quelconque pacifisme ou par un tropisme humaniste. Simplement, les guerres coûtent cher en argent et en voix électorales et, de surcroît, finissent toujours par être impopulaires. Ce qui ne signifie pas que Trump dans un accès coutumier et ridicule de testostérone, renonce à l’usage de la force militaire, soit comme moyen de chantage, soit par des frappes aériennes et limitées qui n’entrainent pas le retour des «flags-draped coffins». En somme, l’invention de la guerre low-cost. Il y a un côté guignolesque chez Trump.
Quant à la Chine, son pari repose sur l’idée qu’il arrivera à briser la quasi-alliance sino-russe. En somme, il s’agit de réécrire le scénario brillamment exécuté par la dream team Nixon-Kissinger.
Pour autant, ce remake n’a que peu de chances de voir le jour.
Pour reprendre un schéma cher à Clausewitz, la «Verhaltnisse» actuelle diffère du tout au tout.
En 1971, les USA sont et de très loin la puissance dominante. Certes, la Russie est à son acmé, mais elle demeure ce qu’il est convenu d’appeler une puissance pauvre aux habits étriqués et étriqués. La Chine est en proie aux purges massives et criminelles de la révolution culturelle. Il faudra attendre 1978 pour que Deng revienne, cette fois-ci définitivement, au pouvoir. En mars 1969, de violents et meurtriers combats se déroulent sur l’île de Damanski sur le fleuve Oussouri, qui est un affluent du fleuve bizarrement dénommé Amour.
En 1971, la population chinoise avoisine les 860 000 000 d’habitants, celle de la Russie est de 240 000 000. Le déséquilibre est certes conséquent, mais il est moins flagrant qu’aujourd’hui.
La première bombe thermonucléaire chinoise est testée en 1967. La Chine disposerait aujourd’hui de 500 têtes nucléaires.
Mao avait également déclaré dès les années 62: «Les États-Unis sont loin et nous menacent peu, mais l’Union soviétique est proche et c’est une menace réelle.»
Mao considérait Khrouchtchev comme un traître et n’ avait pas une grande estime pour Brejnev. Il est vrai que Khrouchtchev et Brejnev ne se privaient pas d’invectiver Mao. En 1968, la Chine condamna – on ne peut plus fermement – l’invasion soviétique à Prague. Elle fut vent debout devant ce qu’elle considérait comme du néo-impérialisme et une trahison des principes marxistes. La non-acceptation de l’annexion de la Crimée par la Russie par la Chine n’est donc pas un élément nouveau.
Pékin, qui ne recule jamais devant des interventions musclées à l’extérieur comme à l’intérieur, qualifiait la doctrine Brejnev dite de «souveraineté limitée» comme révisionniste. Mais surtout, la vraie raison était que Pékin craignait réellement « … que Moscou ne s’était aventuré à accorder à quelque nation sœur un appui que Pékin, dans ses plus sombres appréhensions, redoutait de voir dirigé contre son propre régime. »
En 1971, les deux pays se disputent âprement la direction du bloc communiste. Le monde entier, cependant, ne croit pas à leur schisme.
En 1971, aucun des deux pays n’est en mesure d’imposer sa volonté à l’autre. En 1971, les deux pays, quoiqu’ alliés dans l’aide au Vietnam, ont hâte eux aussi de sortir du bourbier vietnamien dont la seule utilité était d’affaiblir les États-Unis. Enfin et surtout, le conceptual breakthrough de Kissinger-Nixon fut exécuté avec maestria brillantissime parce qu’ils étaient tous deux dotés d’une intelligence géopolitique exceptionnelle et d’un art de l’exécution hors du commun. Le maestro et le ténor – sans que l’on sache vraiment qui était le maestro – avaient une vraie vision du monde.
Aujourd’hui Trump – incapable de lire plus de cinq lignes d’affilée, selon les propos de John Bolton et de sa bande d’idéologues à moitié ignorants – sont des nains de jardin à côté. À ce jour, aucun des facteurs mentionnés n’est présent sur l’échiquier. Si les USA sont certes toujours la première puissance au monde, leur poids relatif a perdu de son étincelante et adamantine superbe.
Notons également que ce déclin limité ne date pas de l’accession de Trump au pouvoir. Ce que Trump a considérablement aggravé est la diminution du soft power américain, la suppression de l’USAID en étant le dernier avatar. Chine et Russie, désormais loin de se détester et de se craindre, se sont juré une « amitié éternelle». Ils ont ainsi déclaré le 4 février 2022 :
«Today, the world is going through momentous changes, and humanity is entering a new era of rapid development and profound transformations. »
Friendship between the two states has no limits, there are no forbidden areas of cooperation »
« The relationship is deep, strategic and without contraintes. » «their commitment to mutual respect, sovereignty and non-interference in each other’s affairs; »
Certes, les arrière-pensées existent, notamment dans les riches régions désertiques de la Sibérie et de la Mandchourie.
Ce qui n’était ni perçu ni présent à l’époque était la volition et la capacité de vouloir renverser la table des relations internationales résultant de la fin de la seconde guerre mondiale. En 1971, la Chine n’est pas membre de l’ONU ; elle est à ce jour non seulement membre permanent, mais elle est un des pays les plus influents au sein de cette auguste organisation si injustement et caricaturalement décriée. Russie et Chine orchestrent d’ailleurs la plupart du temps leurs votes à l’ONU.
Leur détestation des valeurs occidentales est infiniment plus prégnante qu’en 1971. En 1971, elle était d’abord stratégique ; aujourd’hui, elle est tout autant sociétale.
L’idée de Trump de détacher la Russie de la Chine n’a donc que très peu de chances de voir le jour. Dans une autre zone, il en va de même avec son idée non seulement nauséabonde mais totalement idiote car irréaliste «to deport forcingly the Gazaouis from Gaza.»
Le terme anglais ne revêt pas la connotation française du mot « déporté ».
Avançons une hypothèse: et si la rhétorique conflictuelle envers la Chine n’était que de façade? Et si Trump, dans un sursaut de lucidité exceptionnelle, prenait conscience de l’impossibilité de détacher la Russie de la Chine tout comme il sera bientôt forcé de reconnaître son échec à Gaza ?
Constatons que la fringale mercantile d’acquisition n’a que peu à voir avec des avantages stratégiques sur le plan militaire, mais que cela relève à chaque fois d’une démarche purement coloniale, sinon colonialiste.
Trump a transformé la République impériale décrite par Raymond Aron en un État colonialiste. Notons que chaque envie d’agrandir le territoire américain vise des pays aux immenses ressources minières ou hydrocarbures avec des populations relativement peu nombreuses au regard de la démographie américaine.
Une phrase de Trump à propos de Taiwan nous interpelle:
«They stole it from us. They took it from us, and I don’t blame them. I give them credit.” Intel had leaders who didn’t know what the hell they were doing, which led to the US losing its chip industry, now almost exclusively in Taiwan;
En juillet 2024, lors d’une interview : « Taïwan should compensate the United States for itsdefense support».
“You know, we’re no different than an insurance company. Taïwan doesn’t give us anything.”
« Taïwan is immensely wealthy because they took our chip industry. »
Notons que les aides américaines non remboursables vers Taiwan représentent seulement 12,94 % des ventes d’armes depuis 10 ans, soit 700 000 dollars.
Mais en faisant cette déclaration, Donald Trump sait qu’il affaiblit considérablement la position de Taïwan face à la Chine, laquelle ne peut que sortir renforcée et enhardie de ce qui représente à tout le moins un affadissement du soutien américain envers l’île.
Et si Trump, ayant pris conscience de l’inanité de sa politique étrangère, recherchait en fait la reconstitution d’une nouvelle alliance des trois empires de 1873 ? Il pense ainsi assurer la stabilité, le rôle et surtout la richesse des USA dans le monde.
À l’entente de l’Empire allemand, Autriche-Hongrie et Russie, nous verrions – abasourdis et inquiets à raison – l’alliance des trois autocraties USA, Russie, Chine. Ces trois empires se répartiraient les prédations en grandes zones d’influence.
Le lecteur nous pardonnera une réflexion personnelle. Si l’on qualifie le système mondial d’anarchique, il est une remarquable et intelligente exception : c’est l’Europe, notre Europe, havre de progrès, de paix et d’harmonie. Si l’expression grecque isotes isotetis a un sens, c’est bien au sein de l’Union européenne.
Le deuxième facteur explicatif s’appuie sur le concept brillantissime du dilemme de la sécurité de Robert Jervis : intellectuellement fascinant, il obéit à des règles mêlant étroitement psychologie et calcul rationnel.
L’ordre international est basé sur quelques principes plus ou moins rationnels et sur un équilibre des forces. La fonction séminale de tout gouvernement est d’assurer la sécurité ultime de l’État ainsi que celle de ses citoyens. Certes, l’on tend aujourd’hui à compléter l’équilibre des forces par la notion d’équilibre des intérêts. De tout temps, la structure anarchique ou au contraire relativement ordonnée – tout dépend des époques, du degré et de la fameuse devise britannique:«Where you stand depends on where you sit » – obéit à une règle d’airain. Celle-ci incite les États à primer leur sécurité. Le dilemme de Jervis repose sur l’idée centrale qu’un État prend des mesures dites défensives. Mais à un certain niveau, une mesure défensive peut être perçue par un autre État comme offensive ; ainsi, l’écartement des rails de chemins de fer sous Nicolas Ier fut conçu de façon délibérée pour être différent de l’écartement européen. La volonté stratégique était parfaitement limpide, il s’agissait de complexifier l’invasion des troupes européennes par voie de chemin de fer.
De nos jours, le traité ABM autorisant les types de missiles Galosh et Spartan répondait aussi à cette logique. Une arme défensive peut donc réduire tout risque conflictuel, mais, dès lors qu’elle est duale, elle aggrave la conflictualité. Ainsi, le maximum de sécurité pour l’État A entraîne automatiquement le maximum d’insécurité pour l’État B.
Depuis 1945, l’on peut estimer que le dilemme de Jervis a contribué à l’absence de conflits centraux ou majeurs. Une des ruptures les plus significatives et les plus dangereuses prises par Trump fut sa nouvelle doctrine stratégique nucléaire lors de sa première mandature. Cette doctrine de 2018 fut connue sous le nom de Nuclear Posture Review. Certes, tout n’y était pas négatif, car il s’agissait d’équiper les sous-marins SNLE de missiles de faible puissance W 76-2 renforçant au contraire la riposte graduée. Le but était de disposer ainsi d’une riposte flexible. En cela, elle était d’ailleurs conforme aux premières réflexions de Kissinger ou McNamara.
Le problème est que cette NPR comportait surtout un élément éminemment perturbateur, car elle introduisait également à bord des SNLE et SNA des missiles conventionnels issus du programme Prompt Global Strike avec des missiles balistiques Trident non nucléaires capables d’être déployés n’importeoù. Il était également prévu d’introduire à bord des sous-marins des missiles conventionnels Tomahawk. Il était pareillement prévu d’y greffer des IRCPS (Intermediate Range Conventional Prompt Strike) à bord des sous-marins de la classe Virginie qui sont des SNA.
Autant la dissuasion nucléaire nécessite que l’ennemi ait un minimum de certitudes à sa disposition, même si l’aléa est consubstantiel à la déterrence, autant, pour reprendre la brillante formule de Schelling «to give a chance to chance», autant ne pas savoir si la menace est nucléaire ou conventionnelle instille une peur exacerbée chez l’adversaire.
Parmi les certitudes impératives, l’adversaire doit savoir et parfaitement intégrer que l’État menacé est prêt à infliger des pertes colossales et à lui-même subir les mêmes anéantissements. L’on se remémorera utilement l’avertissement prononcé par Church Churchill en 1955 à la Chambre des communes : « Safety will be the sturdy child of terror, and survival the twin brother of annihilation. »
L’État agressé ne peut alors que prendre les mesures extrêmes menant à un conflit en sautant toutes les marches de la dissuasion. C’est l’illustration parfaite du dilemme du «Chicken Game». Cette NPR pose donc un grave problème de confusion stratégique. En effet, si un Trident ou Tomahawk, missiles conventionnels, est lancé à partir d’un SNLE, il peut être déchiffré par l’adversaire comme nucléaire et donc entrainer une riposte nucléaire. Il n’est pas non plus sûr que les satellites puissent décider à temps de la nature de la menace. Mais plus important, en parrainant cette idée profondément déstabilisatrice donc absurde, le résultat obtenu risque d’être contraire à la crédibilité de la déterrence. En effet, les SNLE font partie de la composante de dissuasion, y mélanger des armes conventionnelles en parasite le message et donc affaiblit la force de la dissuasion en sautant toutes les étapes de la syntaxe nucléaire.
Guerre froide et Vietnam en furent la confirmation ; l’agression russe en Ukraine la triste exception. Avec l’irruption de Trump, nous assistons loaf pour loaf au règne de l’anomie non seulement dans la vie politique américaine, mais surtout pour ce qui concerne notre propos.
Le dilemme de la sécurité s’inspire des «prisoner’s dilemmas » et du «chicken game », formalisés par deux mathématiciens chercheurs à la Rand Corporation, Flood et Drescher et Nash, et approfondis par Thomas Schelling. Ces jeux sont à l’intersection de la psychologie comportementale, de l’économie et de la stratégie militaire.
La politique étrangère de Trump – s’il y a politique étrangère – et nous nous excusons bien volontiers auprès des mannes du comte de Vergennes ou de Dean Acheson, emprunte les éléments que Jervis décrit comme belligènes et qui s’inscrivent mensura pro mensuraà l’ordre établi, lequel répond au vieil adage grec isotes isotetis, mentionné supra, principe d’égalité et de juste réciprocité. L’on pourrait d’ailleurs, sans exagération aucune, qualifier la politique étrangère d’après le mot si savoureux de Voltaire: «Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques et qui mettent le poignard entre leurs mains. » Et nous ne faisons pas que référence au 6 janvier.
Trump va s’éloigner des principes de précaution du dilemme de la sécurité pour embrasser le dilemme du prisonnier où, contre toute logique, c’est une coopération difficultueuse qui s’impose, chaque État choisissant d’agir selon son seul intérêt, ce qui provoque tensions et conflits. Dans le dilemme du prisonnier, les deux États auraient pourtant intérêt à coopérer. Dans le dilemme de la sécurité, il n’y a pas forcément d’intention de nuire, mais l’enchaînement de mesures induit précisément des dispositions de rétorsion nuisibles à l’ensemble des États. L’escalade des taxes en est l’exemple parfait. Mais le jeu dont raffole Trump, quand bien même il n’est pas sûr qu’il en maîtrise les codes intellectuels est le «Chicken Game». Dans ce jeu, les compétiteurs s’affrontent dans une rivalité où l’issue est, dans le meilleur des cas, un zero-sum game et, dans le pire des cas, un negative -sum game, lequel sera vraisemblablement l’issue dans la bataille tarifaire.
Dans cette version, celui qui est le premier à céder est perdu ; on se rappellera Schuschnigg ou le valeureux et malheureux président Hacha en 1939. L’on se rappellera utilement la fameuse pensée de Khrouchtchev qui ne se servait pas que de sa chaussure dans ses discours :
« I think the people with the strongest nerves will be the winners. » « the people with weak nerves will go to the wall. »
Reconnaissons qu’au jeu du chantage le plus barbare, car le moins civilisé, Trump excelle. Thucydiderapporte ainsi le fameux dialogue des Méliens, mais il se situait il y a plus de 2000 ans. Depuis, la conscience humaine et le droit ont progressé, certes pas forcément chez Trump.
«Point de ces longs discours qui ne provoquent que le scepticisme. Et nous comptons bien que, de votre côté, vous ne tenterez pas de nous convaincre en nous disant que vous n’êtes pas entrés en guerre aux côtés de Sparte, bien que votre cité fût une colonie lacédémonienne, ou que vous ne nous avez jamais causé le moindre préjudice. Ne cherchez à obtenir que ce qui est possible, compte tenu des véritables intentions de chacun. Vous savez aussi bien que nous que, dans le monde des hommes, les arguments de droit n’ont de poids que dans la mesure où les adversaires en présence disposent de moyens de contrainte équivalents et que, si tel n’est pas le cas, les plus forts tirent tout le parti possible de leur puissance, tandis que les plus faibles n’ont qu’à s’incliner. »
Le dilemme de la sécurité est éminemment positif car il fait appel à la raison, à la modération et à la prise en compte des intérêts de l’Autre, toutes choses dont Trump est totalement dépourvu.
Par contre, le Chicken Game comporte la volonté de nuire et de forcer l’Autre à reculer et à abandonner ses intérêts, car seule la force la plus brutale et, dans le cas de Trump, la plus vulgaire l’emporte.
Mais à ce jeu, Trump est loin de gagner à tous les coups. L’on se rappellera avec amusement comment Kim Jong-un a roulé Trump dans la farine. Après avoir passé au tamis les concepts ami-ennemi et du dilemme de la sécurité, tâchons de discerner les grands traits de ses décisions de politique étrangère à l’aune du principe bismarckien du «Torschlusspanik».
La traduction littérale de cette expression est « panique de la fermeture des portes». Plus prosaïquement, cela décrit l’angoisse ou la panique – rationnelle ou pas – que des atouts stratégiques ou des avantages diplomatiques disparaissent du champ d’action. Devant un ensemble de contingences favorables, il s’agissait pour Bismarck de les saisir au plus vite avant leur dissipation. Mais intervenir dans la précipitation, le mot «Panik» ne caractérisant pas exactement l’action diplomatique parfaitement pourpensée de Bismarck, c’était l’ébauche d’un n policy planning. Bismarck savait parfaitement analyser tous les éléments constitutifs d’une «Verhaltnisse», ses points forts et ses faiblesses. Cela lui était nécessaire pour justement éviter toute «Panik» ; il réfléchissait ainsi à la manière d’éviter le rétrécissement des options stratégiques de son environnement. Tout faire pour éviter qu’une opportunité ne se refermât. Contrairement à l’idée répandue, il s’agissait d’éviter de conduire une politique étrangère inutilement agressive et surtout, tout faire pour éviter l’isolement de l’Allemagne.
Le motto qui conduisit constamment sa politique étrangère était: « L’Allemagne doit être le marteau et non l’enclume de la diplomatie européenne. » Il disait aussi : «Deutschland muss immer einer von dreien in einem Dreimächtsystem sein.»
«L’Allemagne doit toujours être l’un des trois dans un système à trois. »
Il s’agissait pour lui, dans un système à trois puissances, d’être toujours du côté des deux et d’isoler la troisième. La troisième étant la France considérée comme une ennemie héréditaire. D’où la Triplice et le Ruckerversicherungvertrag. Il faudra attendre le chancelier Adenauer et le général De Gaulle pour mettre fin à cette incongruité géopolitique. Bismarck fit sienne la devise de l’empereur MarcAurèle: « l’obstacle est matière à action.» Bismarck aimait d’ailleurs dire:« Il faut savoir agripper les pans du manteau de l’histoire lorsque celui-ci nous fait la grâce de passer à portée de main.»
Si Bismarck revenait parmi nous, il pourrait tenir sur Trump les pensées attribuées à propos de Napoléon III: «C’est une grande incapacité méconnue.»
En vertu de ce schéma, Henry Kissinger, autre orfèvre en la matière, écrira plus tard dans Le chemin de la paix : «La liberté d’action, c’est-à-dire la conscience de posséder un choix d’initiatives plus vaste que celui de n’importe quel adversaire, assure une meilleure protection, car, à l’heure du besoin, aucune issue n’est barrée.»
Il n’est pas anodin de comparer la volonté de Trump d’isoler l’Europe avec la politique étrangère de Bismarck. Mais alors que Bismarck conceptualisait la politique étrangère d’un État naissant, celle de Trump est stupide car elle ne correspond ni aux moyens ni aux intérêts des États-Unis. Celle-là correspondait à une Allemagne renaissante. Les USA sont, dans leur relation avec la Chine, ce qu’il est convenu d’appeler, dans la lignée du Thucydides Trap d’un Peer Statetangente d’ailleurs le piège de Kindleberger, alors que l’Allemagne wilhelminienne était un un Conquer State. En outre, et surtout, le Chancelier de fer était doté outre-mesure d’une intelligence exceptionnelle alors que Trump nage en pleine confusion mentale.
Mais il y a une seconde lecture du Torschlusspanik encore plus intellectuellement fascinante. On a qualifié – du moins ceux qui ne se contentent pas des idées reçues – la politique étrangère de Bismarck d’agressivité retenue. Il savait parfaitement, à une exception près, le couronnement de l’Empereur dans la Galerie des glaces à Versailles – encore que l’on ne sache pas exactement si c’était sa volonté ou le choix de l’ego de l’Empereur Guillaume de savoir jusqu’où ne pas aller. Il savait également parfaitement s’arrêter lorsqu’il obtint l’unification allemande. On n’imagine pas un seul instant – même en étant doté d’une imagination débordante – Bismarck voulant annexer le Groenland ou faire du Haut Atlas marocain un paradis touristique.
Bismarck voulait à tout prix éviter que d’autres États, en vertu du Torschlusspanik, face aux actions allemandes, en vinssent à prendre des décisions précipitées et surdimensionnées. Le Torschlusspanik explique parfaitement ce que l’on appelle la danse du destin qui caractérise si bien la politique étrangère si brouillonne de Trump.
Après avoir informé le dictateur nord-coréen qu’il avait un plus gros bouton que lui, il décréta qu’il avait une relation exceptionnelle avec lui avant d’être roulé dans la farine par ce dernier.
Deuxième partie
Au vu de ces trois théories résumées, tâchons d’examiner la marque de Trump, étant entendu qu’il n’a probablement jamais eu vent de leur signification. La seule théorie que Trump maîtrise parfaitement et peut-être mieux que quiconque est celle du chapter 11. Nous nous permettons de lui rappeler en toute humilité que la conduite d’une politique étrangère n’a que peu à voir avec celle d’un casino d’ailleurs sauvé par l’argent de la mafia russe. Un des atouts majeurs de la puissance américaine, outre son impressionnante hégémonie militaire, était son réseau d’alliances couvrant la quasi-totalité de la planète.
Or, en à peine deux mois de temps, Trump fragilise comme jamais celle-ci. Certes, le renversement d’alliance n’est pas nouveau, ni en politique étrangère ni dans la politique étrangère américaine. Sans remonter à la fameuse formulation de Walter Lippmann qui écrivait en 1944 dans le New York Times alors que la guerre n’était pas encore terminée : «Que les vainqueurs ne renouvellent pas leur alliance; l’alliance de tel vainqueur et de tel vaincu suivra. L’histoire n’aurait rien d’inédit.» Pour autant, ce ne furent pas tant les USA qui changèrent leur doxa, mais plutôt l’évolution de l’URSS. Plus près de nous, Kissinger amorça avec son voyage en Chine un conceptual breakthrough que l’on a abusivement et un peu trop rapidement qualifié de changement d’alliances. Il s’agissait surtout d’exploiter une rivalité grandissante entre la Chine et la Russie. Le new pivot d’Obama peut d’ailleurs être interprété comme un agrandissement de cette focale.
Quand bien même le gouvernement d’Eisaku Sato, alors Premier ministre nippon et prix Nobel de la paix, reçut cela comme un vrai tsunami. Mais les USA renforcèrent en contrepartie leur soutien militaire à Taïwan et n’envisagèrent pas un seul instant de diminuer leur présence militaire au Japon ou en Corée du Sud. Les armes nucléaires continuèrent à être déployées dans l’ile d’Okinawa, donc sur le sol nippon, parfois au grand dam de l’extrême droite japonaise ou du puissant mouvement pacifiste nippon.
Et ce en dépit de la politique officielle de Sato entérinée par la Diète en 1971 et qui reposait sur le triptyque suivant : ne pas posséder, ne pas produire, ne pas introduire des armes nucléaires sur le sol nippon. Les USA maintinrent cependant leur politique de non-dit.
Or, sur la quasi-totalité des grands problèmes stratégiques, Trump prend exactement le contre-pied. Lors de sa première mandature, il prit soin, dans le contexte de sa lutte contre la Chine, de taxer l’axe nippon. À peine de retour à la Maison-Blanche, il taxe à nouveau les importations d’acier, les importations canadiennes et mexicaines à hauteur de 25 % et les Chinoises seulement à hauteur de 10 %. Dans sa fièvre médiatique, Trump a sans doute oublié que le Canada et les USA sont alliés au sein du NORAD. Pour en être originale, cette politique n’en est pas moins profondément stupide. Si un simple étudiant en première année de relations internationales à Sciences Po venait à énoncer dans une dissertation une telle ineptie, il serait immédiatement renvoyé finir ses études dans un comice agricole.
De la même façon, taxer tous les produits européens ne saurait être justifié par sa jalousie maladive envers la perfection de l’industrie automobile allemande ou par son complexe éminemment patriarcal et machiste envers Angela Merkel lors de sa première mandature.
Ami-ennemi n’a jamais signifié renier ses amis, voire les trahir. Ce concept signifie simplement que des pays alliés ont aussi des intérêts divergents. Mais, à l’heure du choix, les alliances montrent leur vigueur, leurs fondements et leur raison d’être. Bien plus, les divergences sont le ciment d’un dialogue robuste. Le discours si visionnaire du général De Gaulle à Phnom Penh n’a pu être prononcé que parce qu’il vint après la double séquence du soutien indéfectible de la France auprès des États-Unis lors des crises de Berlin et de Cuba.
La politique étrangère de Trump rompt également avec le pré requis de la parole donnée. Il est sain d’accepter les mésintelligences à condition de connaître leurs raisons et leurs limites. Mais cela nécessite impérativement la confiance en l’Autre et un minimum de rationalité et de stabilité.
Or Trump sacrifie ces trois principes au couperet d’un ego épaulé d’une insondable bêtise.
Trump régnante, la parole des USA est désormais totalement dévaluée. La suspension de la convertibilité du dollar le 15 août 1971 et donc sa dévaluation de facto était une aimable galéjade à côté de la dépréciation de la parole américaine.
Nietzsche écrivit: «Avant d’être mon ami, sois au moins capable d’être mon ennemi. »
Chez Trump, ce serait plutôt: sois mon ami, je serai alors capable d’être ton ennemi!
Le troisième concept n’est pas moins intéressant que les deux premiers. Le Torschlusspanik viendrait contredire la théorie du Garbage Can de Michael Cohen, James March et Johan Olsen.
À la théorie de prise de décision adoptée, sans vraie réflexion, dans un environnement anarchique s’oppose le concept bismarckien du Torschlusspanik.
Quels sont donc les éléments qui induisent la rapidité, voire la précipitation, de la politique étrangère de Trump ?
Le premier élément est la sidération mondiale qui paralyse toute réaction. Trump sait qu’il doit agir immédiatement avant qu’alliés ou ennemis ne contrecarrent ses plans.
Ainsi, dans l’agression russe en Ukraine, les Européens, s’ils ne sont plus en ordre dispersé, sauf Orbán et Fico, les tristes sires hongrois et slovaque, n’en sont qu’aux balbutiements d’une politique étrangère commune plus musclée dans la défense de l’Ukraine. En admettant que les différents plans de réarmement européens voient le jour et pallient partiellement, ah, ouvrez les guillemets, la « trahison» américaine, la stabilisation en Ukraine sera problématique. Ne soyons pas naïfs, nous n’arriverons, probablement jamais, à remplacer totalement l’aide américaine à l’Ukraine.
Néanmoins, plus notre aide politique, diplomatique et militaire sera conséquente, plus nous, Européens, serons en mesure de consolider la résistance de Zelenski envers la Russie et envers Trump.
Le temps n’est pas l’ami de Trump en cette occurrence.
Le chancelier Olaf Scholz a chichement et tardivement mesuré son soutien à l’Ukraine; le futur chancelier Merz devrait être plus prodigue en cette circonstance.
Il sera également bien plus allant dans un renforcement de la politique européenne de défense. Ses propos évoquant l’idée d’une protection nucléaire française ne peuvent qu’agacer et contrecarrer Trump. Ce dernier veut donc agir au plus vite avant que l’Europe comprenne enfin son destin.
C’est la première des planètes qui risque d’entraver la pression honteuse que Trump exerce sur Zelenski.
Le deuxième qui menace de déserter le navire de la politique étrangère de Trump est l’enthousiasme d’une partie de son électorat qui finira tôt ou tard, lassé par sa politique brouillonne et par ses coups de boutoir contre la démocratie américaine.
Le lecteur se rappellera utilement la formule savoureuse à souhait de Joseph Alsop, célèbre éditorialiste au New York Herald Tribune: «Il a essayé de faire la guerre sans que le New York Times le remarque. » Trump se livre à un exercice qui s’y apparente. Sa politique est tellement déstabilisante et hors des codes de la diplomatie classique que l’on a du mal à y croire.
Les différentes cours suprêmes américaines commencent d’ores et déjà à sortir de leur léthargie; les premières décisions invalidant certaines mesures ont déjà été rendues.
La troisième planète, qui n’est pas si lointaine, sera le couperet des élections midterms. Pour le temps présent, Trump dispose sinon de tous les pouvoirs, du moins d’un nombre impressionnant de ceux-ci.
La quatrième planète qui recoupe partiellement la seconde est les inévitables dissensus qui apparaîtront au sein de son équipe. L’histoire n’aura rien d’inédit. Ce qui eut lieu lors de sa première mandature surgira encore plus violemment sous Trump II.
Les rivalités entre Trump et Musk ou entre Musk et les autres zélotes de la cour de la Maison Blanche seront d’une autre eau que la lettre de démission de son secrétaire à la Défense, le général James Mathis, toute de componction respectueuse.
Quant à J.D. Vance, sous la flatterie éhontée et obséquieuse, pointe déjà le duel qui verra le fils tuer le père. Cette rivalité ne cachera pas très longtemps la supériorité intellectuelle dont Vance se sent doté. Il est vrai que la comparaison avec Trump ne plaide pas en faveur de ce dernier.
La cinquième planète est que Trump est déjà un lame duck que l’âge et surtout la constitution interdisent sa réélection. Trump relèguera, tôt ou tard très certainement, Vance loin derrière les feux de la rampe.
La sixième planète viendra des ennemis qu’il courtise. Trump s’apercevra très vite qu’il ne pourra pas séparer la Russie de la Chine pour les raisons évoquées plus haut.
Ce sera la première déception de politique étrangère. Autre planète de cette constellation, Trump ne pourra éternellement se coucher devant les exigences sans cesse augmentées de Poutine sur l’Ukraine. Trump finira par s’apercevoir que Poutine se joue de lui.
Bismarck disait si finement «Der Kaiser voudrait que chaque jour fût son anniversaire. » «Der Kaiser will jeden Tag Geburtstag haben.»
Guillaume II s’attendait à être fêté, révéré et adulé en permanence. C’était la marque d’un égo surdimensionné auquel Trump ne cède en rien!
Que Poutine vienne à s’enhardir dans les exigences commerciales, cela provoquera chez Trump le sentiment du joueur humilié, spolié et volé.
La huitième planète surviendra lorsque Trump demandera l’aide de la Russie pour freiner l’accession de l’Iran sur le podium nucléaire. Mais il eût fallu être d’une insondable ignorance de la réalité de l’équilibre des forces et de la puissance des intérêts pour imaginer un seul instant que Chine et Russie acceptassent de sacrifier leur meilleur atout stratégique.
On imagine sans peine et avec grand amusement le général De Gaulle s’emparer de cette erreur et déclarer lors d’une conférence de presse, exercice qu’il prisait tant et qui faisait la joie des commentateurs: «Il eût fallu une ignorance abyssale des rapports de force et des logiques d’intérêt pour s’imaginer, ne fût-ce qu’un seul instant, que la Chine et la Russie fussent prêts à sacrifier ce qui constitue, pour l’une comme pour l’autre, le cœur même de leur position stratégique.»
Qui mieux que Churchill eût pu qualifier le retour de fortune qui ne manquera pas de confirmer ces planètes qui répudieraient la présidence de Trump. Dans une lettre adressée à De Gaulle en 44, Churchill prédisait ce qui menaçait la Russie de Staline. « Quand l’heure viendra de digérer, ce sera pour les Russes le moment des difficultés. Saint Nicolas pourra peut-être alors ressusciter les pauvres enfants que l’ours aura mis au saloir.»
Enfin, cette litanie composant la Torschlusspanik de Trump serait incomplète si l’on ne mentionnait pas la planète qui a déjà explosé avant même qu’elle n’ait eu le temps de naître.
À Gaza, la planète des illusions de Trump s’est déjà révélée être – et être heureusement – un échec cuisant. La barbarie génocidaire pogromesque du Hamas n’a pas eu d’équivalent depuis 1945. L’on peut affirmer que l’attaque du 7 octobre constitue un crime de génocide. On peut mêmement affirmer que la façon, humiliante et dégradante, dont le Hamas orchestre la libération des otages israéliens – charpente elle aussi car faisant partie d’un plan d’ensemble – est un crime de génocide. Cette libération s’inscrit parfaitement dans le mens rea, car le dolus specialis est on ne peut plus présent; quant à l’actus reus, il est tout aussi éclatant.
Notons cependant que les otages israéliens ne sont pas les plus vieux otages au monde.
Entre 1970 et 1980, la Corée du Nord, qui n’est pourtant pas un proto-État , s’est «plue» à enlever un certain nombre de Japonais. Sans doute pour leur faire gouter le charme discret du pays!
Le gouvernement japonais a admis le rapt de 17 de ses concitoyens. En 2002, la Corée du Nord a reconnu la réalité des faits et autorisa dans son immense mansuétude cinq d’entre eux à rentrer au Japon.
Pyongyang avoua le décès de huit autres Japonais. Il resterait donc toujours quatre détenus.
Trump jouait sur du velours à Gaza. Eût-il procédé à un bombardement suivi d’une intervention militaire, puisqu’il avait promis le « hell », la chose eût été légale du point de vue du droit international.
Mais Trump — jamais à court d’une idée idiote et nauséabonde — se piqua d’une idée lumineuse.
Idée idiote, car irréaliste. «to deport the Gazans forcibly with no right to return»Or cette seule formulation constitue elle aussi un crime de génocide à cause du mot forcingly et de l’expression no right to return.
Cette idée était bien entendu irréaliste, car tous les pays arabes, Arabie saoudite comprise, l’ont rejetée et l’ont heureusement rejetée. Irréaliste et nauséabonde ! Capitis deminutio!
Eusse Maurice Gourdault-Montagne, un de nos plus prestigieux ambassadeurs de France et ancien sherpa de Jacques Chirac, accepté de conseiller Donald Trump, il lui eût évité cette monstrueuse bêtise: Qu’on en juge: «C’est le travail du diplomate que de préparer le terrain et ses abords pour y parvenir, en s’efforçant de conjurer notre tendance naturelle à considérer les autres à l’aune de nos propres critères de jugement et d’évaluation. C’est ainsi la connaissance puis l’analyse des postures des réactions adverses qui trace le cadre du possible dans la discussion, puis dans l’action.»
Trump et Netanyahu s’aiment mutuellement dans leur course à la flatterie et à l’admiration réciproque de leurs égos. Notons qu’ils ne sont pas les seuls; Erdoğan et Trump s’aiment et se respectent tout autant.
Pour autant, les intérêts d’Israël divergeront tôt ou tard de ceux des États-Unis, notamment en ce qui concerne l’Iran. L’indicateur des prix de l’essence à la pompe est l’ultima ratio pour les électeurs américains; il ne vient qu’en très lointaine position dans les réflexions stratégiques de Netanyahu.
Une autre planète de cette pléiade sera à surveiller pour Trump. L’Arabie saoudite n’a pas encore rejoint les BRICS, elle n’en demeure pour le moment qu’un simple observateur. La diplomatie de l’Arabie saoudite peut être qualifiée de vaticane tant elle brille par son intelligence, sa discrétion, sa subtilité et son efficacité. Elle est attentive aux sirènes russes et chinoises, mais elle n’est pas prête à quitter l’assuétude du confort douillet du parapluie américain.
Elle eût aimé un vrai rapprochement, voire une reconnaissance de l’État d’Israël – c’était d’ailleurs le plan du roi Abdallah II dès 2002 –, mais ni les USA ni Israël, ce dernier étant pourtant on ne peut plus désireux de convoler en justes noces avec le Royaume, n’acceptèrent de payer le prix, pourtant on ne peut plus modéré et légitime, demandé par l’Arabie saoudite.
Dès avant le 7 octobre et peut-être concomitamment avec les accords conclus avec l’Iran sous les auspices chinois, les relations israélo-saoudiennes se sont dégradées alors que l’Arabie saoudite et l’Iran, les deux ennemis d’hier participent aujourd’hui à des manœuvres navales militaires communes.
Cette planète connaîtra des turbulences dont on ne peut encore prédire ni l’intensité ni la direction.
Ces trois paradigmes, trop brièvement analysés, nous rappellent les leçons de diplomatie savamment administrées par Talleyrand: «Il pourra céder ce qui est d’un intérêt moindre pour obtenir ce qui est d’un intérêt supérieur.» Malheureusement, Donald Trump a retenu cette leçon… mais à l’envers! Il pourra être cédé ce qui est d’un intérêt supérieur pour obtenir ce qui est d’un intérêt moindre si je fais un bon audimat télévisuel sur Facebook.
En guise de conclusion, que le lecteur nous pardonne quelques idées rapidement couchées sur le papier, mais qui nous tiennent tant à cœur.
La politique étrangère de Trump brille certes par son imbécilité. Ce n’est pas forcément le plus grave! America first deviendra très vite America alone. À nous, Européens, de clamer à la face du monde: CivisEuropeanus sum!
À nous, Européens, de devenir une Europe puissance et fière de nos idéaux!
Lorsque l’Europe le veut, elle le peut. Pour preuve, nous tenons à rappeler à tous les esprits sceptiques et chagrins ce que nous devons à des hommes d’État exceptionnels. Jean-Claude Trichet a été de ceux qui ont permis la puissance économique et financière de l’Europe; Pierre Vimont, brillantissime ambassadeur de France, fut l’âme de la diplomatie européenne.
Qu’ils en soient remerciés!
Trump coche toutes les cases du dirigeant illibéral aux antipodes de nos valeurs humanistes qui font le charme de l’Europe.
Il coche toutes les cases allant de la xénophobie, du populisme, de la vulgarité, du règne de l’argent fou et prédateur, du racisme et de l’antisémitisme.
Le lecteur lira à ce propos avec profit le superbe article paru le 7 mars de l’historien américain Timothy Snyder, un des plus fins connaisseurs de la Shoah. Son article est intitulé Antisemitism in the Oval Office.
Gérard Araud écrit dans son livrePasseport diplomatique : «Je savais que la diplomatie, c’était parler au diable, mais rien ne m’obligerait jamais à dire que le diable était un ange.»
Lecteur, pardonnez-moi d’oser recommander au quarante-septième Président des États-Unis la lecture du si beau livre de Maurice Gourdault-Montagne: «Les autres ne pensent pas comme nous.»
Enfin, hé réminiscence de nos humanités, nous laissons la parole à Cicéron pour conclure.
«Jusques à quand enfin, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? » Combien de temps encore ta fureur esquive aura-t-elle nos coups ? Jusqu’où s’emportera ton audace sans frein ? Rien, ni les troupes qui, la nuit, occupent le Palatin, ni les rondes à travers la ville, ni l’anxiété du peuple, ni ce rassemblement de tous les bons citoyens, ni le choix de ce lieu, le plus sûr de tous pour la convocation du Sénat, ni l’air ni l’expression de tous ceux qui sont ici, non, rien n’a pu te déconcerter ? Tes projets sont percés à jour ; ne le sens-tu pas ? Ta conspiration, connue de tous, est déjà maîtrisée ; ne le vois-tu pas ? Ce que tu as fait la nuit dernière, et aussi la nuit précédente, où tu as été, qui tu as convoqué, ce que tu as résolu, crois-tu qu’un seul d’entre nous l’ignore ?…
Leo Keller