Alors que la lutte contre la deuxième vague de la pandémie requérait, dans l’intérêt supérieur de la nation, l’entière disponibilité du ministre de la Santé, la Commission de l’instruction de la Cour de justice de la république (CJR) dépêchait en octobre 2020 une escouade d’enquêteurs perquisitionner le domicile et le ministère d’Olivier Véran.
Pendant l’été 2021, c’est au tour du ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti. Les principaux syndicats de la magistrature et l’association Anticor l’accusent de « prise illégale d’intérêts » pour avoir usé de ses fonctions ministérielles afin d’orienter le traitement de dossiers dans lesquels il serait impliqué comme avocat.
En quoi consiste l’interférence dénoncée ? Dans le fait d’avoir décidé de poursuivre deux enquêtes administratives initiées sous l’autorité de sa prédécesseure, Nicole Belloubet. L’une portait sur le comportement d’un magistrat détaché dans la principauté de Monaco. L’autre visait les pratiques du parquet national financier (PNF) dans l’affaire dite des « fadettes ». Dans la première affaire, M Dupond-Moretti, alors avocat, avait reproché au magistrat en cause ses « méthodes de cow-boy ». Dans la seconde affaire, trois magistrats du PNF avaient exploité, sur une période inhabituellement longue pour de telles investigations (six ans) et – comme le relève un rapport de l’Inspection générale de la justice – selon des modalités procédurales présentant des anomalies, des factures téléphoniques détaillées, en vue d’identifier la « taupe » qui aurait informé Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog qu’ils étaient sur écoute. Or nombre des communications téléphoniques ainsi exploitées concernaient des cabinets d’avocats et l’un de ces cabinets était celui de M Dupond-Moretti. Confirmer des enquêtes administratives parfaitement justifiées : voilà l’infamie imputée à Eric Dupond-Moretti.
La Commission des requêtes de la CJR, censée filtrer les plaintes contre les ministres, a jugé les plaintes recevables. Là encore, la Commission de l’instruction de la CJR a décidé une fouille des locaux professionnels, ce qui nous a valu, le 1er juillet 2021, le spectacle surréaliste d’une justice perquisitionnant le ministère de la Justice. Dix heures au cours desquelles ont été saisis les ordinateurs de la direction des affaires criminelles et des grâces et les téléphones des membres du cabinet …. et – détail ô combien allégorique ! – ouvert au chalumeau un vieux coffre-fort vide.
Sans attendre les résultats de cette perquisition, la Commission de l’instruction a convoqué le garde des Sceaux le 16 juillet 2021 en vue de sa mise en examen. A été fort heureusement enterrée par le Chef de l’Etat, à cette occasion, l’imprudente « doctrine Balladur », selon laquelle la mise en examen d’un ministre entraîne son départ du gouvernement. Le 3 octobre 2022, le garde des Sceaux est traduit devant la CJR, du jamais vu pour un ministre en exercice.
Tout cela laisse sans voix la grande majorité des commentateurs et de la classe politique. C’est que la seule expression de « prise illégale d’intérêts », par ses relents sulfureux, suggère le pire.
Le public ne comprend rien à ce feuilleton procédural, mais retient vaguement qu’il y a eu scélératesse ministérielle.
Constitue une prise illégale d’intérêts, aux termes de l’article 432-12 du code pénal, « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou par une personne investie d’un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement ». C’est en vertu d’une lecture extensive de ces dispositions que la Commission des requêtes de la CJR, puis sa Commission de l’instruction, emboîtant le pas aux syndicats de magistrats, poursuivent le garde des Sceaux.
M. Dupond-Moretti a entendu que soient menées à leur terme des enquêtes administratives justifiées et présentant toutes garanties d’impartialité. Il s’est rangé à l’avis préalable de ses services. Il a par ailleurs délégué au Premier ministre toute initiative qu’il y aurait ultérieurement lieu de prendre (saisine du Conseil supérieur de la magistrature, seule entité compétente en matière de discipline des magistrats) au vu des résultats des enquêtes. Un décret a été pris en ce sens le 23 octobre 2020 interdisant au garde des Sceaux de connaître « des actes de toute nature (…) relatifs à la mise en cause du comportement d’un magistrat à raison d’affaires impliquant des parties dont il a été l’avocat ou dans lesquelles il a été impliqué » et transférant ses compétences sur ces affaires au Premier ministre. Dès sa prise de fonctions, Eric Dupond-Moretti s’était désisté du recours qu’il avait auparavant formé contre les méthodes du PNF … Que lui fallait-il faire de plus ? Enterrer ce dossier pour la seule et étrange raison qu’il a été victime des agissements sur lesquels il porte ? N’aurait-ce pas été une prise illégale d’intérêts à rebours ?
Un train peut en cacher un autre. En l’espèce, la prétendue prise illégale d’intérêts, de la part du ministre poursuivi, fait apparaître le véritable conflit d’intérêts du côté des poursuivants. Depuis son entrée en fonctions, l’actuel garde des Sceaux est vilipendé par une bonne partie de la magistrature, que celle-ci s’exprime par la voix de ses syndicats, qui voient dans sa nomination une « déclaration de guerre », ou d’une haute hiérarchie judiciaire qui ne craint pas de le morigéner publiquement. Ces mêmes hautes autorités pèsent sur le fonctionnement de la CJR à tous les stades de la procédure et n’ont pas le réflexe de se déporter. Ainsi, le procureur général près la Cour de cassation, en cette qualité ministère public devant la CJR, a co-rédigé une tribune critique, parue en septembre 2020 dans Le Monde, sur l’ouverture de l’enquête administrative concernant les trois magistrats du PNF. Ni cette tribune, ni l’avis favorable officieusement donné au ministre sur la poursuite de l’enquête administrative, ne l’ont apparemment gêné, quelques mois plus tard, pour inviter la Commission des requêtes de la CJR à recevoir les plaintes dirigées contre Eric Dupond-Moretti. Quant aux magistrats de la CJR encartés (le corps judiciaire est l’un des plus syndiqués de la fonction publique), on attend de voir s’ils estiment déontologique d’instruire et de juger les plaintes présentées par leurs syndicats.
Comment ne pas penser à un règlement de comptes ?Tout se passe en effet comme si, mécontente de son ministre, la magistrature cherchait à le pousser à la démission par le biais pénal.
La partie parlementaire de la CJR renâcle en revanche à se laisser ainsi instrumentaliser puisque deux de ses membres ont démissionné, refusant de prendre part au « semblant de justice » que constitue, à leurs yeux, la mise en cause du ministre de la Justice. L’une d’eux dénonce « le désir non dissimulé d’une poignée de magistrats de réduire à l’impuissance politique un garde des sceaux disqualifié dès sa nomination ». Le jour même où la Commission de l’instruction de la CJR décidait de renvoyer Eric Dupond-Moretti devant celle-ci, la formation plénière de la Cour, comprenant ses membres parlementaires, prononçait un non-lieu à l’égard d’Eric Woerth, poursuivi pour avoir, en sa qualité de ministre du Budget, arbitré de manière trop favorable le régime fiscal de l’indemnité versée à Bernard Tapie dans l’affaire de la vente d’Adidas par le Crédit lyonnais. Début de révolte des politiques contre la persécution judiciaire ?
Rapprochée des affaires intéressant François Fillon, Nicolas Sarkozy et d’autres, la procédure tonitruante visant Eric Dupond-Moretti soulève deux interrogations relatives à la pénalisation de la vie publique et, plus généralement, aux dérèglements de la séparation des pouvoirs affectant la démocratie contemporaine.
La première concerne le projet de loi constitutionnelle déposé par le gouvernement en 2018, qui appliquait le droit commun à la responsabilité pénale des ministres dans l’exercice de leurs fonctions, au motif que les dispositions actuelles, relatives à la CJR, seraient trop favorables à l’exécutif. Quand on voit à quelle brutalité et à quelle indifférence à l’égard du bon fonctionnement des pouvoirs publics conduit l’application des actuelles dispositions, on n’ose imaginer ce que produiraient des dispositions moins « complaisantes ».
La seconde interrogation est structurelle. La justice veut affirmer son indépendance, fort bien. Mais a-t-elle besoin pour autant de camper un contre-pouvoir purificateur et d’alimenter la crise de confiance qu’éprouve notre pays envers son Etat ? L’indépendance de la justice est aujourd’hui entière. Après le « Mur des cons », c’est son impartialité qu’elle devrait manifester.
Quel bénéfice peut trouver la magistrature à concourir au discrédit des institutions, au moment où celles-ci devraient se montrer soudées face aux crises énergétique, sanitaire, économique et sociale, comme face aux menaces de guerre, à la violence civile, à la délinquance et au terrorisme ?
La compréhension manifestée par certains magistrats pour le malfrat ordinaire a pour pendant leur grande sévérité à l’égard du prévenu lorsque celui-ci occupe (à leurs yeux) une place « dominante » dans la société. Ceci se manifeste particulièrement dans les affaires de légitime défense, appréciée restrictivement dans le cas de commerçants et particuliers victimes de vols ou de cambriolages et surtout d’agents des forces face aux rodéos à moto ou aux véhicules forçant un barrage policier. Et bien sûr dans les affaires politico-financières. Dans ces dernières, le juge caresse dans le sens du poil un public convaincu qu’« ils sont tous pourris » et avide d’exécutions en place de grève.
Il n’est pas exagéré de dire qu’aujourd’hui, en partie par réaction contre la complaisance passée de la justice envers les puissants de ce monde, beaucoup de magistrats ont retourné comme un gant la formule de Lafontaine : « selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » (« Les animaux malades de la peste »). La justice n’y gagne rien. Le public ne voit pas – ou ne veut pas voir – ce retournement, car la pénalisation de la vie publique satisfait son « désir du pénal ». On l’a observé surabondamment pendant la crise sanitaire.
Si, dans sa figuration symbolique, la justice a les yeux bandés, c’est pour inciter le juge à tenir en équilibre les plateaux de la balance, et non pour le laisser libre de les faire pencher dans le sens de son esprit de corps, de ses préjugés ou de ses passions.
Jean-Eric Schoettl
Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel
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