Le 24 janvier 1789, Louis XVI adressait aux Français par le biais des généralités d’élection, bailliages, sénéchaussées et paroisses, la lettre de convocation des États généraux, sollicitant le concours de ses fidèles sujets pour « nous aider à surmonter toutes les difficultés où nous nous trouvons relativement à l’état de nos finances et pour établir suivant nos vœux un ordre confiant et invariable dans toutes les parties du gouvernement qui intéressent le bonheur de nos sujets et la prospérité de notre Royaume… » ainsi s’exprimait le Souverain du « cher et vieux pays » en pleine banqueroute. La suite est connue et par bien des aspects a configuré la France d’aujourd’hui.
Le 21 janvier 1793, le Roi dont l’avènement à un âge très jeune avait suscité une immense espérance à travers tout le Royaume gravissait les marches de l’échafaud pour être guillotiné, victime expiatoire des défaillances de l’Ancien Régime et d’institutions à bout de souffle. De cette violente Révolution française au retentissement universel ressurgissent régulièrement des échos qui devraient éclairer les dirigeants actuels et les inciter à plus de prudence et d’humilité mais hélas on retient peu les leçons de l’histoire en ces temps où entre le dire et le faire il y a la mer (comme le souligne la chanson…) ou plutôt le travers d’une communication sans fond qui se substitue à l’action.
Le cri de désespoir du monde agricole qui s’élève à travers toute la France devrait réveiller les consciences sur la nécessité et l’urgence d’un sursaut collectif faute de quoi le risque de l’effondrement pourrait se concrétiser à une vitesse beaucoup plus rapide qu’on ne le croit dans le contexte prévalent d’extrême fracture de 2024.
En quelques jours à peine, cette colère légitime, qui ne tombe pas du ciel après de multiples signes avant-coureurs en Europe et dans l’ensemble de nos territoires depuis des mois, fait paraître à des années- lumière des réalités du terrain la conférence de presse présidentielle du 16 janvier annoncée comme le grand rendez-vous de l’Exécutif avec la nation – le réarmement d’une France libérant ceux qui font…- et l’effervescence médiatique autour de la désignation d’un nouveau très jeune Premier ministre confronté en guise de baptême du feu à une crise majeure, remettant en cause des séries de décisions technocratiques contestables, la plupart prises à Bruxelles, génératrices de contraintes et de normes devenues insupportables pour les agriculteurs français au point de les mobiliser aussi massivement dans une lutte pour leur survie parfaitement comprise et soutenue par l’immense majorité de leurs concitoyens. L’exercice à venir devant l’Assemblée nationale de la déclaration de politique générale de Gabriel Attal, déflorée en grande partie par le catalogue de mesures ou vœux pieux décliné par le Chef de l’Etat mi janvier, ne peut que pâtir fâcheusement de l’évolution exponentielle d’un mouvement populaire, profond qui présente un certain nombre de points communs avec celui des Bonnets rouges en 2013 et celui des Gilets jaunes en 2018, de surcroît dans un climat délétère cumulant d’autres sources de grand mécontentement comme les attentes trompées du public sur la loi traitant de l’immigration ou les craintes d’une dégradation accrue du pouvoir d’achat avec l’augmentation de charges, entre autres celle du tarif de l’électricité à compter du 1er février. C’est peu dire que décevoir l’attente des manifestants par des annonces gouvernementales qui s’avèreraient insuffisantes et par la non-prise en compte dans leur intégralité des revendications claires exprimées sur le terrain, est un risque à soupeser avec la plus grande attention et certainement à ne pas prendre dans un climat où les maladresses se multiplient singulièrement, revêtant l’aspect de provocations comme l’augmentation de l’enveloppe des frais de mandats des députés pour compenser l’inflation, sans parler des révélations polémiques dans la presse sur les disparités abyssales de revenus observées entre « ceux d’en haut » et ceux qui aimeraient simplement vivre ou plutôt survivre de métiers pour lesquels ils ne ménagent ni leurs peines ni leurs efforts depuis des lustres. Après des années d’alertes, de mobilisations et de cris du secteur agricole en vain, in fine le plan social à l’échelle européenne en cours affectant toute la profession a mûri sous couvert de mutations, transitions, adaptations aux « règles » implacables d’une mondialisation des marchés. En s’éloignant de plus en plus des objectifs de la PAC de 1962, nos dirigeants ont tourné le dos à des politiques comme celle de la chaise vide pour obtenir le compromis de Luxembourg en 1965, perdant peu à peu de vue la notion de souveraineté en matière agricole et de défense des intérêts nationaux pour aboutir à l’impasse actuelle avec une redéfinition autre des priorités, Pacte vert, « Farm to fork » etc., reflet abusif des préoccupations sociétales de l’heure où l’écologie dans sa conception occidentale est devenue prétexte à tout et n’importe quoi sans amélioration tangible de l’état de la planète, en tout cas débouchant sur une situation devenue insupportable pour la majorité des agriculteurs français.
En résumé, un divorce consommé et une rupture difficile à réparer entre ceux qui nous nourrissent et ceux qui prétendent leur dire comment faire sans tenir compte le moindre du monde de leur expérience et de leur bon sens…
La forme revêtue par ce qui pourrait bien être le dernier combat des héritiers de générations de cultivateurs, laboureurs, éleveurs, producteurs qui ont façonné les contours de la France d’aujourd’hui en préservant l’essentiel, est variable d’un terroir à l’autre en fonction de l’intensité des luttes passées et des spécificités locales, avec un épicentre de l’exaspération notable dans le Lot-et-Garonne particulièrement impacté par les aberrations de la surtransposition des directives européennes. Partout l’expression de la lutte frappe par la détermination de ses acteurs à ne pas se laisser berner à nouveau par les faux-semblants habituels de la communication politique macroniste et le déni de ses postures et votes contradictoires au Parlement européen notamment en ce qui concerne la signature des derniers traités commerciaux de libre-échange. S’il faut en arriver au blocage de la capitale par des cohortes de tracteurs, il est clair également que dans le cas présent, contrairement aux autres épisodes de vive contestation qui auront émaillé les deux mandatures sous le sceau du « En même temps », les désagréments et la radicalité d’une telle opération ne pourront plus servir d’alibi au pouvoir pour retourner une opinion publique qui a compris les enjeux et adhère à la lutte en cours. Une Mère et sa petite fille ont perdu la vie en Ariège, un drame qui endeuille le pays entier aux côtés de celles et ceux qui luttent pour le respect de leur labeur au service de la communauté et l’amélioration de leurs conditions d’existence, symbolique aussi quelque part de mondes qui se fracassent, faute de considération des uns par les autres…
L’heure est venue pour le nouveau gouvernement de faire face à ses responsabilités pour éviter la bascule du pays dans une situation encore plus préoccupante que celle dans laquelle il se trouve en ces derniers jours de janvier. Sera-t-il en capacité de le faire au vu de tout ce qu’il n’a pas anticipé autour de la taxe sur le gazole non routier en particulier ? Quelles annonces demain seront susceptibles de désamorcer la colère qui a éclaté dans le monde agricole mais qui n’est peut-être que le prélude à bien d’autres formes de ressentiment vis à vis de politiques sans vision à long terme ni partage réel par les électeurs ? Le jeu de dupes magistral auquel on vient de se livrer en laissant le soin au Conseil constitutionnel de vider la loi sur le contrôle de l’immigration de l’essentiel de son contenu au terme des laborieuses tractations au sein de la Commission mixte paritaire de décembre 2023, ne plaide pas non plus en faveur d’une confiance illimitée dans les déclarations et promesses gouvernementales…
Il est considéré comme éminemment réactionnaire d’évoquer la célèbre formule utilisée par Emmanuel Berl dans la rédaction du discours du Maréchal Pétain prononcé le 25 juin 1940 – « la terre, elle ne ment pas… »- et de juger passéiste et rétrograde, certainement pas compatible avec la « start-up Nation », voire suspecte, la défense de la cause agricole… Rien ne justifie pour autant que l’on en soit arrivé à un tel degré de désespoir mesurable au nombre insoutenable de suicides d’agriculteurs dans un pays comme la France où les racines paysannes ont tant compté dans les épreuves comme dans la contribution aux phases de prospérité. Il est plus que temps que cela change et vite sinon notre perte sera consommée et notre identité sera détruite à jamais. « Action, action, action ! »…
Eric Cerf-Mayer