L’Europe se trouve depuis quelques mois submergée par des flux migratoires incontrôlables. Réfugiés politiques et migrants économiques se mêlent, arrivant massivement à la fois par voie maritime et par voie terrestre, en provenance de ce que l’on dénomme aujourd’hui “les pays du Sud”.
Les dirigeants européens sont comme surpris et débordés. Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Junker, a exhorté début septembre, à Strasbourg, les pays européens à se répartir “160 000 réfugiés” selon un mécanisme obligatoire. Mme Angela Merkel, après avoir créé un courant aspirant en se déclarant prête à accueillir sans restriction tous ces candidats qui voient en l’Europe un nouvel eldorado, change soudain d’attitude face aux réalités en fermant autoritairement sa frontière avec l’Autriche, et la Hongrie, qui entend garder la maîtrise de son destin, a construit à la hâte un mur de barbelés de 175 kilomètres pour barrer la route à tous les immigrants qui avaient entrepris de cheminer par la Serbie pour s’installer en Europe. On discute de quotas pour se répartir équitablement tous ces nouveaux arrivants, et, finalement, les dirigeants prennent, sous la pression de leurs opinions publiques, conscience que l’Europe va se trouver très vite débordée. Aussi, les ministres de l’Intérieur des pays de l’Union européenne viennent-ils de décider la création de “hotspots” en Grèce, en Italie et en Hongrie, en entendant par là des centres de tri où l’on fera la distinction entre refugiés réels victimes de conflits guerriers dans leur pays, et ce que l’on dénomme des “migrants économiques” qui, eux, sont en quête de meilleurs moyens d’existence. Les premiers, selon les traditions ordinaires de l’Europe, seront accueillis dignement, mais les seconds seront tenus de retourner dans leur pays.
Toutes ces mesures, on le voit bien, sont prises dans l’urgence. Le danger serait de considérer ces flux migratoires comme résultant d’évènements à caractère strictement conjoncturel, alors qu’ils ne sont, comme nous allons le voir, que les premiers signes d’un phénomène structurel tenant aux évolutions démographiques en cours, des évolutions dont il aurait été facile pour les hommes politiques en charge des destinées des pays européens de prendre en temps voulu toute la mesure. La gravité de la situation est telle qu’il va falloir que les dirigeants des pays développés, et tout particulièrement ceux de l’Europe, modifient totalement leur façon de voir le monde : des mesures immédiates sont à prendre pour traiter le problème des relations entre le monde des pays développés et celui des pays en voie de développement. Des mesures qui marquent une rupture avec les modes de pensée qui sont ceux des pays occidentaux. Hubert Védrine, dans un article récent du Figaro1, a dénoncé, à propos de la crise migratoire actuelle, le mythe de la “mondialisation heureuse”, et il nous dit que le sans-frontiérisme fait bien des ravages.
Les pays en voie de développement ne parviennent plus, en effet, à fournir à tous leurs ressortissants des conditions d’existence acceptables. On n’a, généralement, pas vu que les troubles qui s’y sont produits ces dernières années, et notamment ce que l’on a appelé “les printemps arabes”, ont été avant tout les effets des démographies galopantes que connaissent depuis une cinquantaine d’années ces pays. L’Algérie, par exemple, comptait neuf millions d’habitants au moment de son accès à l’indépendance en 1962, et elle en a aujourd’hui plus de trente-six millions, et tous ses jeunes ne pensent qu’à émigrer, cédant au mirage de la “harraga”. L’Égypte, qui avait quatre ou cinq millions d’habitants en 1945, en compte aujourd’hui quatre-vingt-cinq millions. Et la Tunisie, pays où le fait divers de l’immolation par le feu du jeune Mohamed Bouazizi a joué le rôle de déclencheur des révoltes dans les pays arabes, est passée de quatre millions d’habitants en 1960 à un peu plus de onze actuellement : ce jeune de 24 ans, qui avait dû interrompre ses études pour nourrir sa famille, s’est vu confisquer sa charrette de marchand de légumes ambulant, faute d’avoir pu obtenir une licence en bonne et due forme, et cela l’a conduit au désespoir. Tous ces pays, jusqu’à une période récente, vivaient en paix sous le joug de dictateurs qui parvenaient à maintenir l’ordre dans leur pays : finalement, dans plusieurs d’entre eux, ce sont les foules qui, se révoltant, sont parvenues à mettre à bas ces régimes autoritaires ; dans d’autres cas, ce sont les Occidentaux qui se sont chargés, eux-mêmes, par la force des armes, d’accomplir cette mission délicate. Depuis, des situations de crise ont pris place un peu partout qui amènent grand nombre des habitants de ces pays à tout abandonner sur place pour aller chercher fortune ailleurs.
Il faut donc prendre conscience de la façon dont évolue notre monde, et peut-être se poser la question de savoir si l’équilibre qui a existé jusqu’ici entre le monde développé et le monde des pays sous-développés ne va pas se trouver changé ? Les experts de l’ONU ont calculé que notre planète peut seulement porter quatre milliards de personnes ayant la structure de consommation des pays développés, alors que la population mondiale va passer de sept milliards d’habitants, actuellement, à neuf milliards en 2050. La démographie joue un rôle central dans les problèmes de géopolitique : “Elle est une des composantes de l’arithmétique politique, et elle est la biologie des nations” nous dit Jean-Claude Chesnais, directeur de l’INED.
Avec le modèle de société qu’ont adopté les pays occidentaux, et la croissance démographique que connaît actuellement notre planète, on s’achemine vers un monde hors de contrôle.
En 2007, la Société Générale, en France, a publié un très important rapport sur les évolutions démographiques du monde qui se concluait par l’urgente nécessité de “remettre à plat nos modèles, nos dogmes, et nos schémas de pensée”.
La société de consommation, née dans les années 20 aux États-Unis, s’est répandue très vite sur les divers continents du fait que le progrès technique a permis aux hommes de disposer progressivement de plus en plus de biens matériels, de plus en plus de confort dans leur vie quotidienne, ainsi que de sécurité, tout en réduisant considérablement leur temps de travail.
La structure de consommation qui est celle aujourd’hui des pays développés épuise par trop rapidement les ressources naturelles de la planète, génère des quantités considérables de déchets et amène des perturbations du climat, autant de phénomènes qui préoccupent très sérieusement aujourd’hui les grandes instances internationales. Déjà Gandhi, en son temps, avait déclaré : “Le monde est assez grand pour satisfaire les besoins de tous mais trop petit pour contenter les désirs de chacun”. Gandhi avait bien vu que notre monde allait buter sur le problème de la répartition des ressources entre les “pays développées” et les “pays en voie de développement”. C’est en effet le problème majeur qui se pose au monde, actuellement.
En route vers un monde hors de contrôle
On se souvient que déjà, à la fin du XVIIIe siècle, Thomas Maltus avait attiré l’attention de ses concitoyens sur le caractère inévitable de catastrophes futures résultant de la différence des rythmes d’accroissement de la production agricole et de la population humaine : il expliqua que la première croît à un rythme arithmétique alors que la seconde suit un rythme exponentiel. Ce fut le premier signal d’alarme qui fut donné au monde. Il y eut ensuite les travaux du Club de Rome dans le début des années 1970 avec le fameux rapport “The limits of groth” établi par le Massachusetts Institute of Technology.
Ces avertissements furent chaque fois considérés comme inutilement pessimistes, leurs auteurs étant jugés comme des obscurantistes attardés, totalement dépourvus de foi dans les capacités infinies de la science.
Les prévisions démographiques des experts de l’ONU
Très longtemps, la population du globe n’a crû qu’à un rythme très faible. Puis on est passé de un milliard d’habitants en 1800 à 2,5 en 1950. Ensuite le mouvement s’est considérablement accéléré, la population mondiale atteignant le chiffre très important de sept milliards en 2012. Et selon les prévisions des démographes de l’ONU, on en sera à neuf milliards en 2050.
Prévision d’évolution de la population mondiale
Ce qui est particulièrement préoccupant, dans les évolutions en cours, c’est la modification qui s’opère dans la répartition de cette population entre les pays développés et les pays en voie de développement :
Le graphique ci-dessous montre très clairement que l’augmentation considérable de population que va connaître le monde sera le fait des pays en voie de développement. L’Afrique, notamment, qui va passer de un milliard d’habitants à deux milliards dans cette période.
La distorsion Nord-Sud
Croissance mondiale (en milliards d’habitants)
Ce basculement de la structure de la population va poser des problèmes que l’on n’est pas loin de considérer aujourd’hui comme insolubles.
Le problème de la faim dans le monde et les besoins d’accroissement de la production agricole
La FAO estime qu’il y a actuellement 850 millions de personnes dans le monde qui souffrent de malnutrition, et que dix millions meurent de faim chaque année. Ces personnes sont dans ce que longtemps on a appelé le “tiers monde”. Par contre, dans les pays développés environ un milliard de personnes se trouvent en état de suralimentation : dans ces pays, en moyenne, les individus bénéficient de rations quotidiennes de 4 000 calories, avec 90 g de protéines. Dans les pays en voie de développement les rations sont de 2 200 calories, avec seulement 30 g de protéines. Les nutritionnistes estiment que la norme pour les êtres humains est de 2 500 calories par jour avec 60 g de protéines.
Pour faire face à l’augmentation de population qui est prévue d’ici à 2050, la FAO estime qu’il va falloir accroître la production agricole mondiale de 70 %, ce chiffre étant l’objectif que se fixe cette agence internationale pour éviter les famines et permettre aux populations du tiers monde d’améliorer sensiblement la qualité de leurs rations alimentaires. Le problème est que l’on ne dispose plus de suffisamment de terres agricoles sur notre planète : les experts estiment donc que les besoins nouveaux pourront être couverts par une augmentation de seulement 10 % des surfaces agricoles, le solde devant être nécessairement fourni par l’intensification des productions, tant de viandes que des grands produits destinés à l’alimentation humaine. Il est donc prévu que l’essentiel des augmentations de production devra résulter d’améliorations de productivité, celles-ci s’effectuant dans le domaine agricole par des recours plus larges à l’irrigation, par une utilisation accrue de semences résultant de manipulations génétiques (OGM), et par un développement important dans toutes les agricultures des pays du tiers monde des consommations d’engrais et de produits phytosanitaires.
Les pays développés seront en mesure de faire face à ces défis, mais cela ne sera nullement le cas pour les agricultures des pays sous-développés, faute pour celles-ci de disposer des moyens financiers nécessaires, faute pour les agriculteurs locaux de maîtriser les techniques modernes de production, faute également de la capacité de bon nombre de gouvernements locaux de réaliser les réformes de structure dont ces pays ont le plus grand besoin.
Les problèmes de l’eau
Aujourd’hui, un tiers de l’humanité vit dans un “stress hydrique”. Un très grand nombre de pays souffre de pénuries d’eau : on a chiffré à 1,5 milliard le nombre de personnes n’ayant pas accès à l’eau potable.
En 2050, ce sont trois milliards de personnes qui seront dépourvues d’eau potable.
Lors du second sommet de la Terre, à Johannesburg, il a été fixé comme objectif de réduire de moitié le nombre de personnes qui ne disposent pas de systèmes d’assainissement des eaux usées : mais les moyens financiers font gravement défaut. Il faudrait, rien que pour étendre les réseaux d’adduction d’eau, 300 milliards de US$.
Et l’on prévoit que les évolutions climatiques en cours vont aggraver la situation dans un certain nombre de pays en voie de développement.
Les problèmes de pollution
Une prise de conscience des dégâts considérables causés à la planète par les excès de la société de consommation commence à s’opérer. En 2005, plus de 1 000 experts ont été consultés par l’ONU, qui ont rendu un rapport alarmant disant : “Si l’homme continue à dégrader la planète, d’ici à 30 ou 40 ans son bien-être sera menacé”.
Les déchets humains sont la principale source de pollution de l’eau douce, et ces pollutions entraînent de très nombreuses maladies dans les pays en voie de développement.
Les déchets industriels non traités constituent une seconde source importante de pollution, notamment par les produits chimiques, et ce sont tout particulièrement les pays du tiers monde qui sont affectés.
Quant à l’agriculture intensive, elle est aussi une source importante de pollution, une pollution qui affecte les cours d’eau et les nappes phréatiques.
Pour lutter contre ces pollutions les moyens techniques existent : les pays développés y recourent très largement, mais, là encore, par manque de moyens financiers, les pays en voie de développement se trouvent complètement dépassés par ces problèmes.
Le problème de l’épuisement des ressources naturelles
Les ressources de notre planète vont malheureusement en s’épuisant, et certaines très vite, semble-t-il.
Le graphique ci-dessous indique à quel horizon les experts considèrent que les ressources connues se trouveront épuisées : certaines échéances ne sont plus très éloignées.
Dates d’épuisement des richesses exploitables de notre planète au rythme actuel de consommation
La problématique Nord-Sud
Les prévisions démographiques que nous avons rappelées plus haut montrent que vont se poser au monde, dans les prochaines décennies, des problèmes extrêmement graves : problèmes tout d’abord de nourriture des populations dans les pays du tiers monde, problèmes d’accès à l’eau potable pour les habitants de ces pays et problèmes de pollution tant dans les pays développés que dans les pays en voie de développement. Et vont se rajouter à ces difficultés celles résultant de l’épuisement des ressources naturelles et du réchauffement du climat.
Les paysanneries des pays du Sud seront incapables, on le sait, de faire face aux besoins des populations locales. Déjà, actuellement, beaucoup de pays en voie de développement importent de grandes quantités de produits agricoles pour couvrir leurs besoins alimentaires.
Les experts nous rassurent : le monde sera en mesure de faire face aux besoins d’alimentation des populations du globe grâce aux techniques dont dispose l’agronomie moderne. Mais c’est aux agriculteurs des pays développés qu’il faudra faire appel. Le problème est donc de savoir dans quelle mesure les pays du Sud disposeront des devises nécessaires pour payer chaque année les colossales importations de vivres requises pour satisfaire les besoins alimentaires de leurs populations. Et quand bien même cette difficulté pourrait se trouver surmontée, il se posera de plus en plus à eux des problèmes d’eau, ainsi que des problèmes de pollution, comme on le voit aujourd’hui dans le cas de la Chine, par exemple.
Les pays développés ont pris l’engagement en 1970, devant les Nations unies, de consacrer 0,7 % de leur PIB2 à l’Aide publique au développement (APD). Malheureusement, ces engagements ne sont pas respectés et l’on en est à 0,35 % seulement aujourd’hui. L’APD représente des montants de l’ordre de 90 milliards US$ par an, les principaux donateurs étant les États-Unis, le Japon, la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Cette aide, par trop fragmentée est, on le sait, très mal utilisée pas les pays bénéficiaires : aussi est-elle d’une très faible efficacité, comme l’a démontré un ancien économiste de la BIRD, William Easterly3, dans un ouvrage qui fit grand bruit.
Les pays développés, par ailleurs, conduisent pour leurs propres besoins des politiques qui font par trop abstraction des difficultés que rencontrent pour se développer les pays du Sud. Non seulement ils subventionnent d’une manière extrêmement importante leurs agricultures, mais aussi, étant de gros consommateurs de viande, ils consacrent une partie importante de leurs terres agricoles à produire des aliments pour le bétail. Comme on le sait, les coefficients de transformation des différentes espèces animales ne sont pas identiques. Ils sont faibles pour les volailles, mais extrêmement élevés pour les bovins : 3,5 kg de céréales dans le premier cas pour un kilo de viande, et 17,0 kg dans l’autre, en sorte que des consommations déraisonnables de viandes bovines détournent des terres agricoles riches de la vocation qu’elles pourraient avoir à produire des céréales pour la consommation humaine. Autre absurdité, nous disent les tiers-mondistes, l’utilisation à présent de terres arables fertiles pour produire des agro-carburants, le comble étant que des terres agricoles se trouvent consacrées à présent dans des pays en voie de développement à la production de végétaux destinés à faire des carburants dans les pays développés.
Il faut bien voir que les subventions versées à leurs agriculteurs par les pays développés pour leur permettre d’être “compétitifs” sont considérables : elles représentent chaque année des montants de l’ordre de 250 milliards de US$. Cette politique menée par les pays développés nuit considérablement aux paysanneries du tiers monde, car les agriculteurs locaux ne sont pas en mesure d’affronter cette concurrence de produits déversés à vil prix sur le marché mondial, produits que leurs gouvernements sont tentés d’importer, ou que les pays développés fournissent gracieusement dans le cadre des programmes d’aide alimentaire. Les paysans des pays sous-développés s’en trouvent ruinés.
Il y a donc un paradoxe criant dans cette attitude des pays développés qui d’un coté versent des aides au développement pour 90 milliards de US$, et de l’autre mènent des politiques qui nuisent aux agriculteurs du tiers monde en versant des subventions de 250 milliards de US$ chaque année à leurs agriculteurs.
Pour la création d’une taxe sur la publicité dans les pays de l’OCDE
Le tableau de la situation du monde à l’horizon 2050 que nous venons à très grands traits d’esquisser montre la nécessité de freiner quelque peu les excès de la société de consommation dans les pays développés et d’accroître dans des proportions considérables les aides financières aux pays du tiers monde, en aidant ceux-ci à en faire dorénavant un meilleur usage. Il faudra, en effet, revoir complètement la façon d’aider les pays en voie de développement, sans doute en intervenant d’une manière plus directe qu’on ne l’a fait jusqu’ici, afin que les fonds dont ils bénéficient chaque année au titre de l’aide au développement soient beaucoup mieux utilisés. Les Chinois en Afrique ont entrepris à leur manière d’agir avec une redoutable efficacité. Il faudra, de notre côté, trouver le moyen d’agir autrement que nous ne l’avons fait depuis l’accès à l’indépendance de ces pays.
Si l’on n’agit pas sur ces deux volets, il est à craindre que se développent des mouvements migratoires d’une importance phénoménale, et ce au détriment à la fois des populations du Sud et du Nord. L’ONG Christian Aid nous indique qu’il y aura en 2050 un milliard de réfugiés dans le monde. C’est à ce risque de désastre, sur le plan humain, qu’il faut dès à présent tenter de parer.
La publicité, moteur de la société de consommation
La publicité est le moteur de la société de consommation. Son champ d’activité, nous disent les psychologues, est l’inconscient, le désir et les pulsions. Elle permet de manipuler les esprits en érigeant en norme sociale la consommation de biens qui sont pour une large part inutiles, et elle induit des comportements compulsifs pouvant être nuisibles à la santé physique, voire quelques fois mentale des individus.
Des auteurs comme le philosophe Jean Baudrillard ou l’économiste américain John Kenneth Galbraith, pour ne citer qu’eux, ont dénoncé les effets pervers de la publicité qui apparaît comme “la dictature invisible de notre société contemporaine”, modifiant radicalement le comportement des individus. John Kenneth Galbraith, qui fut professeur à Harvard, a montré4 que ce sont les entreprises qui imposent aux consommateurs les produits par le biais de la publicité. Il a été l’économiste le plus lu au XXe siècle. Quant à Jean Baudrillard5, mort en 1968, inspiré par Nietzsche il a dénoncé “l’hyper-réalité des objets”, et, critiquant la société du spectacle, il a déploré “la disparition du réel au profit d’une série de simulacres qui ne cessent de s’auto-engendrer”. Il a fait dans ses différents ouvrages une très sévère critique de la société de consommation.
Pour une “advertising tax” fixée à 100 %
Les dépenses de publicité dans le monde sont évaluées6 à un peu plus de 500 milliards de dollars. Elles ont été de 552,5 milliards de US$ en 2013. Et elles croissent au rythme de 4 à 5 % par an, le vecteur principal étant la télévision qui draine à elle seule 40 % des ressources. Et il y a, aujourd’hui, toutes les publicités véhiculées par les réseaux internet.
Quel pourrait être le résultat d’une taxe fixée, par exemple, à 100 % ? En supposant que les entreprises ne modifient en rien les sommes affectées par elles à la “publicité”, cette nouvelle taxe rapporterait 250 milliards de US$ aux gouvernements des pays développés. Les 500 milliards qui se trouvaient jusque-là consacrés par les entreprises des pays riches à la publicité se trouveraient amputés de moitié par la nouvelle fiscalité, et les messages publicitaires en direction du public seraient donc deux fois moins importants. En fait, bon nombre d’entreprises réagiraient en accroissant leurs budgets de publicité, et le produit de la fiscalité que nous proposons s’en trouverait donc accru.
Les 250 milliards produits par cette taxe dans les pays de l’OCDE seraient totalement affectés par les États à l’Aide publique au développement, dans le cadre des mécanismes existant actuellement, et ce sous le contrôle du CAD, le Comité d’Aide au Développement de l’OCDE7. Grâce à une telle mesure l’aide au tiers monde se trouverait immédiatement plus que triplée. Et nous avons montré combien cette aide est nécessaire pour que les pays pauvres soient en mesure de faire face aux défis qui sont à relever par eux du fait des évolutions démographiques en cours.
Avec cet impôt, on aurait affaire à des dépenses ayant pour les entreprises un caractère strictement discrétionnaire, en sorte que ce serait à elles de déterminer chaque année ce qu’elles sont en mesure de supporter réellement comme prélèvements. Bien évidemment, le monde des entreprises sera farouchement hostile à cette initiative et il faudra donc que les gouvernants des pays développés mènent de rudes batailles pour en imposer l’application.
La forte taxation des dépenses publicitaires que nous préconisons est une mesure destinée à avoir un double effet : accroître considérablement l’aide au développement en direction des pays les plus pauvres et lutter dans les pays développés contre les gaspillages énormes engendrés aujourd’hui par la société de consommation. Cette mesure fournirait instantanément aux pays développés des moyens financiers très importants pour intervenir dans les problèmes de développement des pays du tiers monde, et tout particulièrement des pays africains.
Bien évidemment, cette augmentation considérable de l’aide au développement ne sera pas en soi suffisante. Elle devra être consacrée avant tout à la réalisations de nombreuses infrastructures dans les pays pauvres : routes, barrages, aménagements de périmètres irrigués, lacs collinaires, adductions d’eau et d’électricité, installations de stockage des récoltes, etc. Mais, aussi, elle devra être accompagnée par l’ouverture très large de ces pays aux investissements étrangers, car ce n’est qu’en accueillant chez eux les capitaux et les compétences des pays développés que les pays aujourd’hui en retard en matière de développement pourront s‘acheminer sur la voie du développement. Tout pays en voie de développement qui se développe voit ses importations croître à une vitesse considérable : il lui faut donc des exportations à réaliser en quantités de plus en plus grandes pour disposer des devises nécessaires. Ce sera donc, là, la seconde utilité des firmes étrangères implantées dans le pays. Ces firmes, en effet, grâce à leurs réseaux mondiaux seront les seules capables d’écouler massivement les productions locales du pays en voie de développement. On sait que les politiques autarciques ont toujours été des échecs, au plan économique.
Comparaison avec la taxe Tobin
L’économiste James Tobin, de l’Université de Princeton, a proposé en 1972 la création d’une taxe sur toutes les transactions financières s’effectuant entre les institutions financières. À l’origine, son objet était de stabiliser les taux de change ; puis sous la poussée des mouvements alter-mondialistes, on décida de l’affecter au financement de l’Aide publique au développement.
La Commission européenne a évalué que cette taxe rapporterait 57 milliards d’euros par an (soit environ 70 milliards de US$), chiffre à comparer aux 250 milliards que serait censée fournir l’advertising tax que nous proposons. Encore faudrait-il que l’ensemble des pays de l’UE se trouvent d’accord pour mettre en place ce dispositif, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, puisque seulement onze pays sont partants pour mettre en application la taxe Tobin, dont la France et l’Allemagne qui sont les promoteurs de ce projet.
En toute hypothèse donc, le passage de la taxe Tobin à l’advertising tax nous paraîtrait devoir s’imposer.
Les pays européens submergés par les flux migratoires
L’Europe, qui est encore riche – grâce en partie à sa capacité de s’endetter – fonctionne comme “un formidable appel d’air”, nous dit le journaliste du Figaro Renaud Richard dans un article du 1er septembre 2015 ; et ce chroniqueur s’interroge en disant : “A-t-elle encore les moyens d’accueillir toute la misère du monde ?”.
Le problème est que ces premiers flux migratoires qui semblent surprendre les Européens ne sont que les signes avant-coureurs des effets de cette crise structurelle dont nous avons tenté dans les développements ci-dessus de cerner les fondements. Les dirigeants européens agissent, pour l’instant, comme si ces flux migratoires étaient seulement l’effet des conflits violents qui agitent actuellement le Moyen-Orient et l’Afrique : donc, la solution, pour eux, consiste simplement à accueillir toutes ces victimes et, ce, en vertu des valeurs de la civilisation qui est celle de l’Europe. Le journaliste Renaud Richard nous dit bien qu’une bonne partie de ces migrants ont un objectif principalement économique quand ils se lancent dans leur grand exode maritime ou terrestre. Dans les flux actuels de migrants il n’y a pas que des réfugiés politiques.
Il faut voir que face à la venue de ces millions de nouveaux arrivants dépourvus pour la plupart d’une quelconque formation technique et quasiment tous imprégnés par la civilisation musulmane, une civilisation fort différente de la nôtre, les populations des pays européens redoutent de se trouver rapidement précipitées dans de graves crises sociologiques et de voir leur niveau de vie se réduire très rapidement. Aussi, dans les différents pays européens, voit-on s’installer dans le paysage politique des partis qui rassemblent toutes ces personnes qui s’élèvent contre cette ouverture excessive aux migrants venus d’un autre monde, migrants qu’il va falloir prendre en charge pour les nourrir, les vêtir, les loger, les soigner et les éduquer. Les Européens redoutent une dislocation de leurs sociétés et l’apparition de heurts violents, dans les années à venir, entre les communautés.
Il faut donc agir en se plaçant dans une optique de long terme. Jacques Attali recommande dans sa chronique hebdomadaire du 20 septembre 2015, dans le JDD, de se défier de la “dictature du court terme qui dénigre toute réflexion prospective” : elle se révèle, dit-il, catastrophique ! Quelle est donc la solution à adopter face à cette situation nouvelle à laquelle l’Europe doit faire face ? La solution semble s’imposer d’elle-même : elle consiste à ramener dans leur pays d’origine tous les migrants économiques qui affluent en Europe, et à créer dans ces pays des pôles de développement où l’on hébergerait en les logeant dans des structures rapidement aménagées toutes ces personnes, avec obligation pour elles de se former. On créerait le plus rapidement possible un fonds spécial européen chargé d’assurer contre les risques politiques les investissements réalisés par les entreprises européennes dans les pays en voie de développement, une “MIGA”8 (Multilateral Investment Guarantie Agency) européenne, et l’on inciterait les entreprises européennes à créer des activités dans ces pôles. Ces nouvelles zones industrielles à créer dans les pays sous-développés seraient aménagées par l’Europe elle-même, à ses frais. Peut-être, dans certains cas, pourrait-on même en venir à créer des zones franches. Dans le cadre de cette politique menée en vue de développer les pays en voie de développement, on sensibiliserait les PMI européennes à l’intérêt de se lancer dans des opérations de “co-développement” avec des PMI locales, afin de renforcer le tissu économique existant, ces joint-ventures ne nécessitant pas nécessairement des investissements locaux.
Sur ces pôles de développement on entreprendrait de donner à toutes ces personnes ramenées dans leur pays, des personnes qui sont jeunes généralement, des formations techniques, en procédant comme on le fait en France avec les chômeurs : octroi d’allocations mensuelles leur permettant de disposer d’un revenu décent, avec en contrepartie l’obligation de suivre les cycles de formation qui leur seraient proposés. Des formations aux métiers requis par les entreprises étrangères venant s’implanter localement et des formations aux divers métiers permettant de satisfaire les besoins de la jeune économie du pays concerné : forage de puits, mise en valeur des périmètres irrigués que l’on va créer pour le développement de l’agriculture locale, fabrication de gabions, production de matériaux de construction, etc. Plus, évidemment, tous les métiers requis par les activités de service, comme mécaniciens, soudeurs, électriciens, comptables, etc. Et peut-être dans certains cas pourrait-on créer sur place des kibboutz comme l’avait fait l’État d’Israël dans ses débuts, les kibboutz étant des structures très efficaces pour encadrer des travailleurs agricoles peu formés. En Israël, ils représentent encore aujourd’hui 40 % de la production agricole du pays.
Quant aux réfugiés, l’Europe, évidemment, se devra de les accueillir généreusement, comme elle l’a toujours fait dans le passé, conformément à son éthique. Du fait que les conflits sanglants existant dans les pays du monde en voie de développement ne sont pas près de se réduire, les réfugiés que l’Europe aura à accueillir seront largement assez nombreux pour qu’il soit remédié, ainsi, dans les prochaines décennies, aux déficits démographiques qui préoccupent pour leur avenir plusieurs pays du vieux continent.
Comment ces dépenses vont-elles être financées ? Précisément, par la mise en place dans les pays européens d’une taxe importante sur la publicité, comme nous l’avons indiqué précédemment. Selon les estimations que, à ce stade, nous pouvons faire, une taxation à 100 % des dépenses publicitaires en Europe rapporterait environ 115 milliards de dollars par an, ce qui permettrait de faire face aisément aux besoins d’aménagement et de fonctionnement des pôles de développement qui seraient créés par l’Europe dans ces pays et au fonctionnement dans de bonnes conditions du fonds européen d’assurance des investissements à l’étranger.
Les calculs grossiers que l’on peut faire, ici, indiquent que l’on serait en mesure de prendre en charge quelque 25 à 30 millions de personnes dans les structures que nous venons de décrire. Des personnes que l’on aurait donc ramenées chez elles, qui ne se trouveraient pas déracinées, et que l’on aurait rendues acteurs du développement de leur pays. Évidemment, nous sommes actuellement très loin de ces chiffres, en sorte que les montants produits par l’advertising tax que nous préconisons d’instaurer permettraient de financer un grand nombre de projets d’aménagement du territoire dans ces pays, ceci avec le concours des sociétés européennes spécialisées dans la réalisation d’infrastructures diverses, de mise en valeur des terres agricoles, de création de réseaux d’adduction d’eau et d’amenée de l’électricité dans les campagnes, etc. Tout ceci pouvant se faire en recourant aux personnels que l’on aura formés sur place, selon le processus décrit plus haut. Cette manière de procéder serait, on le voit, une nouvelle façon de faire de l’aide au développement.
En adoptant cette stratégie, l’Europe remplirait pleinement ses obligations morales d’aide aux populations victimes des problèmes créés par le sous-développement économique de leur pays. Ce faisant, elle sauvegarderait ses intérêts, assurant la paix sociale dans les pays du vieux continent européen et procurant des marchés importants aux nombreuses entreprises européennes qui disposent des compétences voulues pour participer au développement des pays sous-développés. Mais, comme on le voit, la politique à mener dont nous venons d’esquisser à grands traits les lignes directrices requiert des capitaux très importants : la taxe nouvelle que nous proposons de créer serait donc une solution facile à mettre en œuvre, avec des incidences extrêmement limitées sur les consommateurs européens. Les enjeux sont très importants et il est urgent d’agir : il s’agirait, comme on le voit, d’une politique audacieuse, cohérente, constructive, répondant aux défis que l’Europe va avoir à relever tout au cours du XXIe siècle.
Claude Sicard, consultant international, expert des problèmes de développement
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- La longue élaboration du concept d’énergie – Roger Balian – mars 2013 – Académie des Sciences. ↩
- Plus exactement de leur “RNB” (revenu national brut) : PIB plus les revenus reçus du reste du monde. ↩
- Dans son ouvrage “Le fardeau del’homme blanc”. ↩
- Cf. son ouvrage “L’ère de l’opulence” (1958). ↩
- Cf. ses ouvrages “Le système des objets” (1968) et “Critique de la société de consommation” (1970). ↩
- Source : eMarketer. ↩
- Le CAD créé en juillet 1961 comprend 29 membres. ↩
- Agence de la Banque mondiale. ↩