N’en déplaise à la doxa générale, politique et médiatique, il est totalement inconcevable de ne pas avoir convié un représentant de la Russie aux 80 ans de la libération du camp concentrationnaire d’Auschwitz-Birkenau.
Des rappels s’imposent. Quand l’Armée rouge libère les camps d’extermination d’Auschwitz Birkenau, elle découvre quelque 7 000 survivants, malades pour la plupart. Avant leur départ les nazis fusillent 200 femmes juives et dynamitent les fours crématoires. Ils n’auront pas le temps de combler les fosses communes. Les jeunes soldats soviétiques visitent le camp avec les survivants et ils n’en croient pas leurs yeux.
A la vérité c’est à partir de la mi-1944, que la libération des camps nazis, camps de concentration et camps d’extermination, suit l’avancée des troupes alliées, en particulier soviétiques, à l’Est. C’est donc le 27 janvier 1945, que les Soviétiques libèrent les quelque 7 000 détenus encore présents à Auschwitz-Birkenau, trop faibles pour être évacués. En effet, rappelons que quelques jours auparavant, les 18 et 19 janvier, les SS avaient entraîné 58 000 déportés dans une longue marche de la mort vers l’Ouest. Camp de concentration (Auschwitz I), camp d’extermination (Auschwitz II-Birkenau) et camp de travail (Monowitz ou Auschwitz III), le complexe d’Auschwitz-Birkenau symbolise la Solution finale car il en est le lieu principal. En effet, sur les 1,3 million de personnes qui y ont été déportées, 1,1 million y sont mortes, dont 960 000 Juifs, 70 000 à 75 000 Polonais, 21 000 Tziganes, 15 000 prisonniers de guerre soviétiques et 10 000 à 15 000 détenus d’autres nationalités. Malgré les tentatives des SS pour effacer les traces de leurs crimes – le 26 novembre 1944, ils détruisent à l’explosif les chambres à gaz-crématoire de Birkenau – la monstrueuse réalité de la machine de mort nazie est mise à jour.
La chronologie de la libération et de la découverte des camps nazis s’étend donc sur une longue période d’environ neuf mois. Ainsi, en juillet 1944, en Pologne, c’est l’Armée rouge qui libère le premier camp, celui de Majdanek, près de Lublin. Partout dans le Reich pris en étau entre les Anglo-Américains et les Français, à l’Ouest, et les Soviétiques, à l’Est, les SS vident les camps à l’approche des Alliés. Il est vrai que dans les combats contre les Allemands en déroute, les soldats soviétiques ne font pas de quartier (ils n’en font jamais). De juillet à décembre 1944, 137 000 prisonniers sont déportés vers les camps situés au cœur de l’Allemagne. Bien souvent, les libérateurs, soviétiques en premier, découvrent donc des camps presque déserts mais présentant tous les mêmes caractéristiques : baraques, barbelés, miradors, fours crématoires qui permettent d’esquisser une première image de l’univers concentrationnaire et de son horreur. Dans les semaines qui suivent la capitulation allemande, les maladies comme le typhus continuent de décimer les derniers rescapés. Dans la plupart des cas, les soldats soviétiques oscillent entre l’horreur et une sorte d’impuissance. Porter secours est souvent illusoire tellement les victimes sont moribondes. Les soldats n’étaient pas préparés à cela.
Au-delà de sa dimension génocidaire, Auschwitz démontre également que des centaines de milliers de détenus, juifs, polonais, russes ou venus de toute l’Europe, ont été réduits en esclavage, soumis au sadisme de leurs gardiens SS et obligés de travailler jusqu’à la mort pour soutenir l’effort de guerre allemand. Notons bien ici que l’opinion publique n’a encore que très peu d’informations sur ces premiers camps découverts ou libérés par les Alliés. Des images ont été tournées par les Soviétiques à Majdanek et Auschwitz, mais elles ne sont pas montrées en France par peur des représailles allemandes contre ceux qui sont encore enfermés et par crainte d’un mouvement de panique dans les familles des déportés. Au rythme de leur avancée, les libérateurs mesurent peu à peu l’ampleur des crimes nazis. En avril sont libérés les camps de concentration de Buchenwald, de Nordhausen, de Dora, de Flossenbürg puis de Dachau par les Américains. Ils filment beaucoup l’horreur (jusqu’à l’indécence parfois) et seront les premiers à diffuser. Puis ce sont Bergen-Belsen et de Neuengamme par les Britanniques. Vaihingen, camp annexe du Struthof, par les Français. Puis de Sachsenhausen, de Ravensbrück par les Soviétiques. Début mai, ceux de Mauthausen par les Américains, de Gross-Rosen et de Theresienstadt par les Soviétiques. Les Soviétiques sont les libérateurs principaux. Et ils découvrent aussi des prisonniers russes. Dans la majorité des camps de la mort, il y a des épidémies, notamment de typhus, qui font des ravages. Des quarantaines sont mises en place. Les unités sanitaires sont débordées. À Dachau libéré, le général Leclerc est le premier à mettre à la disposition des dirigeants du comité des déportés français l’unité médicale de la 2e DB.
Dans tous les camps, malgré les efforts considérables pour prodiguer des soins médicaux aux malades et procurer de la nourriture aux détenus affamés, l’hécatombe se poursuivit encore après la libération.
Insistons ici pour dire que les Soviétiques sont les premiers à pouvoir rendre compte visuellement de l’existence des centres d’extermination des Juifs et des Tsiganes. Lors de son avancée vers Berlin, l’Armée rouge découvre les camps de mise à mort industrielle ; certains sont déjà démantelés, d’autres renferment encore des détenus. Il ne faut guère s’étonner que les Soviétiques soient les plus répressifs sur Berlin. Grattez le Russe et vous trouverez le Tartare disait J. de Maistre. Ni Majdanek, où les Soviétiques entrent le 24 juillet 1944, ni Auschwitz-Birkenau ne figurent sur la feuille de route des soldats. Majdanek est découvert par la 2e armée de chars du 1er front biélorusse lors de la prise de Lublin, tandis qu’Auschwitz-Birkenau se trouve sur le chemin de la 60e armée soviétique, entre Cracovie, la Vistule et la Haute Silésie (opération Vistule-Oder). S’agissant d’Auschwitz, les responsables militaires n’ont été avertis que la veille de la présence d’un grand camp de concentration. Les avis des historiens divergent sur le fait que son existence ait été connue ou pas du gouvernement soviétique. Peu importe pourrait-on dire.
Ces considérations étant posées, il existe selon nous deux causes expliquant l’absence de la Russie aux cérémonies pour la célébration de la libération des camps. Rappelons que cette dernière a été organisée principalement par des associations d’anciens déportés avec les autorités locales. Première explication selon nous. Certaines troupes soviétiques se sont montrées virulentes notamment avec les derniers soldats allemands qu’elles trouvaient sur leur route. On nous dira le droit de la guerre ! Droit des prisonniers de guerre ! Nous rétorquerons et le droit de vivre des déportés, esclavagisés et massacrés par les allemands ? Aucun soldat ne pouvait être indifférent aux horreurs découvertes. Au-delà du statut de soldat, aucun homme ne pouvait réprimer ici des élans vengeurs. C’est tout à fait humain. D’autant plus en voyant des concitoyens en détresse. Aucune guerre n’est propre. Aucune guerre ne peut se dérouler sans que le sang coule. Alors oui les Soviétiques ont éliminé des ennemis sur place ou en les envoyant dans d’autres camps sibériens. Et, on l’a dit, ils ont été très expéditifs sur Berlin. Capitale où Hitler avait ses QG rappelons-le et où la population, dans sa grande majorité, était encore sensible à son message.
Seconde raison qui a amené la communauté internationale à bannir la Russie des célébrations : l’invasion de l’Ukraine menée par Vladimir Poutine. Pour ces faits il a été condamné par la CPI avec un mandat d’arrêt à la clef. D’abord on parie avec qui veut que cette sanction ne sera pas exécutée lorsque la table des négociations aura été dressée. Le temps vient bientôt. L’ingérable Trump y travaille. A défaut de son chef, n’aurait-on pas pu convier tout de même a minima le ministre russe des anciens combattants voire l’ambassadeur ou le consul ? Il est étonnant et injuste même que les associations de déportés se soient abstenues. Une nouvelle fois on humilie la Russie. Ce n’est jamais bon. C’est aussi une faute contre l’histoire.
Au lieu de craindre la Russie, il serait temps d’essayer de la comprendre, de comprendre que, tiraillée entre deux mondes, c’est tout de même à l’Europe que ce grand pays s’identifie et que c’est son destin qu’il entend continuer à partager ? À nous d’y contribuer (Hélène Carrère d’Encausse).
Raphael Piastra
Maitre de Conférences des Universités