Sous l’égide de la Chine, le Fatah et le Hamas ainsi que douze autres factions palestiniennes ont signé un accord de réconciliation dont le but est de parvenir à une « unité nationale globale » coordonnée par l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) et de créer un « gouvernement d’unité nationale » une fois que la guerre à Gaza sera terminée. Il s’agit là d’un évènement géopolitique majeur, colossal même – de plusieurs points de vue.
D’abord, c’est un grand pas en avant, du côté palestinien, pour aller vers un dépassement des conflits internes et tendre ensemble vers la création d’un Etat palestinien pleinement souverain – sans cette unité, pas d’Etat.
Reste maintenant aux différentes factions, et en particulier au Hamas, de ne pas trahir cet accord. En avril 2014, un accord du même type avait déjà été signé entre le chef du Hamas, Ismail Haniyeh, et le président palestinien Mahmoud Abbas, également chef de l’OLP : c’était « l’agrément de Gaza », suivi quatre mois plus tard par « l’agrément du Caire ». L’idée était d’établir un gouvernement palestinien unifié qui serait suivi d’élections générales six mois plus tard. Mais cette unité avait échoué.
En juillet 2014, alors que le Premier ministre d’Israël était déjà Netanyahou et le chef d’état-major nul autre que Benny Gantz, éclate un énième conflit entre Israël et Gaza. Le 8 juillet, après le kidnapping et l’assassinat de trois adolescents israéliens en Cisjordanie par une faction affiliée au Hamas et les tirs de roquettes sur Israël, celui-ci arrête plus de 400 militants proches du Hamas et lance l’opération « Bordure protectrice ». La ressemblance avec ce qui se passe depuis le 7 octobre 2023 est frappante – tout comme avec le conflit précédent de 2008-2009.
A l’occasion de l’affrontement de 2014, le Shin Bet met à jour un – supposé – complot du Hamas pour renverser le Fatah en Cisjordanie par le truchement d’une troisième intifada. Mahmoud Abbas considère les preuves apportées comme plausibles. Il affirme que plus de 800 membres du Fatah avaient été tués lors du conflit, dont plus de 120 par le Hamas, qui s’était alors livré à de nombreuses exactions, assassinats et tortures de militants Palestiniens. En représailles, Mahmoud Abbas fait arrêter des dizaines de militants du Hamas, et, surtout, prononce la dissolution du gouvernement d’unité nationale. Les élections générales n’ont jamais lieu.
Ainsi, les Palestiniens ont souvent été leurs propres ennemis. La question est de savoir si le Hamas a changé ou s’il s’est en réalité radicalisé contre le Fatah. L’avenir nous le dira, mais supposons qu’il s’agit là d’un tournant et que le Hamas rejette sa volonté de renverser le Fatah et de devenir hégémonique au sein des organisations de lutte palestiniennes, pour lui préférer le combat commun contre Israël et la création d’un Etat palestinien indépendant.
Ensuite, l’accord qui vient d’être conclu, s’il n’est pas rompu, scelle l’échec de la politique de Benjamin Netanyahou et de l’extrême droite israélienne des 30 dernières années.
Depuis la fin de la première intifada et les accords d’Oslo signés en 1993 entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin, le processus de paix devait mener à la création d’un Etat palestinien, mais l’extrême droite israélienne (qui a assassiné Rabin) et Netanyahou n’ont cessé de détruire cette perspective et de coloniser plus avant la Cisjordanie pour bâtir le « grand Israël » biblique. L’un de leurs leviers principaux était de jouer sur les divisions internes palestiniennes, en particulier entre le Fatah et le Hamas. Sur les conseils de la CIA, l’objectif était d’aider le Hamas à affaiblir l’OLP, pour que cette guerre intestine condamne la création d’un Etat d’Israël – Netanyahou l’a récemment reconnu publiquement. Cela a marché longtemps, mais avec un prix lourd : depuis 1993, un nombre immense de Palestiniens sont morts et tous les autres, ou presque, vivent dans les conditions indignes d’une prison à ciel ouvert, sans que n’émerge aucune solution politique à un conflit qui a maintenant plus de soixante-dix ans.
L’offensive israélienne en cours signe un nouveau désastre humain pour les Palestiniens – on compte près de 38 000 morts directes, ce qui en fait l’opération militaire la plus violente d’Israël contre Gaza.
Le nombre total de morts est certainement bien plus élevé, comme l’indique le magazine médical The Lancet dans une étude sur la mortalité dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre, publiée le 5 juillet dernier : 186 000 décès, voire plus, pourraient être imputables à la guerre de Gaza, et encore, après avoir appliqué une « estimation prudente » de quatre décès indirects pour un décès direct – dans ce genre de conflits, les décès indirects sont de trois à quinze fois supérieurs au nombre de décès directs. Ils comprennent la surmortalité due aux destructions des infrastructures, notamment des hôpitaux et des stations de filtrage – le manque d’eau propre est particulièrement meurtrier pour les personnes faibles comme les bébés ou les personnes âgées –, mais aussi aux pénuries alimentaires et médicamenteuses, etc. Pour rappel, The Lancet ne s’était pas trompé sur la surmortalité liée au conflit en Irak par exemple.
Ces 186 000 morts, au bas mot, représenteraient près de 8 % de la population de Gaza d’avant-guerre, qui était de 2,3 millions d’habitants – une catastrophe humaine sidérante. Avec ce niveau de pertes civiles, et l’affirmation de l’objectif de nettoyage ethnique pour faire le « grand Israël » – cet objectif d’origine biblique (voir les six livres de Yoshua) a été clairement formulé par des ministres tels qu’Itamar Ben-Gvir, ministre de la sécurité nationale, ou Bezalel Smotrich, ministre des finances –, Israël a durablement perdu l’aura symbolique et morale du pays des survivants de la Shoah. C’est une défaite politique majeure qui ne tient qu’à l’hubris et à la folie personnelle de Netanyahou ; on peut même dire qu’Israël est maintenant un pays largement détesté, comme le constatent les stratèges Démocrates aux Etats-Unis qui se voient contestés par des pans entiers de leur électorat traditionnel en raison du soutien inconditionnel à Israël de la part de l’administration Biden.
Une union réelle des organisations palestiniennes renforce la coalition qui se forme contre Israël à l’extérieur, dans un contexte de faiblesse militaire d’Israël et de ses soutiens occidentaux, en particulier américains. Les Houthis, faction qui ne dirige même pas le Yémen, ont pu frapper Tel-Aviv avec un drone tiré à plus de 2 000 kilomètres, malgré le « dôme de fer ». Ni le bombardement massif du port d’Hodeidah ni la pression de la marine américaine ne parviennent à affaiblir les Houthis qui, malgré leur faible nombre, ont fait rerouter plus du quart du commerce maritime mondial. Au nord d’Israël, la volonté d’escalade de Netanyahou contre le Hezbollah, et donc contre le Liban, est déjà un échec et entraîne de graves dangers pour les populations israéliennes proches de la frontière. Le cours des événements illustre la fragilité structurelle du pays – jusque-là l’apanage des Palestiniens –, qui rejaillit sur l’Occident, soutien d’Israël, et avant tout sur les Etats-Unis.
Au total, l’opération militaire de Netanyahou, en plus d’être une catastrophe humanitaire pour la Palestine, est un désastre pour Israël.
La dernière leçon est la puissance qu’atteint la diplomatie chinoise et plus généralement la puissance géopolitique des BRICS dominés par la Chine et la Russie.
L’accord entre les factions palestiniennes s’est fait sous l’égide de la Chine après des négociations qui avaient commencé dès avril dernier à Pékin. C’est un nouveau succès du ministère chinois des Affaires étrangères, après celui d’il y a un an, lorsqu’à la surprise du monde et de l’Occident en particulier, la Chine a convaincu l’Iran et l’Arabie Saoudite à renouer les relations diplomatiques, rendant possible leur entrée conjointe au sein des BRICS qui sera officialisée lors du sommet des BRICS qui se déroulera du 22 au 24 octobre prochain à Kazan, en Russie.
Ces opérations diplomatiques réussies marquent le pivotement du centre de gravité géopolitique mondial vers l’Asie et les BRICS.
En septembre 1993, les accords d’Oslo (capitale de la Norvège) conduisaient à la poignée de main historique à Washington (capitale des Etats-Unis) entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin sous le parrainage du président américain Bill Clinton. L’histoire s’écrivait alors en Occident. Après l’effondrement de l’URSS en 1991, les Etats-Unis devenaient la puissance hégémonique mondiale, la « Nation utile ».
Au même moment, la Russie de Boris Eltsine connaissait une crise politique majeure, une quasi-guerre civile : on tirait sur le parlement à Moscou, des milliers de Russes mouraient dans les combats urbains – ce fut le plus sanglant événement dans les rues de Moscou depuis la révolution d’Octobre 1917 ; globalement, la Russie s’enfonçait dans une crise sociale, économique et morale dont personne ne pensait qu’elle se relèverait.
Toujours au même moment, Jiang Zemin devenait président d’une Chine encore faible, largement pauvre et agricole, sans envergure géopolitique ; il prenait les rênes après Deng Xiaoping, qui avait lancé le développement économique de la Chine, et une série de présidents chinois dont personne hors de Chine n’avait retenu les noms, tellement ce pays était alors dominé : Yang Shangkun, Li Xiannian, Song Qingling, Ye Jianying, Zhu De et Dong Biwu.
L’Occident était alors surpuissant, dominant le monde sans partage, tellement gonflé de son hubris qu’il ne pouvait imaginer que les choses se passent ailleurs, sans lui, hors de son contrôle. Or c’est ce qui se passe aujourd’hui.
Est-il nécessaire de préciser que l’accord d’union entre les factions palestiniennes a été largement salué par la « rue arabe », totalement acquise aux BRICS, à tel point que sa diaspora émigrée en Occident voit en Poutine et Xi Jinping des leaders politiques positifs ? Il en va de même en Afrique, où les pays occidentaux, et tout particulièrement la France, sont en net recul face aux BRICS.
Face à cette évolution géopolitique, l’Occident – ou plutôt les Etats-Unis, qui dominent un Occident dont les autres composantes sont vassalisées – n’arrive pas à répondre autrement que par l’escalade guerrière, comme l’a tragiquement illustré la Républicaine « modérée » Nikki Haley, opposante à Donald Trump lors de la course à l’investiture pour la présidentielle aux Etats-Unis, en allant signer, en Israël, des obus américains envoyés par l’administration Joe Biden d’un horrible « achevez-les » ; ou comme le montre l’attitude belliciste face à une Chine jugée trop puissante.
Cet accord est ainsi le symbole d’un monde devenu multipolaire. Il serait temps que la France se rende compte de cette nouvelle réalité et cesse de suivre benoîtement les Etats-Unis lorsque ce n’est pas dans son intérêt.
Le minimum serait d’observer les BRICS, comme Emmanuel Macron avait proposé de le faire lors du sommet des BRICS d’août 2023 en Afrique du Sud. Il serait également temps que les véritables amis d’Israël pèsent de tout leur poids pour faire cesser le massacre des civils à Gaza et éviter un désastre politico-militaire à Israël dont celui-ci aura du mal à se remettre. La France devrait être de ces amis-là. En adoptant une position géopolitique indépendante, partie prenante d’un monde multipolaire, et en aidant à bâtir un véritable Etat palestinien, elle suivrait la route tracée par le général de Gaulle en 1967.
Georges Kuzmanovic