Depuis la dislocation de la Yougoslavie suite à la chute du communisme —cette troisième guerre balkanique, qui a ensanglanté de 1991 à 2001 les territoires des 6 républiques fédérées par Belgrade à la fin du conflit mondial de 39-45— l’Europe de l’Ouest avait été relativement épargnée par les scènes terrifiantes de combats, comme celles relayées par les médias dès les premiers jours des opérations militaires terrestres de grande envergure engagées par les troupes russes à partir du 24 février 2022.
Elle avait oublié que l’histoire est par essence éminemment tragique en dépit des évènements de Géorgie en 2008 —la guerre au sujet de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie—, de l’annexion de la Crimée en 2014 et son retour dans le giron de la Russie, et la guerre de sécession des républiques autoproclamées de Lougansk et Donetsk au Donbass, occultant peu ou prou le drame qui couvait, se préparait en très relative sourdine et qui a éclaté et se déroule aujourd’hui en Ukraine avec une violence exponentielle, d’une intensité oubliée en Europe jusqu’à ces derniers jours.
De longues années d’incompréhension, de perte de temps, d’aveuglement coupable, de faux-semblants et de malentendus majeurs entre l’Union européenne et la Fédération de Russie sur leurs sphères respectives d’influence, que le peuple ukrainien paye au prix le plus fort à nos portes, en prélude à une guerre d’attrition qui risque d’achever de balayer toutes les illusions que l’Occident pourrait encore nourrir sur l’évolution du monde, le partage de ses valeurs et idéaux démocratiques, à un moment où il a été fragilisé durablement par une pandémie redoutable, et avant tout un déchaînement de force destructrice dont l’issue est plus qu’incertaine si on ne se fixe pas un objectif de trêve et retour à la paix au plus vite des deux côtés des forces belligérantes…
Ce ne sont plus sur des braises que tous les acteurs de cette tragédie, Fédération de Russie, États-Unis d’Amérique, Etats membres de l’Otan, Union européenne, pays détenteurs de l’arme nucléaire soufflent depuis le déclenchement des hostilités sur le sol ukrainien, car l’incendie allumé fait d’ores et déjà rage et menace de tout emporter en s’étendant bien au-delà de son périmètre actuel.
Les 6000 ogives nucléaires russes jettent sur ce conflit d’une dangerosité absolue une lueur sinistre d’apocalypse, qui doit demeurer à l’esprit des dirigeants de la planète pour les inciter à tout faire afin de rechercher la désescalade et éviter un dérapage fatal qui signerait le début de la fin non seulement pour les milliers de civils, vieillards, femmes et enfants, fuyant la capitale et les principales métropoles ukrainiennes pour rejoindre les frontières polonaise, moldave ou roumaine et se mettre à l’abri de l’agression qui a fait voler en éclat le cadre de leur existence quotidienne, mais pour nous tous…
Quand un incendie d’une telle ampleur ravage un territoire et une nation aussi vastes que l’Ukraine, à nos portes, il y a un côté dérisoire à épiloguer et commenter inlassablement sans recul et à chaud les raisons, ou plutôt les erreurs d’appréciation et d’analyse des rapports de force pour lesquelles la Russie, l’Europe et l’Otan en sont arrivées à une telle impasse, à rechercher les responsabilités respectives et surenchérir dans les condamnations maintenant qu’il est minuit moins dix avant le déclenchement d’une catastrophe encore plus dévastatrice si les parties en présence s’obstinent dans la direction actuelle ; il faut impérativement tout tenter pour l’éteindre et sans doute est-il plus sage de se garder de raisonner à travers une grille de lecture dépassée, même si la tentation des analogies avec les tragédies antérieures de l’histoire est grande et apaise notre mauvaise conscience collective devant ce gâchis sans nom.
Hitler, Mussolini, Chamberlain, Daladier réunis à Munich avant l’embrasement de la deuxième guerre mondiale, Staline au sommet de son emprise criminelle sur l’Union soviétique ne se sont certainement pas réincarnés dans les dirigeants actuels, et le Président Zelensky, qui galvanise la résistance de ses compatriotes avec un courage héroïque et probablement l’énergie du désespoir, n’est pas un avatar du Négus Haïlé Sélassié 1er à la tribune de la Société des Nations en 1936, et encore moins celui de Emil Hacha convoqué à Berlin par le Führer et Goering en 1939 pour se soumettre, entériner la fiction du protectorat nazi de la Bohême Moravie et avaliser ainsi la disparition de la Tchécoslovaquie suite à la débandade des démocraties en 1938…
La Russie et l’Ukraine ont partagé une très longue histoire commune et la guerre que Moscou livre aujourd’hui à Kiev est d’autant plus déplorable qu’elle revêt un caractère fratricide.
Les épreuves et souffrances indicibles partagées par les populations des deux pays, durant la grande guerre patriotique pour repousser la barbarie nazie et auparavant dans les affres de la Révolution bolchevique et de l’instauration du communisme sur les décombres de l’Empire bâti par la dynastie Romanov, rendent encore plus amères les scènes de destruction et de mort de la semaine écoulée. Des confins de l’ancienne Galicie aux rives de la presque île de Crimée, il y a peu d’hectares de la riche terre d’Ukraine qui n’ait été baignée de sang, de fureur et de larmes tout au long des derniers siècles écoulés.
Famine -Holodomor- délibérément orchestrée par les communistes pour tuer des millions de koulaks et collectiviser le grenier à blé de l’ex Empire des Tsars dans les années 30, pogroms à Lviv (Lemberg-Lvov) fin juin 1941 dès l’entrée des troupes allemandes en Ukraine et dans la foulée, la Shoah par balles perpétrée par les Einsatzgruppen et les collaborateurs locaux sur l’ensemble du territoire, culminant dans le massacre du ravin de Babi Yar dans les faubourgs de Kiev les 29 et 30 septembre de la même année et anéantissant plus de 30 000 civils, Ukrainiens de confession juive, la liste des crimes au 20e siècle est effroyable et devrait inciter la communauté humaine à la plus grande des pudeurs et des retenues avant de prononcer des déclarations intempestives et de se livrer à des comparaisons dans l’échelle de l’horreur par respect pour les victimes passées et à venir…
L’histoire commune des deux pays remonte à la genèse du grand empire slave. Kiev bombardée aujourd’hui abrite un des plus hauts sanctuaires de l’Orthodoxie dans la Laure de ses grottes : dans le périmètre de ce lieu saint repose un des plus illustres Premiers ministres du Tsar Nicolas II, Piotr Arkadievych Stolypine, assassiné en 1911 à l’Opéra de la capitale ukrainienne. Homme d’état énergique, il avait réussi par ses mesures économiques et agraires réformistes et, certes, une politique de répression vigoureuse, à éteindre l’incendie de la première Révolution de 1905… Kiev a également abrité pendant les heures les plus tragiques de la première guerre mondiale l’Impératrice douairière Maria Feodorovna, veuve d’Alexandre III, l’artisan de l’alliance franco-russe, jusqu’à l’abdication de Nicolas II qui marque le début d’une évolution séparée, arrêtée par l’édification et la consolidation de l’Union soviétique, avant la renaissance de la nation ukrainienne à la chute du communisme…
Qui se souvient encore aujourd’hui, dans le fracas de cette guerre hors de raison, des séjours de Balzac sur le domaine ukrainien de son épouse, la Comtesse Hanska, et de ses passages à Kiev, pour évoquer au passage combien ce pays et ses élites ont aussi été attirés par la partie occidentale de l’Europe dans son acception gaullienne de l’Atlantique à l’Oural ? Cette spécificité historique qui fait de l’Ukraine un pays particulier, et la richesse du mélange de deux attractions culturelles opposées, qui rapproche son peuple de leurs voisins de l’Ouest mais en même temps le rattache à la Russie, expliquent la vague d’émotion et de solidarité qui s’exprime et s’amplifie au fur et à mesure où les combats s’intensifient. Les Ukrainiens nous ressemblent singulièrement dans leurs aspirations depuis la révolution de la place Maïdan, et voir Kiev prendre heure après heure le visage de Damas, Bagdad et tant d’autres cités martyres, victimes elles aussi des atermoiements, défaillances et erreurs qui ont marqué le théâtre des relations internationales depuis la chute du mur de Berlin et la reconfiguration d’un monde binaire en un horizon éclaté bien moins prévisible, ne peut que renforcer la mauvaise conscience et le sentiment de culpabilité des Occidentaux devant le terrifiant fiasco diplomatique actuel.
Les sanctions drastiques décidées par l’Union européenne et Washington pour faire de la Russie un état paria au même titre que l’Iran ou la Corée du Nord, sont en soi, par les effets qu’elles entendent provoquer sur l’économie et les finances russes, déjà une forme de guerre ouverte contre l’agresseur ; l’offre d’adhésion à l’Union européenne faite à l’Ukraine dans le feu des combats est un acte qui va susciter dans la population ukrainienne des espoirs immenses, de même que l’arrivée de renforts de l’Otan dans les pays limitrophes membres de l’Alliance atlantique…
Pour autant, ces manifestations spectaculaires d’unité en apparence sans faille et de soutien tardif de l’Occident, iront-elles jusqu’au bout de leur logique intrinsèque au delà de l’émotion et de la solidarité qu’elles entendent exprimer en faveur du peuple ukrainien, et sauveront-elles l’Ukraine du désastre présent ou resteront-elles du domaine de l’affichage face à la détermination d’une partie adverse acculée dans ses derniers retranchements, dont les dirigeants jouissent d’un exercice du pouvoir sans les contraintes de nos démocraties ? Il est trop tôt pour l’entrevoir au bout d’une semaine de descente aux enfers, dans la perspective d’une longue guerre d’attrition dont les formes évolueront au fur et à mesure du prix considérable imposé par la confrontation à des économies épuisées par la pandémie, qui entraient tout juste en convalescence. Indubitablement, le monde est entré dans une zone de périls inconnus et incommensurables pour l’heure…
Aucun secteur ne sera épargné. A titre d’exemple, le domaine de la coopération spatiale internationale est une préfiguration de ce qui nous attend dans un avenir proche avec l’entrée en application des sanctions.
L’arrêt des opérations du lanceur Soyouz à Kourou et le rapatriement des équipes techniques russes qui apportaient leur concours aux ingénieurs du CNES et de l’ESA sur le port spatial européen —avec 8 tirs qui étaient programmés en 2022 au moment où Ariane 6 n’est pas encore opérationnel—, l’impossibilité probable de mener à terme l’ambitieux programme Exomars, mission phare de l’Agence spatiale européenne en coopération majeure avec Roscosmos, son homologue russe, les incertitudes qui pèsent sur l’avenir à court terme de l’exploitation de l’ISS, la station spatiale internationale, ce symbole d’une concorde universelle pour l’utilisation de l’espace à des fins pacifiques et scientifiques, autant de signes prémonitoires de la fin d’une époque de dialogue patiemment construit au fil des décennies entre puissances spatiales qui vole en éclat à cause de cette guerre, sans oublier les dégâts infligés par les combats aux fleurons de l’industrie aérospatiale ukrainienne, Antonov et Yuzhnoye, fournisseur d’éléments de motorisation du programme Vega…
L’Europe devra renforcer considérablement ses efforts dans le domaine spatial pour assurer son autonomie d’accès et de maîtrise de ce qui deviendra le champ d’une compétition encore plus féroce, avec tous les dangers d’une militarisation non régulée de l’espace… La guerre d’attrition qui se profile amènera peut-être la Fédération de Russie à renoncer à l’aventure dans laquelle elle s’est lancée le 24 février 2022 en violation d’un statu quo international précaire, mais le prix à payer sera aussi très lourd pour l’Union européenne et il faudra des plans de résilience d’une ampleur exceptionnelle pour prévenir le risque d’un effondrement économique généralisé, des pénuries d’énergie et de denrées génératrices d’inflation galopante auquel nul n’est préparé de ce côté-ci des frontières de l’Ukraine…
Væ victis, malheur aux vaincus, mais y aura-t-il des vainqueurs dans cet engrenage infernal ? Pour la France, la gravité de la situation est sans précédent depuis l’avènement de la 5e République née de la nécessité de sortir du conflit algérien, dans un environnement où l’ère de la décolonisation du continent africain nous plaçait au ban des accusés de l’ensemble de la communauté internationale… La mandature inaugurée en 2017 après le choc du terrorisme islamiste sous le quinquennat socialiste précédent, s’achève dans la perspective d’un débat d’idées occulté par la guerre en Ukraine, au sortir relatif de la crise sociale des Gilets jaunes et de l’épreuve du Covid, avec des défis insignes à relever, qu’il est inutile d’énumérer tant ils sont criants par leur acuité, même s’ils sont provisoirement mis en arrière plan par les images de la tragédie actuelle qui se déroule à l’est de l’Europe.
Pour notre malheur, ce débat d’idées pour sauver une campagne électorale présidentielle particulièrement en dessous de ses enjeux va échapper au pays au moment où il en aurait eu le plus besoin pour apaiser ses tensions. Le réveil en France risque probablement d’être terrible au train où s’emballent les événements en ce moment même, car plus aucun joueur ne peut prétendre maîtriser quoi que ce soit dans un jeu où les cartes ont été rebattues à notre insu par la force d’un conflit qui est en passe d’échapper à toute possibilité de désescalade, si l’on continue à l’instrumentaliser à des fins politiciennes internes au détriment de la recherche d’une voie de sortie réaliste, au vu de la tournure qu’il prend d’heure en heure.
Oui hélas, væ victis, il semble que les mots retranscris par Tite-Live, adressés aux Romains par Brennus, le chef des Gaulois qui s’étaient emparés de Rome, ont une résonance en phase avec le moment présent…
Eric Cerf-Mayer