Cette analyse d’Alexandre de Rose, Sébastien Laye et Didier Long explique comment le gouvernement devrait changer son fusil d’épaule et adopter une approche vigoureuse en déclarant un couvre-feu généralisé, à la chinoise, puis une sortie de crise sanitaire suivant la méthode à la coréenne/israélienne. Si le confinement est réussi, une sortie de crise très rapide pourrait se faire aux troisième et quatrième trimestres, limitant la perte globale de PIB en 2020 peut-être à -2% ou -3%. Rien n’est perdu ; si on agit intelligemment.
1 – Il ne faut pas étaler le pic mais l’éliminer. L’approche de l’immunité collective n’est pas applicable
Non, le Coronavirus n’est pas une grippette. Il a une mortalité significative, qui s’accroit beaucoup lorsque le système hospitalier (réanimation) est débordé. On se demande pourquoi tant de spécialistes, d’autorités et de médias se sont accrochés à cette idée de virus peu dangereux. Pourquoi la Chine se serait-elle mise à l’arrêt pour une grippette fin janvier/début février ?
Certes, les chiffres de Corée du Sud, du navire Diamond Princess, mais également de la Chine hors Hubei suggèrent une létalité de 1 %. Mais la létalité monte à 5 % voire 10 % en cas de manque de ventilateurs, comme le suggèrent les données de la région de Hubei ou de l’Italie. Il s’agit d’une létalité de 10 à 100 fois supérieure à la grippe, tout dépend de l’état de hôpital.
De ce fait, aucun système hospitalier au monde, déjà mis en tension par une grosse épidémie de grippe, ne peut résister au pic épidémique du Corona s’il est laissé à lui-même, avec sa croissance exponentielle (dans sa 1ère phase).
Il est nécessairement balayé par une vague 10 à 100 fois plus haute que ses capacités, c’est-à-dire que la vague normale, avec une surmortalité massive.
Le monde scientifique, collectivement, n’a pas été très perspicace dans cette affaire (alors que les faits étaient là). C’est le monde médical qui, constatant les dégâts extraordinaires observés dans les hôpitaux les plus touchés, sonna le tocsin et finit par être entendu par le gouvernement. C’est probablement ce qui s’est passé à Wuhan, c’est ce qui s’est passé en Italie (cinq semaines plus tard), puis en France (une semaine après l’Italie).
Il est bien évident que le nombre de contaminés est nettement plus élevé que le nombre recensé. Mais, par-delà le débat sur le multiplicateur à appliquer, pour des raisons inutiles d’expliquer ici, on peut accepter l’estimation du ministre Véran qui situe dimanche le chiffre entre 30 000 et 90 000 contaminés en France.
Avec 1 500 patients en réanimation, soit 25 % de nos capacités, pour seulement 90 000 contaminés, il est donc rigoureusement impossible d’envisager de laisser filer le chiffre à 8 millions de contaminés (comme dans le cas de la grippe), voire 20 ou 40 millions comme suggéré par certains partisans de l’immunité collective. La chancelière Merkel aurait dit, il y a peu, envisager que 70 % de la population allemande soit contaminée. Le gouverneur Cuomo de l’Etat de New York envisage aujourd’hui 40 %. C’était apparemment la stratégie initialement suivie par les Pays Bas, l’Angleterre et la Suède. La montée irrépressible de la vague fait progressivement changer d’avis ces pays.
Ainsi, cette stratégie d’immunité collective est indéfendable.
Pour cette raison, la stratégie d’étalement du pic décrite par le ministre Véran est totalement erronée. Il faut suivre en fait une stratégie d’évitement, ou d’élimination, de ce pic. Cette stratégie d’élimination du pic fut le choix de la Chine, qui imposa un confinement draconien. Cela a très bien marché. Plus aucun cas nouveau n’est observé en Chine, et le nombre de malades est retombé à 6 000, de son pic de 60 000 malades à la mi-février. Cependant, l’acquis chinois est menacé par le retour du virus par les voyageurs qui rentrent en Chine. Aussi la Chine impose-t-elle maintenant une quarantaine impitoyable.
2 – Une stratégie en deux temps : chinoise d’abord, coréenne ensuite
Certes, les épidémiologistes sont sceptiques sur la stratégie chinoise. Ils n’ont probablement pas tort, car il est difficile d’imaginer que le virus soit rigoureusement éliminé dans le monde entier avec la discipline chinoise. Là, la stratégie coréenne (ou israélienne) sera très utile.
Nous proposons donc pour la France une stratégie en deux temps : (1) un couvre-feu dur à la chinoise pour obtenir de bons résultats rapidement, puis (2) un contrôle à la coréenne lorsqu’on sera sorti du confinement et que, ici ou là, le virus repartira.
A court terme, la croissance exponentielle des cas va déborder l’hôpital, et entraîner une surmortalité.
Le niveau d’impréparation de l’hôpital public est aussi effarant : pas de stocks de masques, de gel hydro-alcoolique, ou de curare, etc. Les dix prochains jours vont être très durs.
Pour la sortie de confinement, il faudra pouvoir pratiquer un grand nombre de tests et avoir tous les masques nécessaires. Il faut donc préparer cela, même si cela sera très difficile alors que l’hôpital va subir un traitement de choc dans les dix jours qui viennent.
3 – Un confinement total
Le référé par deux syndicats de médecins et d’internes de France demandant au Conseil d’Etat de statuer sur un confinement total du pays était justifié. Son rejet par le Conseil d’Etat au motif qu’il serait impraticable n’est guère adroit. Le raisonnement des requérants est portant limpide : la France étant de huit jours en retard sur l’Italie, il faut faire aujourd’hui en France ce que fait aujourd’hui l’Italie. Ainsi, nous aurons huit jours d’avance pour la sortie de crise sur l’Italie. Nos simulations suggèrent qu’un retard d’une semaine multiplie par cinq le total des morts. Chaque jour compte. De plus, il est probable que le gouvernement soit forcé de faire, dans huit jours, ce que le Conseil d’Etat jugeait impraticable.
La politique du gouvernement est inconsistante, enserrée dans les contradictions d’un contestable « et en même temps ».
Ainsi, le président Macron a expliqué qu’il n’a pas prononcé le mot de confinement dans son allocution de lundi 16 mars, à dessein car (outre que le peuple n’aurait pas compris le mot) il ne fallait pas, d’après lui, mettre le pays à l’arrêt. Mais si ! d’après nous, c’est ce qu’il faut faire, mettre à l’arrêt les usines, les chantiers, les magasins, sauf les activités essentielles à l’effort de guerre. Son appel au télétravail ou à la lecture avait quelque chose de décalé. Après un certain flottement, il devint pourtant clair que l’intention était bien que ceux qui ne peuvent pas télétravailler doivent aller à l’usine. Il fallait donc sauver le PIB.
4 – Sauver le PIB, nouveau « private Ryan »
Pratiquer un semi-confinement n’est pas particulièrement intelligent même du point de vue économique. En effet un confinement plus important est la condition nécessaire pour une sortie rapide de crise.
De ce fait, une baisse plus forte du PIB au départ sera au final moins coûteuse, car elle sera beaucoup plus brève.
Le confinement devrait logiquement entrainer un déstockage de grande ampleur, la production s’arrêtant mais les ventes continuant. Les entreprises industrielles fermées écouleraient alors progressivement leurs stocks auprès de leurs clients, les grossistes faisant de même et finalement les détaillants. De la même façon, la très forte contraction du commerce international entrainera un déstockage des marchandises en transit.
De la sorte, une sortie de confinement sera spectaculairement dopée par un arrêt du déstockage ou par restockage. Bien entendu, ce phénomène de stocks n’empêchera pas le PIB de fortement reculer en 2020, car nombre de services perdus pendant deux mois ne seront pas récupérés, mais il peut considérablement en atténuer le recul.
Mais encore faut-il que les mesures économiques adaptées à l’effort de guerre soient prises.
5 – Economie de guerre
Il faut donc décréter la cessation générale d’activité, sauf pour celles nécessaires à l’effort de guerre.
Il est inutile de chercher à lister ou règlementer les activités nécessaires ou au contraire inutiles à cet effort de guerre. Chaque entreprise doit pouvoir juger de savoir si elle doit fermer ; maintenir une activité limitée au déstockage de ses produits finis, voire de ses matières premières utiles à d’autres ; maintenir certaines lignes de production importantes (e.g certains produits chimiques, etc.) ; ou de tourner à plein régime pour des produits fortement demandés.
Laissons le marché décentralisé faire. Ces décisions au niveau de chaque entreprise se feront néanmoins en consultation avec le syndicat professionnel et en partenariat avec les syndicats, voire les maires.
Faisons confiance à nos entrepreneurs, nos syndicalistes, nos concitoyens.
L’Etat pourra faire des contrôles a posteriori.
En outre, il faudra éviter d’interférer dans les effets de prix. Laissons les prix augmenter significativement pour inciter les producteurs à déstocker et pour payer les surcoûts. Les syndicats professionnels pourront donner des consignes en ce sens.
Nous suspectons que la réquisition des stocks de masques fut contreproductive, interdisant les initiatives décentralisées, bloquant l’acheminement.
6 – La liquidité avant tout
Séparément, la panique créé par le virus est en train de créer une énorme crise de liquidité, chacun cherchant à conserver son liquide. La chute spectaculaire de la bourse reflète probablement plus un manque de liquidité qu’une détérioration des profits anticipés à moyen terme.
Pourtant, si conserver son cash est exactement ce qu’il faut faire, en situation de crise, au niveau de chaque individu, c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire au niveau global.
Car cette immobilisation des liquidités par chacun accentue la crise de tous.
En période de crise comme celle que nous vivons, il faut au contraire que les entreprises paient leurs fournisseurs rubis sur l’ongle et proposent des avances à leurs employés, si nécessaires. Certes, les banques centrales annoncent qu’elles apporteront la liquidité. Malheureusement, les entreprises n’ont pas accès à la liquidité banques centrales, ou plutôt plus accès depuis que ces dernières ont abandonné la pratique de l’escompte, qui fut pourtant reine durant tout le XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Dans l’urgence, on ne peut cependant pas rétablir cette pratique pourtant remarquable, qui fit ses preuves durant plus d’un siècle. La route des banques centrales est donc barrée.
Nous proposons plutôt que l’Etat (le Trésor) prenne le relai et propose de prêter, en direct ou plutôt par l’intermédiaire de ses bras armés (CDC ou BPI France), à toute grande entreprise ou entreprise de taille intermédiaire, à un taux bas (son financement plus peut-être une petite marge), automatiquement, à hauteur des montants des créances fournisseurs payés par anticipation (par exemple en observant la variation d’encours par rapport à décembre 2019) ou des avances au personnel, ou un multiple de ces montants (par exemple deux fois ces montants). De la sorte, l‘Etat créerait une incitation puissante à injecter du cash dans le système. Ces entreprises verront d’ailleurs l’argent partiellement revenir à elles, puisqu’elles sont elles-mêmes détentrices de créances commerciales à l’égard d’autres grandes entreprises.
L’Etat pourrait utilement payer cash les créances de CICE qui existent à mars 2020, résidus d’une usine à gaz invraisemblable qui chercha à délivrer une réduction de charges sociales via un crédit d’impôt, que le président Macron a très intelligemment remplacée par une simple réduction de charge. Mais il doit rester une dizaine de milliards de créances sur l’Etat dans les comptes des entreprises, qui se transformeraient très utilement en cash.
Nous proposons d’autre part que l’Etat décrète un moratoire sur tous les paiements de taxes : TVA, IS et cotisations sociales, etc. durant la durée du confinement, voire retourne même tout payement reçu depuis le lundi 17 mars (sur simple demande du contribuable). Ce sont des montants considérables qui avoisinent les 80/100 milliards par mois. Ce serait une bouffée d’oxygène pour les entreprises comme pour les ménages.
7 – Soutenir le revenu – éviter de tomber de Charybde en Sylla
La crise économique provoquée par le virus est clairement un choc d’offre, la production se trouvant abruptement entravée. Il s’agit donc d’abord de faire en sorte que le système productif sorte indemne de cette crise sanitaire, et les actions proposées dans la section précédente y répondront.
Il s’agit ensuite que la chute de l’offre n’entraîne pas une chute de la demande. Mécanisme classique. Pour cela, il est nécessaire que la chute de la production ne s’accompagne pas d’une chute du revenu disponible des ménages et des entreprises (l’excèdent brut d’exploitation). La chute du revenu national est, quant à elle, inévitable, puisque peu ou prou égal à la production nationale.
Pour ce faire, il est essentiel que les salariés au chômage technique touchent une large fraction de leurs revenus. L’Allemagne qui a un puissant mécanisme de chômage technique a annoncé que l’Etat paierait. Il faut faire de même en France, sans mégoter, en incluant les entreprises ou les branches non couvertes, autant que faire se peut, peut-être avec un plafond (exemple 2 000 euros par mois et par emploi). Cela pourra couter 15 à 20 milliards par mois à l’Etat.
L’abandon de deux mois de production sera, par ailleurs, un lourd fardeau pour les entreprises. Une approche simple serait de verser une subvention de 500 euros (par exemple) par employé aux entreprises (ou par auto entrepreneur) pour couvrir les frais et compenser les divers manques à gagner.
L’allocation d’une prime de 1 000 euros pour les personnels réquisitionnés (c’est-à-dire ceux ne travaillant pas en télétravail), telle qu’annoncée par Carrefour ou Auchan, en utilisant la prime Macron, serait à généraliser. Peut-être serait-elle-même à répéter au deuxième mois de confinement. En particulier on pense au personnel hospitalier (en l’adaptant aussi aux médecins de ville et à leurs aides), aux policiers, aux personnels de prison, aux militaires qui seront bientôt appelés, etc. Pour l’Etat (et les collectivités locales), cela pourrait coûter 1 milliard par mois en salaires directs et 1 milliard de perte de revenus. Une autre goutte d’eau mais très symbolique : annoncer le payement, d’un coup d’un seul, de toutes les heures supplémentaires en retard des policiers et des infirmières.
La considération ne se manifeste pas seulement par des mots.
Le cash compte aussi.
8 – Briser les tabous monétaires
Les banques centrales sont en train de briser tous leurs tabous. Au lieu de poursuivre des politiques d’assouplissement quantitatif qui n’ont pas fait leur preuve au cours des dernières années, elles pourraient faire preuve de plus d’imagination et soutenir l’économie réelle : par des prêts directs aux entreprises ou une ligne disponible pour le Trésor français qui prêterait directement aux entreprises françaises, ou par l’achat d’obligations dédiées à des investissements dans les infrastructures sanitaires et autres mesures de crises.
9 – Un bémol
Un important bémol consiste à noter que la sortie de crise sanitaire comme économique sera considérablement compliquée par le manque de coordination mondiale.
Le virus est vaincu en Chine, mais cela n’a que peu d’importance s’il est virulent dans le reste du monde.
Tant que des tests minutes ne sont pas disponibles cela entravera la circulation des hommes, et/ou forcera la Chine à suivre la politique coréenne (à sa manière).
De même, la reprise d’activité sera considérablement handicapée si le fournisseur ou le client étranger reste lui en confinement. La reprise d’activité de la Chine sera cependant un gros atout, tout comme l’activité continue en Corée et à Taiwan.
10 – En résumé
Devant la gravité du Corona, qui a une mortalité semblable à la grippe espagnole en l’absence de réanimation, il faut un confinement total pour éviter le pic, et non l’étaler. Il faut notamment fermer toutes les usines et établissements non essentiels. Après un ou deux mois, un dé-confinement sera possible en suivant une approche à la coréenne pour traiter les reprises de virus apparaissant ici et là. Il faut laisser une flexibilité aux entreprises pour juger de l’activité requise, en utilisant les stocks existants.
Il faut par ailleurs prendre des mesures pour donner de la liquidité aux entreprises et aux ménages, via des prêts d’Etat aux plus grandes entreprises (ou à celles ayant une bonne notation Banque de France) conditionnels au paiement (d’un coup) des dettes fournisseurs existantes, via un report complet des échéances fiscales et des cotisations sociales, et via un moratoire sur les prêts bancaires. Il faut aussi soutenir le revenu des entreprises et des ménages, pour éviter que le choc d’offre ne se transforme en crise de demande.
Sur une telle base, la très forte contraction du PIB marchand (disons -60 %, soit -50 % pour le PIB, soit, sur deux mois, 8 points de PIB annuel perdus) pendant un ou deux mois ne devrait pas avoir de conséquences majeures, avec une sortie de crise rapide stimulée par un cycle de stock prononcé. Si le confinement est réussi, une sortie de crise très rapide pourrait se faire en Q3 (avec un mois d’août travaillé) et Q4, avec un fort rebond d’activité, limitant la perte globale de PIB en 2020, limitée peut-être à -2 % ou -3 %. Rien n’est perdu. Néanmoins une faible coordination internationale a le potentiel de gravement entraver la reprise.
Alexandre de Rose est économiste, avec un parcours dans les institutions financières internationales
Sébastien Laye est entrepreneur et économiste
Didier Long est physicien