La mise en accusation médiatique quasi-unanime, l’intervention des plus hauts responsables politiques français – Garde des Sceaux, Premier ministre, Président de la République – et l’annonce par le procureur de Paris de l’ouverture d’une enquête préliminaire pour « injures à caractère raciste », suffiront-elles à établir par la démonstration que la fiction publiée par l’hebdomadaire Valeurs Actuelles – mettant en scène la députée de La France insoumise, Danièle Obono, dans une Afrique complice de la traite négrière au XVIIIe siècle – est raciste, et sciemment dirigée contre l’égérie politique de l’indigénisme et du décolonialisme ? Cette fiction n’est pas raciste, et nous en donnerons brièvement la raison ; elle ne mérite d’ailleurs ni éloge ni indignation démesurés. En revanche, le phénomène médiatique et politique auquel elle a donné naissance est des plus révélateurs. Et c’est lui qu’il est en réalité intéressant de questionner. Par Frédéric Saint Clair, analyste politique.
Commençons par débusquer la supercherie relative à l’accusation de racisme. L’argument numéro 1 des accusateurs concerne l’illustration : Obono enchaînée. Par définition, une « illustration » reproduit graphiquement ce que la fiction décrit littérairement. Le culte voué à l’image par notre société du spectacle a fait s’indigner la classe médiatique – qui n’a pour la plupart d’entre elle pas lu les pages incriminées – mais il n’y a pas lieu de l’être. Une image, ainsi qu’une description littéraire, peuvent servir à faire l’apologie de l’esclavage aussi bien qu’à dénoncer l’esclavage. L’image décontextualisée ne saurait être qualifiée d’infamante par elle-même. C’est le sens de cette image, et donc du texte sous-jacent, qui doit être questionné Or, ici, il n’y a aucune apologie de l’esclavage ! C’est même tout l’inverse. L’auteur, malheureusement anonyme, se désole du sort réservé aux esclaves, et donc à Obono. Il conduit d’ailleurs son héroïne vers les chemins salvateurs du christianisme conventuel. En quoi cela serait-il raciste ? Argument numéro 2 : La description de Danièle Obono : « taille courte, silhouette ramassée ». Raciste ? Mais la couleur ou l’ethnie n’y sont pour rien. D’autant que les beautés élancées évoquées par l’auteur sont également noires. Argument numéro 3 : La passion pour l’Afrique pré-coloniale d’Obono en contraste avec la description critique de ce continent par l’auteur. Raciste ? On peut y déplorer une vision caricaturale de l’Afrique, un parti pris idéalisé pour le Grand Siècle français, ou les Lumières, mais l’accusation d’injure raciste est aberrante. Celle de parti-pris colonialiste l’étant tout autant. L’accusation de racisme implique que l’auteur aurait fait injure à la députée en la plaçant imaginairement dans cette situation pour la dégrader, alors que le texte montre exactement l’inverse : l’inhumanité de l’esclavage à travers le parcours initiatique d’une Obono romanesque.
A partir du moment où nous avons reconnu que ce texte n’est en rien raciste, et que ces accusations sont absurdes, alors la question se pose : Pourquoi une telle indignation générale ? Et même : Pourquoi une telle mise en accusation générale ? Voire : Pourquoi des images, des phrases, décontextualisées ainsi dans le seul but d’étayer une accusation de racisme si fragile que la simple lecture de l’historiette suffit à la balayer ?
Indépendamment du fait que les chiens, tout comme les loups, chassent en meute, et que les lâches sont toujours ceux qui s’acharnent le plus sur la proie blessée, une cause unique se situe à la racine de ce phénomène médiatique : la frustration politique.
Le camp du Bien – social-démocrate, libéral, anti-raciste, multiculturaliste, droitdelhommiste, que l’on pourrait ranger sous l’étiquette : « progressiste » – nourrit au fil des ans une frustration politique croissante. Et cette frustration atteint à l’heure actuelle des sommets inédits. L’édifice conceptuel et institutionnel qu’ils (médias, intellectuels et responsables politiques confondus) ont patiemment élaboré depuis plus d’un demi-siècle se lézarde de part en part, au point que pour la première fois sa survie est menacée. Si les progressistes gouvernent encore – médiatiquement comme politiquement – ils sentent que leur discours n’imprime plus. Ils sentent venir le vent mauvais de l’évanescence intellectuelle. Un élément seulement, un seul, leur fait craindre un basculement irréversible : l’agenda politique. Ils n’ont plus la main dessus. Débordés par les buzz issus des réseaux sociaux, leurs problématiques habituelles sont déclassées par des chapelets de faits divers violents, communautaristes, séparatistes, lesquels, par leur concordance et leur redondance, acquièrent désormais une consistance politique forte et s’imposent au sein même de leur sacro-saint temple médiatique. Frustration : Le camp progressiste n’est plus maître chez lui.
La frustration politique des progressistes aurait été moindre si le renouveau conceptuel avait émané de la droite traditionnelle, de la droite libérale, ou libérale-républicaine.
Car, si le cœur du camp progressiste est bien ancré à gauche, ce dernier a réussi à mater la droite jusqu’à lui faire accepter une ligne de conduite conforme à son dogme. C’est ainsi que durant cette séquence, nombre de journalistes, d’intellectuels, d’éditorialistes, de responsables politiques qualifiés habituellement « de droite » – jusqu’à certains cadres du Rassemblement national – dont on aurait pu croire qu’ils se seraient opposés à la meute, ont consenti, ont courbé l’échine. Mais, malheureusement pour le camp du Bien, ce renouveau conceptuel n’émane pas de la droite bourgeoise habituelle. Le Monde ne s’y est d’ailleurs pas trompé lorsqu’il a qualifié la jeune équipe de Valeurs actuelles de « journalistes plus à droite que Marine Le Pen ». C’est le cas ! Et c’est terriblement frustrant politiquement car la gauche et la droite de papa, dont Emmanuel Macron est l’héritier, n’ont aucune prise sur ce segment intellectuel. Ils ne le comprennent d’ailleurs pas, qu’il s’agisse des journalistes ou des intellectuels qui écrivent dans les pages de cette presse « hors les murs ». Ce segment est politiquement incompatible avec leur dogme social-libéral, et moralement incompatible avec leur dogme droitdelhommiste. D’où la frustration : Comment une droite si méprisable, si « nauséabonde », si « extrême », si « ultra-conservatrice », est-elle devenue en l’espace de quelques années seulement si politiquement et médiatiquement prescriptrice ?
La droite n’a pas gagné la bataille des idées. Les progressistes le savent, mais ils savent aussi que, parce qu’ils n’ont plus la main sur l’agenda politique et médiatique, ils risquent de perdre la guerre.
Dès lors, au moindre faux pas, le camp progressiste tout entier, droite et gauche confondues, sonne la charge.
Les occasions de dézinguer l’ennemi « ultra » n’étant pas si nombreuses, il ne faut par les manquer. Les frustrations rentrées et les haines recuites suffisent alors à transformer ce qui aurait dû être un simple tacle bien appuyé en véritable cisaillement violent et destructeur contre Valeurs Actuelles. Carton rouge ? Non, car l’arbitre est aussi un agent du camp du Bien. Il sonne la reprise du jeu médiatique. L’hebdo est sur la touche. Pour combien de temps ? Assez peu, car, avant même que cette séquence soit close, il semble que le réel se rappelle à nous, par l’intermédiaire des outrances de la LDNA (Ligue de défense noire africaine), et qu’il s’évertue à les faire revenir sur le terrain. Les progressistes ont marqué un but. Ils n’ont pas gagné le match.
Frédéric Saint Clair
Analyste politique
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