Matthieu Creson, nous invite, durant cette période particulière, à découvrir ou redécouvrir certaines des facettes cachées de notre patrimoine culturel. Visite des appartements privés des rois à Versailles.
On le sait, le tourisme est sans conteste l’un des secteurs les plus durement touchés par la crise de la Covid-19. Les événements récents devraient donc être une occasion pour découvrir ou redécouvrir la partie injustement méconnue ou sous-évaluée de notre patrimoine culturel, celle-là même qui n’attire pas d’ordinaire les foules. À cet égard, le château de Versailles1, qui a enregistré en 2018 huit millions de visiteurs, recèle lui aussi plusieurs joyaux en matière d’arts décoratifs souvent mésestimés du public, certains ne pouvant être vus que lors de visites guidées. Ainsi en est-il de ce qu’on appelle les appartements privés des rois Louis XV et Louis XVI, dont la visite nous rappelle entre autres comment ces pièces furent aussi, en plus d’un appartement d’habitation, un véritable lieu du pouvoir royal, et ce jusqu’au 6 octobre 1789, date du retour de la famille royale aux Tuileries à Paris. Constituant sans doute l’un des plus beaux ensembles rocaille qui se puissent visiter en France, cet appartement inclut notamment le cabinet d’angle de Louis XV, qui vient par ailleurs tout juste d’être magnifiquement restauré.
De l’appartement de collectionneur de Louis XIV aux appartements intérieurs de Louis XV
Lorsque nous songeons à Versailles, nous avons tout de suite en tête l’image de la Galerie des Glaces, des jardins de Le Nôtre, des fastes de la vie de cour sous Louis XIV. Or si le Roi-Soleil a réussi à faire de Versailles une demeure royale consubstantiellement liée à sa personne, il n’en reste pas moins que ses successeurs, Louis XV et Louis XVI, y ont eux aussi imprimé leur marque, quoique avec moins d’ostentation et de grandiloquence. Ainsi Louis XV s’est-il employé à créer, dans l’aile du château autrefois occupée par son arrière-grand-père, un appartement d’habitation qui offrît au roi et à ses hôtes davantage de confort et d’intimité, avec des pièces mieux distribuées, mieux chauffées et mieux éclairées. Ce besoin d’intimité, en marge de la pesante et rigide étiquette de cour, n’était du reste pas nouveau : Louis XIV avait en effet déjà coutume de se retirer avec quelques courtisans privilégiés, après le dîner « au Grand Couvert » – c’est-à-dire pris en public –, dans le billard de son appartement intérieur2, pièce ouvrant sur l’appartement de collectionneur du roi. Ce petit musée royal qu’était l’appartement de collectionneur du Roi-Soleil – où étaient notamment présentés plusieurs chefs-d’œuvre de peinture italienne comme la Joconde, le portrait de Baldassare Castiglione par Raphaël ou encore le Concert champêtre de Titien – sera donc remplacé dès 1738 au moins, sur ordre du Bien-Aimé, par un nouvel appartement royal d’habitation, qui devait comporter deux antichambres, une salle à manger, une chambre à coucher, un cabinet intérieur ainsi qu’un arrière-cabinet.
S’il ne reste donc rien de l’ancien appartement de collectionneur de Louis XIV, il ne subsiste plus rien non plus de deux admirables ensembles dont la construction avait été commandée par Louis XIV, nommément l’escalier des Ambassadeurs et la Petite Galerie. Fruit de la collaboration entre l’architecte Louis Le Vau et le peintre Charles Le Brun, l’escalier des Ambassadeurs (dont on peut voir une maquette réalisée en 1958 grâce à des gravures conservées) était sans conteste l’un des chefs-d’œuvre du style Louis XIV – « un des plus parfaits chefs-d’œuvre […] de l’art français du XVIIe siècle », dira l’historien Louis Réau – , avec ses riches lambris de marbres polychromes, ses peintures illusionnistes et ses allégories peintes au plafond. En 1752, Louis XV ordonna la démolition de l’escalier pour y substituer notamment un appartement qu’il fera aménager pour sa fille aînée, Madame Adélaïde. Appartement dont il ne subsiste d’ailleurs plus rien non plus – Madame Adélaïde décidant de quitter son logement en 1769 – , si ce n’est le très beau cabinet intérieur ou salon de musique de la princesse. Du reste, ce n’était pas la première fois que Louis XV se rendait coupable de vandalisme : en 1738 déjà, il avait fait détruire l’admirable galerie d’Ulysse à Fontainebleau, chef-d’œuvre de Niccolo dell’Abate, réalisé d’après des dessins de Primatice3.
Concernant la Petite Galerie de Louis XIV, elle aussi disparue en 1752 sur ordre de Louis XV, on se reportera notamment à l’article fort intéressant de Matthieu Lett dans l’ouvrage paru il y a quelques mois seulement, intitulé Versailles disparu de Louis XIV, texte par ailleurs agrémenté de reconstitutions visuelles de ladite galerie des plus éclairantes4. Commandée par Louis XIV vers 1685 sur l’emplacement de l’ancien appartement de Madame de Montespan, au moment où le décor de la Grande Galerie ou Galerie des Glaces et des deux salons qui l’encadrent, le Salon de la Guerre et le Salon de la Paix, était en train d’être terminé, la Petite Galerie – « véritable écrin pour les collections royales de peintures », comme l’écrit Matthieu Lett – se présentait pour ce qui est de son plan d’ensemble comme une version réduite de la Grande Galerie, avec un plafond peint d’après Pierre Mignard et un parquet conçu par l’ébéniste Alexandre Jean Oppenordt. Visiter les appartements privés des rois – pour admirable qu’en soit le décor –, c’est donc aussi se remémorer l’ampleur du vandalisme royal qui a sévi durant l’Ancien Régime, y compris à Versailles.
Un des ensembles Louis XV les plus remarquables que l’on puisse voir
Ainsi que l’avait magistralement montré Louis Réau dans son Histoire du vandalisme (dont le chapitre le plus volumineux reste bien sûr celui qui est consacré à la période révolutionnaire), le vandalisme inclut également les actes de vandalisme que les rois de France ont parfois eux-mêmes perpétrés, y compris dans leurs propres demeures royales. Louis XV en est hélas ! un exemple édifiant. Reconnaissons néanmoins que Louis XV nous a aussi légué certains des plus beaux ensembles de l’art français du XVIIIe : ainsi le cabinet du Conseil (avec un plafond peint allégorique dû à François Boucher5) et la chambre du roi à Fontainebleau, de même que les appartements privés des rois à Versailles. La décoration de ces pièces à Versailles fut le fruit de la collaboration entre un architecte, Ange-Jacques Gabriel, Premier architecte du roi et remarquable dessinateur de boiseries, et un sculpteur, Jacques Verberckt, qui a admirablement su traduire en acte les dessins de Gabriel. Tous deux travaillent déjà ensemble vers 1735 au décor de la chambre de la reine6 – lequel n’est d’ailleurs pas sans évoquer celui de l’hôtel de Lassay à Paris7 – et on les retrouvera désormais au service du roi dès 1738, année où Louis XV fait transformer l’ancien billard de Louis XIV en chambre à coucher.
Nous qualifions habituellement le style dans lequel ces pièces furent décorées de style rocaille ou rococo, mais aussi de style Louis XV, du fait que ce nouveau type de décor se développa en grande partie sous le règne du Bien-Aimé. Rappelons que par « rocaille », on entend un style qui s’est épanoui en France, aussi bien sous la Régence que sous le règne de Louis XV, et dont les motifs ornementaux tirent leur origine de la nature et du vivant (roches, coquilles, guirlandes de fleurs, rinceaux, oiseaux, etc.). Or, comme l’a très bien montré le grand historien d’art Anthony Blunt dans son classique Art et architecture en France 1500-1700, les origines de ce style qui devait éclore aussi bien à Paris qu’à Versailles remontent en fait à la fin du règne de Louis XIV lui-même : délaissant de plus en plus le caractère formel et grandiloquent du style Louis XIV – dont le Grand Appartement, la Galerie et la chapelle restent les manifestations les plus éclatantes –, le goût se porta alors vers un style plus léger et plus fantaisiste.
À Versailles, il faut notamment voir le salon de l’Œil-de-bœuf, antichambre entièrement décorée dans le nouveau style en 1701, et dans laquelle les courtisans devaient patienter avant d’être admis dans la chambre de parade de Louis XIV pour assister au lever du roi. Un autre exemple de l’évolution du décor versaillais à cette époque nous est aussi fourni par les boiseries qui ornent la première pièce des appartements privés des rois, à savoir le salon des Chiens : ce sont en effet celles qui décoraient autrefois le billard du Roi-Soleil, et que le Bien-Aimé fit remonter dans l’antichambre des Chiens en 1738, lorsqu’il décida de réaménager le billard pour en faire sa chambre. Et on sait d’autre part que la ménagerie – détruite à la Révolution –, que Louis XIV avait fait construire dans les jardins et qu’il avait fait décorer peu avant 1700 pour la duchesse de Bourgogne, présentait elle aussi un décor peint réalisé dans le nouveau style, moins formel et plus élégant8. Dans le salon de l’Œil-de-bœuf, les lambris de marbres polychromes sont remplacés par d’élégantes boiseries magnifiquement sculptées et dorées, de même que les pompeuses peintures allégoriques qui avaient orné les plafonds des pièces du Grand Appartement et de la Galerie disparaissent. Comme l’a encore écrit Anthony Blunt, c’est à Versailles et non à Paris que les premières manifestations de l’évolution du décor vers le nouveau style rocaille eurent lieu, et ce alors que la rocaille est souvent considérée comme un style à travers lequel Paris entendait faire montre de son indépendance vis-à-vis de Versailles9. Esthétique et politique furent donc ici intimement mêlées, et l’on peut d’ailleurs considérer qu’à l’indépendance esthétique à laquelle aspirait ainsi Paris faisait écho son désir d’émancipation politique par rapport à la cour.
Un lieu méconnu du pouvoir royal
Il existait à Versailles deux cours : une première cour, dont le fonctionnement était totalement régi jusqu’en ses moindres détails par l’étiquette, et où le roi tenait le rôle central dans cet immense décor de théâtre qu’était Versailles ; et une deuxième cour, plus intime, plus privée, où seuls quelques privilégiés pouvaient s’approcher de la personne du souverain10. C’est dans le cadre de cette deuxième cour qu’avaient notamment lieu les soupers de chasse sous Louis XV, dîners strictement privés qui rassemblaient une vingtaine d’invités dans la salle à manger dite des retours de chasse, et qui permettaient ainsi au roi de choisir, parmi les courtisans, ceux d’entre eux qui auraient l’honneur d’être admis à sa table. À cet égard, les soupers de retour de chasse de Louis XV s’inscrivent dans la longue histoire de la table en tant que manifestation autant qu’instrument du pouvoir politique11.
Louis XV se retire également dans ses appartements privés pour travailler dans son cabinet intérieur ou cabinet d’angle, pièce conçue pour le seul usage du roi et qui constitue probablement le sommet de la visite, avec ses splendides boiseries exécutées par Jacques Verberckt en 1738 et 1753, et qui viennent de retrouver toute leur splendeur originelle grâce à un remarquable travail de restauration tout récemment fini. (L’extraordinaire bureau à cylindre de Louis XV qui s’y trouve d’ordinaire est quant à lui actuellement au C2RMF – Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France – , où il fait l’objet d’un travail de nettoyage et de restauration des placages, des marqueteries et des bronzes dorés12.) Il semble d’ailleurs que ce soit dans le cabinet d’angle que se déroulèrent sous Louis XVI les négociations entre la France et ceux qui devaient représenter la nouvelle nation des États-Unis d’Amérique13. Après la signature de la déclaration d’Indépendance le 4 juillet 1776 et celle du traité d’amitié et de commerce et du traité d’alliance avec la France le 6 février 1778, trois plénipotentiaires américains – dont Benjamin Franklin – sont reçus en audience solennelle dans la chambre de parade du roi à Versailles le 20 mars 1778. En 1785 sera ainsi placé dans le cabinet d’angle le fameux candélabre de l’indépendance américaine réalisé par Pierre-Philippe Thomire, œuvre célébrant l’amitié franco-américaine ainsi que la victoire commune contre le royaume d’Angleterre14.
Ajoutant à son déjà triste palmarès de l’art vandalisé la destruction de deux autres pièces datant du règne de Louis XIV – le salon Ovale et le cabinet des Coquilles –, Louis XV y fit aménager à la place en 1754, en arrière du cabinet d’angle, une petite pièce qui prendra le nom de cabinet noir. Le roi se retirait périodiquement dans cet espace strictement privé pour y lire la correspondance secrète qu’il entretenait avec son réseau d’espions, réseau qui devait être démasqué peu avant sa mort en mai 1774. Louis XVI n’aura pas recours à cette diplomatie officieuse, bien qu’il ait encouragé le développement de la compagnie commerciale fictive Rodrigue Hortalez, qui eut Beaumarchais pour principal architecte, et grâce à laquelle les insurgés américains ont pu être équipés en armes et en munitions.
Plus loin, après le salon de musique de Madame Adélaïde (laquelle eut le même Beaumarchais comme professeur de harpe) s’ouvre la bibliothèque de Louis XVI, l’une des rares pièces des appartements privés aménagées par ce dernier, au magnifique décor non plus rocaille mais néoclassique, réalisé par les frères Rousseau. On admirera aussi en fin de visite une partie de la collection de porcelaines du château, mise en valeur dans des vitrines nouvellement créées à cet effet, ainsi que le salon des jeux de Louis XVI, dans laquelle les conservateurs du château ont réussi à rapatrier l’essentiel du mobilier – dispersé après la Révolution – qui avait été commandé à l’origine pour cette pièce.
Soyons donc incités, à travers l’exemple des appartements privés des rois à Versailles, à découvrir ou redécouvrir, en marge des circuits grand public balisés à l’avance, certaines des facettes cachées de notre patrimoine culturel, qui valent tant par leur mérite artistique que par l’histoire et l’éventuelle signification politique dont elles sont chargées.
Matthieu Creson
Enseignant, chercheur (en histoire de l’art), diplômé en lettres, en philosophie et en commerce
- L’une des références sur Versailles reste l’ouvrage magistral de Pierre Verlet, Versailles, Paris, Fayard, 1985. ↩
- Nicolas Jacquet, Versailles privé, Paris, Parigramme, 2015, p. 140. ↩
- Louis Réau, Histoire du vandalisme, les monuments détruits de l’art français, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1994, p. 204. ↩
- Matthieu Lett, « La Petite Galerie », in Versailles disparu de Louis XIV, Arles, Honoré Clair, 2019, p. 89-107. ↩
- Louis Réau, op. cit., p. 205. ↩
- Wend Graf Kalnein et Michael Levey, Art and architecture in the eighteenth century in France, Harmondsworth, Baltimore, Victoria, Penguin Books, 1972, p. 296. ↩
- Ibid. ↩
- Anthony Blunt, Art et architecture en France 1500-1700, Paris, Macula, 1983, p. 330. ↩
- Anthony Blunt, « French Painting, Sculpture and Architecture since 1500 », in Anthony Blunt et Edward Lockspeiser, French Art and Music since 1500, Londres, Methuen, 1974, p. 1-56, p. 21. ↩
- Nicolas Jacquet, op. cit., p. 140. ↩
- Ibid. ↩
- http://www.chateauversailles.fr/actualites/vie-domaine/restauration-cabinet-angle-roi#le-projet-de-restauration ↩
- http://www.chateauversailles.fr/actualites/vie-domaine/restauration-cabinet-angle-roi#haut-lieu-du-pouvoir ↩
- Ibid. ↩