Notre pays consacre un budget très important, toujours en croissance, aux dépenses de santé et pourtant il devient de plus en plus difficile de trouver un médecin généraliste ou un spécialiste dans de nombreuses localités, petites ou grandes. Cette situation, paradoxale pour un pays qui se targue d’avoir le meilleur système de santé du monde, a maintenant un nom : ce sont les déserts médicaux. La situation empire avec peu d’espoir d’amélioration dans un futur proche. Par certains aspects, la situation de l’agriculture française ressemble de plus en plus à celle de la médecine. Personne n’oserait nier la nécessité d’avoir des agriculteurs et pourtant rien n’est fait pour empêcher leur disparition. Le nombre d’agriculteurs diminue d’année en année. De 7 % de la population active à la fin des années 1970, les agriculteurs ne représentent plus que 1,5 % des travailleurs et ne font plus partie des électeurs choyés. Leur moyenne d’âge est plus élevée que la moyenne nationale : 51 ans contre 38 ans pour l’ensemble de la population active. Combien restera-t-il d’agriculteurs en France dans une ou deux décennies ? Faute de jeunes agriculteurs, la taille des exploitations augmente avec une charge de travail également en hausse.
En vacances, les citadins ne comprennent pas que les agriculteurs soient sur leurs tracteurs pendant les week-ends ! Un reproche parmi d’autres … Peu de catégories sociales subissent autant de récriminations. Une partie de la population française veut une agriculture sans pesticides et imagine le futur des agriculteurs comme jardiniers de la nature.
Peu de choses sont faites pour réduire l’épuisement moral des agriculteurs. Les tribunaux sont encombrés de réclamation de néoruraux qui veulent vivre à la campagne, mais sans les machines ni les animaux des agriculteurs.
Les interdictions administratives de toutes sortes pleuvent sur les agriculteurs français, sans relâche. Il ne se passe pas un mois sans que la liste de celles-ci ne s’allonge.
Nos parlementaires en sont parfaitement conscients, il suffit de lire le rapport d’information du Sénat de juin 2016 sur les normes en matière agricole. « Les agriculteurs au bord de l’overdose normative », tel était le titre du premier chapitre de cet excellent document. Six ans plus tard, la production de normes est toujours en marche. Que faudrait-il pour mettre en œuvre les recommandations de ce rapport sénatorial ? Une seule chose, le courage. Le courage de dire non aux chantres de la norme, à tous ceux qui veulent le bonheur des gens à coup de normes !
Pour les agriculteurs, tout devient impossible, retenir l’eau en hiver pour l’utiliser en été est devenu un combat. Dans la lignée du « zéro partout », les agences sanitaires françaises n’hésitent pas à interdire les pesticides à tour de bras, trop souvent sans que des solutions de remplacement réalistes soient mises en place et en allant souvent au-delà de ce que les autres agences européennes demandent. Le récent épisode du phosphure d’aluminium remettant en cause les exportations de céréales reste dans les mémoires. Les militants extrémistes agitent systématiquement le spectre du lobby de l’agro-industrie en jouant sur la nostalgie des petites fermes des années 1950 et en oubliant que l’exploitation des domaines agricoles actuels, faute de main d’œuvre, ne peut se faire que sur de grandes surfaces et avec des machines sophistiquées, de plus en plus coûteuses. Aucun de ces militants n’aurait l’idée de devenir agriculteur. Leurs ainés de 1968 ne faisaient pas la promotion des normes, ils allaient élever des chèvres en Ariège ou des moutons sur le Larzac.
Pour ces nouveaux protecteurs de la nature, peu importe que les productions agricoles françaises régressent année après année, cédant la place aussi bien à celles des pays du Nord de l’Europe, comme les Pays-Bas ou l’Allemagne, que du Sud comme l’Espagne, ou de l’autre bout du monde.
La perte de l’autosuffisance alimentaire de la France qui s’accentue d’année en année ne fait pas partie de leurs soucis.
Nous allons vers des déserts agricoles en France. Qui va cultiver les terres riches de notre pays, enviées par nos voisins européens, dans des conditions de plus en plus difficiles faute d’agriculteurs, avec des productions inférieures à celles des autres pays, tant les entraves aux méthodes de l’agriculture moderne et raisonnée auront été nombreuses ? Dans ces conditions, qui parmi les jeunes va vouloir s’engager dans les métiers de la terre tant décriés ?
Que faire ? Une proposition : celle d’un moratoire de trois ans pour stopper la grêle des interdictions qui tombent sur l’agriculture française. Utilisons ce délai pour remettre à plat les conditions et le cadre de vie des agriculteurs. Qui sait que le blé tendre, celui qui sert à faire le pain, se négocie en France selon les fluctuations de la bourse de Chicago, avec un prix de l’ordre de 220 euros la tonne, soit moins de 22 centimes le kilogramme de blé ? Tant que les prix à la production seront aussi bas, ne soyons pas étonnés que les agriculteurs ne puissent survivre qu’à l’aide de subventions.
Dans la mondialisation de la production agricole, les pays les moins-disant sur le plan social et environnemental l’emportent sur les mieux-disants.
Interdire aux producteurs français de cerises d’utiliser les traitements autorisés dans les pays limitrophes, revient tout simplement à détruire la production locale et à éliminer, de facto, les emplois d’arboriculteurs tout en laissant les barquettes de cerises récoltées à l’étranger arriver dans les magasins français. Cela relève de l’incohérence, au mieux, ou de la bêtise. Cette politique du « sans frontière » conduit à l’élimination lente mais sûre de l’agriculteur français, une « espèce » en danger et très mal protégée.
Faut-il être inquiet des traces de pesticides ? Oui, mais jusqu’à quel point ? Existe-t-il des seuils en-dessous desquels ces traces ne représentent plus de danger pour la santé humaine ? Depuis une trentaine d’années, la qualité et la précision des méthodes d’analyses physico-chimiques ont fortement progressé. Il est maintenant possible de détecter des concentrations de pesticides extrêmement faibles, bien au-dessous des seuils de toxicité, dans n’importe quel échantillon du monde animal ou végétal, dans l’eau d’une rivière ou dans un échantillon de sol. Identifier un produit phytosanitaire présent à un milliardième de gramme dans un gramme de matière est devenu une pratique routinière. C’est une très bonne chose pour éviter les quantités toxiques, mais cela devient très anxiogène si les traces de pesticides sont considérées comme toxiques quelle que soit la dose, comme le font croire des associations de plus en plus de nombreuses, qui militent pour le « zéro pesticide ».
Les campagnes de prohibition lancées sur les produits phytosanitaires ne tiennent pas compte de deux réalités. La première est la nécessité de lutter contre les nuisibles, on dit ravageurs actuellement, qui s’attaquent aux productions agricoles. La seconde réalité est que l’évolution a équipé les humains et les animaux d’enzymes de détoxification efficaces pour éliminer les molécules exogènes ingérées en quantité raisonnable.
Sans le bénéfice de ces adaptations à l’environnement acquises depuis des millénaires, ces mêmes espèces auraient disparu, victimes de l’accumulation dans leur organisme de ces composés chimiques ou biochimiques venant de l’environnement. De plus, il ne faut pas oublier que, les effets toxicologiques des produits chimiques ne sont pas commutatifs comme dans une table de multiplication, le facteur temps intervient. Par exemple, trente fois un n’est pas égal à une fois trente en toxicologie. Vous pouvez boire un verre de vin par jour pendant trente jours sans que cela conduise à un risque de santé majeur. Par contre, la consommation de trente verres de vin en un seul jour vous plongera dans un coma éthylique pouvant entraîner la mort. Dans le premier cas, sur trente jours, les enzymes de détoxification de votre organisme seront à même de gérer l’élimination de la petite dose quotidienne d’alcool éthylique ingéré, qui, pour rappel, est un composé toxique. Par contre, la même quantité d’alcool ingérée en vingt-quatre heures va conduire à un coma éthylique, car les capacités de détoxification de l’organisme sont alors débordées. Aucune autorité sanitaire oserait actuellement interdire la consommation d’un verre de vin par jour en invoquant un risque majeur de santé. Au passage, ce même volume de 4,5 litres en eau pure absorbé en vingt-quatre heures peut conduire à un stress hydrique en créant une perte de l’équilibre du sodium de notre corps.
Il faut savoir faire la différence entre ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas, et admettre que « c’est la dose qui fait le poison », comme le médecin Paracelse l’énonçait au XVIe siècle. La remise en cause de ce principe permet de dire non à tous les produits phytosanitaires, quitte à s’éloigner d’un autre principe, celui de causalité, en se contentant trop souvent de simples corrélations pour justifier toutes ces interdictions. La prohibition de tous les produits phytosanitaires assure certes la promotion de l’agriculture biologique mais implique une réduction des rendements, faute de l’utilisation d’intrants (certains n’hésitent pas à demander aussi l’interdiction des engrais chimiques) et des risques d’attaques majeures et imprévisibles de ravageurs, champignons ou virus, avec des effets mortifères, faute de traitements disponibles. Le XIXe siècle nous a laissé en exemples les mildious attaquant la vigne, ou pire, la pomme de terre, créant des famines dont les Irlandais gardent la mémoire. Par ailleurs, cette réduction des productions agricoles locales amènera notre pays à devenir de plus en plus dépendant des importations venant de pays étrangers ayant gardé une utilisation raisonnée des produits phytosanitaires.
De fait, c’est le déclin de l’agriculture française qui est enclenché petit à petit sous la pression de nombreux lobbys associatifs dont les proclamations alarmistes sur les produits phytosanitaires, fortement relayées par les réseaux sociaux et la plupart des médias, laissent peu de places aux autres propos plus nuancés, et conduisent la très grande majorité des agriculteurs au désarroi.
Il est nécessaire d’admettre que les produits phytosanitaires peuvent être utilisés de manière raisonnable, en veillant à remplacer certaines anciennes formules peu biodégradables par des nouvelles dénuées de toxicité rémanente. Nous avons appris des erreurs du passé : les pesticides peu biodégradables s’accumulent dans l’environnement. Il est urgent de financer la recherche de nouveaux produits phytosanitaires, ne pas le faire revient à interdire la notion de progrès ! Par ailleurs, n’oublions pas que la formidable augmentation de la production agricole au cours du XXe siècle a permis de nourrir une population mondiale en croissance quasi-exponentielle. Les minorités agissantes des pays nantis ne devraient pas oublier cette réalité.
Pour sauver les agriculteurs français, il est urgent de leur donner la parole et de ne pas mettre en avant les lanceurs d’alerte de manière asymétrique, comme c’est trop souvent le cas actuellement. Il est temps de sortir l’écologie des pressions idéologiques pour prendre conscience de la mise en danger de la communauté des agriculteurs. En France, nous sommes maintenant en mesure d’évaluer les dégâts créés par les prêcheurs de la « société post-industrielle » ; évitons, pendant qu’il en est encore temps, les drames à venir si la notion de « société post-agricole » continuait à diffuser dans l’esprit des citadins. Un pays sans industrie puissante et sans agriculture florissante est un pays pauvre qui ne peut pas nourrir sa population. Nous savons qu’il en existe malheureusement.
Il est urgent de mettre en place un moratoire de trois ans sur toutes nouvelles interdictions touchant l’agriculture plutôt que de laisser la bride sur le cou aux prescripteurs de décrets à outrance. La France s’est toujours bien portée quand elle soutenait ses agriculteurs !
Bernard Meunier
Membre de l’Académie des sciences et de l’Académie nationale de pharmacie