Pour Frédéric Saint Clair, analyste politique, la question qui se pose au sujet d’Edouard Philippe n’est pas : doit-il partir ?, mais : comment doit-il partir ? Car, derrière cette interrogation en apparence simplette : comment ?, se cache en réalité tout entier l’avenir d’Emmanuel Macron.
Y répondre de la mauvaise façon aurait des conséquences plus néfastes qu’un scénario à la Sarkozy-Fillon, où Premier ministre et Président de la République choisirent de survoler ensemble la totalité du quinquennat. Certains objecteront : les couples qui durent ne bénéficient pas forcément de lendemains qui chantent ; l’échec de Nicolas Sarkozy en 2012 en a été la preuve. Objection retenue. Nul n’est jamais assuré de l’emporter lors d’une élection, et il n’existe aucune martingale gagnante. En revanche, si l’emporter au sein d’un système « à l’ancienne » avec une alternance droite-gauche traditionnelle peut se révéler très aléatoire, l’emporter au sein d’un système recomposé tel que le nôtre, l’est beaucoup moins. Le risque demeure, néanmoins, et il faut l’analyser.
Premier risque : la disjonction. Emmanuel Macron fait aujourd’hui face à un double risque de fracture. Celle de son électorat. Celle de sa majorité. Le fait que ces deux socles essentiels à l’action politiques tendent à se disjoindre, présentant des failles propres au vieux monde, l’une à droite et l’autre à gauche, pose un sérieux problème. Habituellement, les présidents de la République disposaient d’une majorité parlementaire en prise directe avec leur socle électoral – ce qui tombe sous le sens.
Emmanuel Macron, comme dans un vaudeville à la Feydeau, est entré bruyamment par la porte de gauche, mais n’a eu de cesse depuis de chercher à sortir par celle de droite.
Le public l’a suivi, pas les comédiens. Résultat : un électorat de plus en plus centré à droite, et une fronde qui menace sur sa gauche – doucettement cependant – de lui ôter sa majorité absolue. Faire le choix de la cohésion parlementaire, c’est remplacer Edouard Philippe par un Premier ministre à la fibre sociale et écolo, au risque de perdre une partie notable de son électorat, de ses soutiens (Agir, LR nouvelle formule, etc.), et donc de ses perspectives de prendre de la hauteur en prévision de 2022. Faire le choix de la droitisation continue, afin de conserver le socle électoral bourgeois déjà acquis, voire de l’étendre en suivant la ligne très « souverainiste » de l’interview accordée au Financial Times, c’est prendre le risque d’une fracture parlementaire sérieuse, d’une paralysie façon Hollande, voire pire, d’une dissolution forcée, faute d’accord partisan pour mener à bien le train de réformes nécessaire à la construction de ce fameux « monde d’après ».
Existerait-il une sorte « d’entre deux » ? On a vu, avec la création de la revue souverainiste de Michel Onfray, qu’un courant intellectuel souverainiste de gauche cherche à renaître. Un Premier ministre souverainiste, de centre gauche, pourrait donc être une option… La difficulté ? Constituer un gouvernement qui soit en cohérence avec cet homme aussi providentiel qu’hypothétique. On a vu quelques figures de la droite républicaine rejoindre le gouvernement d’Edouard Philippe, le fameux groupe « Bellota-Bellota » – Darmanin, Lecornu, Le Maire, Riester… Même au sein d’un gouvernement d’union nationale, il faudrait quelques figures issues de cette gauche souverainiste.
Or, il faut se rendre à l’évidence, en France, la gauche souverainiste est à l’égal de la droite conservatrice : c’est le désert…
Deuxième risque : l’a-temporalisation. Pour que l’éviction d’Edouard Philippe soit profitable à Emmanuel Macron, et incarne réellement un « après », il faut qu’elle fasse sens, qu’elle s’inscrive dans l’Histoire de façon opportune. Envisager 2022 de façon renouvelée, remaniée, c’est avant tout laisser derrière soi la pandémie. Or, Edouard Philippe, est le symbole de la gestion de la pandémie. Le risque ? S’en séparer trop tôt. Que la pandémie revienne en début d’automne. Que le tout nouveau gouvernement soit de nouveau confronté à cette épineuse question alors que les bénéfices d’un éventuel retour à la souveraineté nationale ne seront bien évidemment pas effectifs. L’autre risque ? Patienter trop longtemps, laisser la pandémie se dissiper durant l’été, réaliser qu’elle ne pointera probablement pas le bout de son nez à la rentrée, et, début septembre, alors que les chantiers de l’année devraient être déjà sur les rails, casser la temporalisation de l’action politique par un remaniement asynchrone. Preuve supplémentaire d’amateurisme. Mauvaise gestion du temps.
Déconnexion manifeste entre les intérêts tacticiens de l’élite politique et les attentes des Français.
Troisième risque : l’obsolescence programmée. C’est une caractéristique fondamentale du « nouveau monde » technologique. Il semblerait qu’elle se soit transmise au « nouveau monde » politique. Les hommes politiques capables d’incarner un engagement durable sont tous « dead », semble-t-il, dans ce « nouveau monde ». Et les atermoiements idéologiques d’Emmanuel Macron ne font pas exception. L’ère du jetable a quelque chose de détestable lorsqu’elle s’applique à l’humain, mais Emmanuel Macron ne paie-t-il pas la facture du dégagisme qu’il a largement contribué à alimenter ? La question qui se pose est donc : Et si, dans ce « nouveau monde », le changement de Premier ministre n’avait plus qu’un impact tout à fait mineur ? Et si Nicolas Sarkozy, en conservant François Fillon, avait en réalité acté qu’un hyperprésident ne pouvait pas, par définition, se cacher derrière un Premier ministre réduit au rang de collaborateur ?
En conclusion, que dire, sinon que l’éviction d’Edouard Philippe est peut-être une fausse question ? Relâcher 8 000 détenus durant la pandémie, et accroître l’insécurité des Français. Refuser idéologiquement de contrôler les frontières nationales en prétendant que le virus n’a pas de passeport. Organiser un contrôle du confinement à deux vitesses, pour les centres-villes et pour les banlieues. Masquer l’impéritie gouvernementale dans la gestion de la crise sanitaire par une communication volontairement trompeuse. N’y aurait-il pas là une constante de la politique présidentielle, indépendamment du gouvernement chargé de la conduire ?
Il est donc possible qu’un profond remaniement ne permette pas de masquer les insuffisances politiques de la macronie, inscrites au cœur de son ADN idéologique.
Il est même possible qu’un gouvernement entièrement neuf n’accentue encore la fracture démocratique, et n’offre à voir, par contraste, le visage d’un Emmanuel Macron encore plus isolé, plus lointain, plus fragile, et plus usé.
Frédéric Saint Clair
Analyste politique