Un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Vladimir Fédorovski, ancien diplomate et écrivain d’origine russe et ukrainienne, revient sur la situation du conflit et son évolution.
Revue Politique et Parlementaire – Lors d’une interview que vous nous avez accordé en 2019 vous annonciez l’inévitable rupture entre la Russie et l’Occident. Nous y sommes ?
Vladimir Fédorovski – Ce qui se passe depuis un an en Ukraine est une grande tragédie personnelle pour deux raisons. La première car je suis d’origine russe et ukrainienne, la seconde parce que j’ai le sentiment que tout ce que nous avons fait au moment de la sortie de la guerre froide n’a servi à rien.
Nous vivons aujourd’hui l’un des moments, si ce n’est le moment, le plus dangereux de l’histoire de l’Europe mais aussi de l’humanité depuis la Seconde Guerre mondiale.
La situation, à mon sens, est actuellement plus effrayante que durant la guerre froide. Même si la propagande a toujours existé pendant la guerre froide, elle n’influençait pas la politique réelle. Aujourd’hui, il n’y a plus de distinction, les gens mentent et croient à leurs mensonges. Cela représente un grand danger d’où l’importance de donner des éléments d’analyse.
C’est la raison pour laquelle je me suis intéressé à Sorge auquel je consacre mon dernier ouvrage (Sorge un espion pour l’éternité, Editions Balland, avril 2023), l’un des plus grands espions du XXe siècle mais aussi l’un des meilleurs analystes et journalistes, co-fondateur de l’Ecole de sociologie de Francfort. Les archives, récemment déclassifiées, prouvent qu’il a joué un rôle essentiel sur le plan géopolitique. Il a influencé Staline. Il a été l’un des sauveurs de Moscou en octobre 1941 lorsque Hitler était aux portes du Kremlin. Il a manipulé le Japon afin que celui-ci décide d’entrer en guerre, non pas contre l’Union soviétique mais contre les Etats-Unis. C’est un personnage étonnant qui a beaucoup réfléchi aux problématiques du renseignement et de l’analyse politique. Pour lui, le plus grand danger est de prendre son désir pour la réalité. Au-delà de nous faire comprendre que l’espionnage joue un rôle majeur, qu’il détermine la politique réelle, Sorge nous a prévenu du danger qui nous guette.
Aujourd’hui, nous transposons nos désirs sur l’analyse politique. Nous assistons à une dictature de la propagande et, en Occident, du politiquement correct. Cela engendre une situation terrible.
RPP – Pourquoi la situation actuelle est-elle pire que pendant la guerre froide ?
Vladimir Fédorovski – Pendant la guerre froide, lorsque j’étais spécialiste du contrôle des armes, j’ai participé, notamment avec Jo Biden, à la rédaction d’une vingtaine de traités structurant les choses. Aujourd’hui, plus aucun de ces traités n’existe, il n’y a plus de règle. Par ailleurs, ainsi que je l’ai indiqué précédemment, il y avait une distinction très nette entre la politique réelle, la propagande et le politiquement correct alors qu’actuellement tout cela se mélange. Enfin, il n’y a aucune gestion de cette crise. Au cours de la guerre froide des contacts officiels et officieux existaient, notamment pendant la crise de Cuba. L’adjoint de McNamara1 m’a raconté que leur principale préoccupation était de trouver une issue, de sauver la face de l’adversaire. Jo Biden compare la crise actuelle avec celle de Cuba, mais il existe une différence fondamentale, les contacts qu’ils soient formels ou informels ont été rompus, sur le plan diplomatique c’est une impasse totale. Je vais vous rapporter une anecdote que m’a racontée le collaborateur de McNamara. Le 21 octobre 1962, Kennedy rédige un ultimatum à Khrouchtechev, le mettant en demeure de retirer les fusées à tête nucléaire installées à Cuba. Dans l’antichambre se trouve un ancien ambassadeur américain à Moscou, un homme très subtile. Plus tard dans les années 1990, il fera remarquer que la plus grande erreur commise par l’Occident, à l’époque, est de ne pas avoir associé la Russie à l’ensemble occidental. Lorsqu’il lit l’ultimatum il prévient Kennedy que s’il adresse ce texte c’est la guerre mondiale assurée. Il prend alors un stylo et ajoute « Monsieur Khrouchtechev vous êtes un grand leader, entre grands leaders on peut trouver un compromis ». Qui peut aujourd’hui prononcer cette phrase ?
Nous marchons comme des somnambules. Nous allons vers l’apocalypse et cela c’est pire que la guerre froide.
RPP – Comment envisagez-vous l’évolution de la situation ?
Vladimir Fédorovski – Entre les mensonges, le fait de prendre ses désirs pour des réalités et la politique réelle des erreurs ont été commises de part et d’autre.
Commençons par les erreurs commises par Poutine, envers lequel j’ai été critique très tôt. Sa formation par la pègre de Léningrad lorsqu’il était enfant, puis par le KGB ensuite ont forgé sa personnalité. L’une des règles de la mafia est que lorsque la bataille est inévitable tu dois attaquer le premier, ne jamais céder et aller jusqu’au bout. Il a été piégé par sa psychologie, par ses services de renseignement et par les Américains. Par sa psychologie d’abord, en estimant qu’il pouvait écraser les forces ukrainiennes en conflit avec les séparatistes pro russes dans le Donbass en une journée. Par ses services secrets ensuite, qui lui ont assuré une victoire rapide et une entrée triomphale dans Kiev sous les vivats de ses habitants. Par les Américains enfin qui ont fait circuler dans des milieux avisés des informations laissant notamment entendre que la Russie allait envahir une partie de l’Ukraine et que l’Ukraine allait attaquer le Donbass.
Les Américains ont déclaré qu’il y avait une taupe au sein du Kremlin. Je pense qu’ils ont simplement réussi à trouver le code ultra secret du ministère de la Défense et qu’ils ont ainsi pu connaître en détail le plan de la journée du 24 février 2022. De grands dignitaires ukrainiens, notamment dans le milieu militaire, ont fait croire qu’ils allaient accepter un arrangement avec les Russes. C’était une fausse information, une manipulation guidée par les Américains. Poutine a été piégé.
RPP – Cela veut-il dire que les renseignements américains ont été redoutablement efficaces ?
Vladimir Fédorovski – Ils ont été doublement efficaces avec la manipulation que je viens d’évoquer, mais également d’un point de vue technique car il est incontestable que les plans de l’invasion russe étaient connus des Américains. Ils ont préparé les Ukrainiens. C’est une opération qui a été bien réfléchie par les Américains. Une partie de l’establishment dans l’entourage de Biden pensait que piéger Poutine était une aubaine historique pour les Etats-Unis. Ils ont repris l’idée, développée par Zbigniew Brzezinski dans son livre Le grand échiquer, que sans l’Ukraine la Russie ne peut exister comme grande puissance. Les renseignements américains ont effectivement été très efficaces. Mais rapidement, Poutine a compris qu’il avait commis une erreur et en a très vite tiré des leçons. Sorge disait à Staline qu’il fallait transformer l’échec en victoire. Cela fait partie de la grande tradition russe.
Sous l’influence du Général Sourovikine, Poutine s’est replié sur le Donbass et son Etat major lui a conseillé de prendre Kherson et Zaporijjia mais de ne pas toucher au reste de l’Ukraine.
Dans l’entourage de Poutine deux visions se dégagent : le jusqu’au-boutisme et une tendance réaliste qui estime que le Donbass peut être verrouillé.
A l’époque l’armée russe était moquée. Il se disait qu’elle était nulle, sous-équipée, désorganisée. Poutine a alors décidé d’assiéger Marioupol afin de contrôler totalement la mer d’Azov.
Au mois de mars 2022, la Turquie a organisé des pourparlers entre l’Ukraine et la Russie. Sur six points de négociation, quatre ont été acceptés par les délégations russe et ukrainienne, la question du statut du Donbass et de la Crimée étant remise à plus tard avec l’accord des Ukrainiens. Puis l’Occident a commis plusieurs erreurs. A Bruxelles, les Européens ont approuvé des sanctions contre la Russie, ciblant notamment les secteurs de la finance, de l’énergie et des transports. Plusieurs dirigeants politiques ont entretenu une illusion à l’instar de Bruno Le Maire qui a déclaré « Nous allons mettre la Russie a genoux » ou Ursula Van der Leyen qui était convaincue que la Russie allait connaître une récession pendant dix ans. Les Occidentaux étaient persuadés que l’économie russe allait s’effondrer en quelques semaines, mais ils ont sous-estimé sa résistance. La Russie a réorienté ses exportations de gaz et de pétrole vers l’Inde et la Chine et ses résultats ont presque doublé. Le rouble n’a jamais était aussi fort et les sanctions n’ont pas eu le résultat escompté.
Cependant, sur le plan géopolitique les répercussions ont été majeures. On a créé un nouveau monde basé sur la réorientation de la Russie vers l’Asie.
Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire dans vos colonnes, l’Occident a poussé la Russie dans les bras de la Chine. Les médias mainstream continuent à nier cet aspect, mais le vote au Conseil de sécurité, les informations formelles et informelles montrent que la coopération entre ces deux pays se développe y compris au niveau du transfert des technologies et de la coopération militaire.
J’avais pressenti cette rupture entre l’Occident et la Russie, en revanche je n’avais pas envisagé cette alliance civilisationnelle entre la Russie et l’Islam. Le lendemain de la déclaration de la ministre des Affaires étrangères allemande affirmant « Nous menons une guerre contre la Russie », deux drapeaux sont apparus sur le front russe : l’un rouge, l’autre vert. Enfin, les Occidentaux ont sous-estimé le rejet par les Russes des années 90 et l’antithèse que représente Poutine de ces années durant lesquelles la population vivait beaucoup moins bien.
RPP – Cela signifie-t-il que la société russe, nonobstant certaines poches de contestations, soutient majoritairement la politique de Poutine en Ukraine ?
Vladimir Fédorovski – D’après les chiffres de la CIA, 75 % de la population russe soutient Poutine. Il y avait une possibilité d’éviter cette adhésion, mais l’Occident a commis des erreurs capitales. En février 2022, la société russe était sidérée, même les personnes qui n’étaient pas hostiles à Poutine étaient contre la guerre. Lorsque l’Occident a déclaré qu’il allait mettre la Russie à genoux, Poutine a attendu de voir comment allait réagir la société. La première erreur, c’est lorsqu’une université italienne a pris la décision d’interdire Dostoïevski, les Ukrainiens Tolstoï et les Américains Tchaïkovski. La seconde erreur c’est lorsque l’Occident a bloqué les négociations entre les autorités ukrainiennes et russes et a entretenu une illusion sur l’évolution militaire du conflit. Poutine a alors transformé cela en sentiment que ce n’était pas une guerre contre l’Ukraine, mais pour l’existence de la Russie, qu’il s’agissait en fait d’un conflit de civilisation.
Pour les Ukrainiens, la victoire signifie reprendre la mer d’Azov, attaquer la Crimée, scinder la Russie en cinq selon la carte présentée au Parlement européen (voir ci-dessous) il y a quelques jours et pendre Poutine. La tactique des Russes est plutôt de prendre le Donbass. Mais l’offensive russe n’est possible que lorsqu’il fait froid et que les sols sont durs car leurs chars sont très lourds et s’enfoncent. Le printemps est donc une échéance cruciale, c’est pourquoi les Ukrainiens tentent d’obtenir le maximum d’armement de la part de l’Occident.
Trois scénarios sont donc possibles. Le premier, les Ukrainiens reprennent la mer d’Azov et attaquent la Crimée mais cela sera insupportable pour les Russes qui considèrent que c’est la civilisation russe qui est en jeu. Ils n’hésiteront pas à utiliser les armes en leur possession. Tous les experts reconnaissent que la Russie a deux à trois ans d’avance sur les Etats-Unis, notamment dans le domaine des armes hypersoniques. Avec la livraison d’avions à l’Ukraine nous allons vers une escalade sans précédent et donc au final vers une guerre mondiale.
Le deuxième scénario, les Russes, après avoir encerclé Bakhmout, reprennent Donetsk puis, comme c’est leur logique militaire, vont jusqu’à Odessa.
RPP – Vous pensez qu’ils vont aller jusqu’à Odessa ?
Vladimir Fédorovski – Pour les Américains, le retour des Russes sur la mer Noire est inacceptable, c’est la ligne rouge. Les grands experts français prédissent cela pour la fin de l’été ou le début de l’automne. Je pense que ce sera avant. Le premier test c’est Bakhmout pendant que les sols sont encore gelés. Le deuxième test c’est en mai lorsque les Ukrainiens tenteront d’aller vers la Crimée.
RPP – Quel est le troisième scénario
Vladimir Fédorovski – Le troisième scénario c’est la guerre d’enlisement. Il y a une telle approximation dans l’analyse de la situation que la logique d’enlisement nous ramène à des dérapages terribles comme cette explosion d’un missile en Pologne en novembre dernier. Pour se couvrir, l’Agence internationale de l’énergie atomique donne des alertes toutes les semaines. Il y a très peu de marge de manoeuvre, chacun persistant à croire qu’il peut gagner le conflit.
Mais remporter la guerre pour les Ukrainiens signifie pendre Poutine, cela nous amène à la guerre mondiale. Si les Russes arrivent à Odessa ça provoquera une réaction des Américains.
L’élection présidentielle aux Etats-Unis en 2024 peut changer la donne. Trump a accusé Biden d’emmener le monde vers la guerre mondiale avec ses erreurs d’analyse et que lui pourrait régler le problème en 24 heures. Milley, le chef d’Etat major américain a indiqué que dans cette guerre il n’y aura ni vainqueur, ni vaincu car militairement l’Ukraine ne peut pas gagner, mais l’Occident ne peut pas accepter cette défaite parce qu’il perdrait toute sa crédibilité. Cela ne donne aucune possibilité de trouver un compromis. 2024 sera également une année d’élection pour la Russie, mais une alternative à Poutine n’est certainement pas la solution, car réalistement elle n’est pas à l’ordre du jour et elle est encore plus radicale, et en Ukraine. Là un potentiel candidat émerge… Valeri Zaloujny commandant en chef des Forces armées.
Si on ne s’installe pas dans une guerre de trente ans, l’année prochaine sera donc décisive.
Vladimir Fédorovski
Ancien diplomate et écrivain d’origine russe et ukrainienne
Auteur de près de cinquante ouvrages
Propos recueillis par Arnaud Bendetti
Ouvrage à paraître en avril 2023
- Secrétaire à la Défense des Etats-Unis pendant la crise de Cuba ↩