Dans son dernier livre Amour et inspiration – Muses, collectionneurs et artistes (Balland, septembre 2021), Vladimir Fédorovski nous propose un voyage dans le temps et dans l’espace, une méditation sur les secrets de la création artistique de Matisse à Picasso, de Chagall à Modigliani. Dans cet ouvrage, l’auteur nous invite à scruter l’énigme de l’inspiration et les rapports mystérieux entre des personnages emblématiques des arts au XXe siècle. Rencontre avec l’auteur au plus de quarante ouvrages traduits dans de nombreux pays.
Revue Politique et Parlementaire – Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire cet ouvrage ?
Vladimir Fédorovski – J’ai eu la chance de connaître de nombreuses personnalités évoquées dans mon livre. Je souhaitais leur rendre hommage. Et puis il y a un prétexte plus immédiat. La Fondation Louis Vuitton organise du 22 septembre 2021 au 22 février 2022 une exposition intitulée « La Collection Morozov. Icônes de l’art moderne ». 200 chefs-d’œuvre d’art moderne français et russes faisant partie de la collection des frères moscovites Mikhaïl (1871-1821) et Ivan (1871-1921) Morozov seront présentés au public français.
Nous assistons actuellement à un risque de rupture définitive des relations entre la Russie et l’Europe.
Tous les sondages indiquent que l’opinion publique russe n’a plus de désir d’Europe. Lorsque que Gorbatchev dirigeait le pays, 80 % des Russes étaient pro-européens, aujourd’hui ils représentent moins de 20 %. Cependant, paradoxalement, la France conserve une place particulière en Russie. Mon livre ainsi que l’exposition organisée par la Fondation Louis Vuitton sont la preuve qu’une affinité existe encore entre la France et la Russie, mais aussi entre la Russie et l’Europe. Salvador Dali me disait que nous ne pouvions imaginer l’Europe sans Tolstoï et Dostoïevski, comme on ne peut imaginer Dali sans Gala. Il y a un réel besoin civilisationnel de rétablir les rapports entre l’Occident et la Russie. Voilà le sens de mon livre.
RPP – Votre ouvrage retrace, à travers une galerie de personnages que vous mettez particulièrement bien en scène, l’histoire des relations culturelles entre la France et la Russie au début du XXe siècle. Pourquoi est-ce cette période qui a créé une véritable hybridation ?
Vladimir Fédorovski – C’est une période charnière et je pense que c’était une chance historique pour la Russie de devenir l’un des centres de l’Europe. Humainement, sentimentalement, économiquement, culturellement, la Russie faisait partie de l’Europe. Morozov a apporté en Russie ce qui se faisait de mieux artistiquement en Europe, mais Diaghilev vous a apporté la Russie avec les Ballets russes, c’est un symbole. Lorsque je raconte l’histoire d’amour entre Salvador Dali et Gala ou entre Matisse et Lydia c’est pour souligner que l’héritage civilisationnel entre la France et la Russie est plus fort que les autres.
Géopolitiquement il y a des dangers. L’orientation unilatérale de la Russie vers la Chine en est un.
Elle doit aussi regarder du côté de l’Occident comme le fait d’ailleurs son emblème, l’aigle bicéphale. La France est, quant à elle, écrasée par le poids économique allemand. Par ailleurs, elle doit rétablir l’originalité de son héritage et la grande tradition de sa diplomatie. Cela est lié avec les symboles culturels car je pense que dans la vie les symboles jouent un rôle prépondérant.
RPP – La Russie n’a-t-elle pas finalement raté le coche de l’Europe avant 1914 ?
Vladimir Fédorovski – Elle a raté le coche lorsque Raspoutine adresse une lettre prémonitoire au Tsar sur l’engagement de la Russie dans la Première Guerre mondiale dans laquelle il écrit « tout est foutu ». Quand Nicolas II est entré en guerre, trois quarts des soldats ont été tués, plus que les Français ou les Allemands, la Révolution devient alors inévitable. Je pense que si la Russie n’était pas entrée en guerre, il n’y aurait pas eu de crise révolutionnaire, elle aurait pu alors être l’un des centres de l’Europe.
Mais je fais partie d’une minorité car aujourd’hui la majorité des Russes ne sont pas uniquement nostalgiques de Staline ou de l’Union soviétique mais estiment que la Révolution a sauvé géopolitiquement la Russie de la dislocation, et le monde d’Hitler. Mon épouse dit : « Si nous n’avions pas sauvé Stalingrad, Hitler aurait été là, si nous n’avions pas vaincu les communistes, ils auraient gagné, nous les avons déjà sauvés deux fois et nous les sauverons peut-être une troisième car aujourd’hui la France se couchent devant les islamistes ».
C’est un problème central des années à venir ainsi également que la succession de Poutine car sa succession se posera.
RPP – La nostalgie d’une grande partie de l’opinion publique russe par rapport à la période communiste n’est-elle pas le fait que Poutine assume totalement l’histoire de son pays, à l’instar de Napoléon et de Gaulle, et qu’il a, d’une certaine manière, restauré l’imaginaire de la Russie tsariste ?
Vladimir Fédorovski – Oui bien sûr. Mais Poutine est très ambigüe. Il construit une histoire linéaire : le tsar, Staline et Poutine c’est le même combat pour la grandeur de la Russie, mais la vérité se pose. Dans Amour et inspiration – Muses, collectionneurs et artistes, je raconte l’histoire de cette Russie qui s’est développée et qui aurait pu être l’un des centres de la civilisation européenne s’il n’y avait pas de la terreur. Les Russes considèrent que j’ai tort, pour eux l’alternative ce n’est pas cela et s’il n’y avait pas eu Staline, Hitler aurait conquis le monde. Ceci fait débat, mais je reste persuadé que nous aurions pu éviter cela, il suffisait de réfléchir avant de gémir.
RPP – On a le sentiment en vous lisant qu’il y a une véritable avant-garde artistique russe qui va profondément infuser en France à partir du début du XXe siècle, mais que l’inverse est moins vrai. Comment l’expliquez-vous ?
Vladimir Fédorovski – L’influence de la France était énorme. Je considère que la rupture de Staline avec l’Europe était inutile et pas naturelle.
La fracture que nous connaissons aujourd’hui est pour moi le fait de personnes incompétentes et incultes.
Elle est contraire aux intérêts nationaux français et à l’essence même de la culture européenne.
Comment vous priver de Tolstoï et de Dostoïevski ? À un moment Balzac et Stendhal étaient davantage édités en Russie qu’en France. La fracture est artificielle sur les choses immédiates, en revanche la culture de la France éternelle est éminemment connue y compris par les Russes de la classe moyenne. En France aucun chauffeur de taxis ne vous parle de Pasternak, en Russie un chauffeur sur deux a lu l’Étranger de Camus.
RPP – Comment expliquez-vous cette incompréhension entre la Russie et l’Occident et plus particulièrement la France ? La responsabilité est-elle partagée ou bien les Occidentaux ne comprennent-ils pas ce qui se passe aujourd’hui en Russie ?
Vladimir Fédorovski – Je considère que les responsabilités sont partagées. La période post-communiste a été un désastre. Nous avons raté l’occasion de créer un nouveau monde. J’en ai souvent parlé avec François Mitterrand, Hubert Védrine et même avec les Américains. Nous l’avons ratée en raison d’une myopie diplomatique, Védrine utilisait le terme de « fatigue intellectuelle occidentale ». Ils ont décidé de marginaliser la Russie, ils pensaient qu’elle allait se disloquer et ils ont fait la Yougoslavie, ils ont commis des erreurs en Irak, en Afghanistan, etc. Tout ceci était de la myopie, de l’incompétence voire de l’inculture. Je l’ai évoqué avec des gens comme Clinton, ils ne connaissent pas Boulgakov, ils n’en ont jamais entendu parler.
Ceci explique en partie les failles dans l’approche et l’analyse de la Russie. Il y a une sorte d’arrogance occidentale complètement irréfléchie qui amène à des erreurs d’analyse fatales. Ils ont considéré que la Russie était fichue, qu’il fallait travailler avec la Chine, que la Russie allait disparaitre et que cela serait profitable pour l’Occident. Ce qui est une erreur monumentale car l’affinité civilisationnelle est plus forte.
Mais il y a dans ces comportements un danger beaucoup plus grave qu’ils sous-estiment : la possibilité de pousser l’élite russe à la nostalgie de Staline, à la création d’un régime néo-stalinien très dur, à l’alliance avec la Chine et surtout imaginons que leur logique d’enflammer l’Asie centrale avec vingt Tchernobyl réussisse, n’est-ce-pas un danger pour la paix mondiale ? C’est une question que je me pose et cela est lié à l’incompétence, l’inculture et finalement à la dictature du politiquement correct : mentir et croire à ses propres mensonges.
RPP – Pour vous les hommes politiques, en Occident notamment, manquent d’un substrat culturel en abordant la question politique sous des aspect d’ordre idéologique et à travers des prismes techniques ?
Vladimir Fédorovski – J’ai été professeur à HEC. J’ai été frappé car les étudiants étaient techniquement performants, mais culturellement faibles. C’est une grande faille du système éducatif. Or, la politique, comme l’économie ou l’analyse militaire ce n’est pas seulement de la technique, c’est d’abord de la culture. Les Occidentaux ont raté le phénomène Poutine parce qu’il y avait de l’arrogance et du mépris pour la civilisation russe. Mais la russophobie ne concernait pas Poutine, elle concernait Diaghilev dont ils n’ont jamais entendu parler.
L’ignorance fait partie de la création de ce phénomène du politiquement correct de l’arrogance intellectuelle.
RPP – Ce n’était pas le cas avant la Seconde Guerre mondiale où l’on comptait parmi les élites françaises intellectuelles et artistiques de nombreux russophiles
Vladimir Fédorovski – Aujourd’hui dans les médias et dans la classe politique, on entend davantage le mot russophobie que russophilie. Mes livres, qui se situent toujours dans la liste des meilleures ventes, et le succès que connaîtra l’exposition « La Collection Morozov. Icônes de l’art moderne » sont la preuve de l’intérêt du grand public pour la Russie.
J’ai eu de passionnantes conversations avec Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand sur la culture russe. Lorsque Jacques Chirac est venu en Russie il a souhaité se rendre sur la tombe de Pasternak. Les hommes politiques d’aujourd’hui ne savent pas qui il est, alors que ce sont eux qui construisent le monde. L’Afghanistan et l’Irak sont des exemples de ce manque important d’analyse. Finalement la diabolisation de Poutine lui profite car lorsqu’il est menacé il se créé en Russie un phénomène d’adhésion. C’est un manque de lucidité de la part des dirigeants occidentaux.
RPP – Pouvez-vous nous parler d’Ivan Morozov, l’un des personnages de votre ouvrage ?
Vladimir Fédorovski – Le destin des Morozov est une grande saga familiale. Anciens cerfs, les Morozov ont construit en trois générations un empire dans le domaine du textile. Mikhaïl et Ivan Morozov ont reçu une excellente éducation et dès l’âge de 14 et 15 ans ont pris des leçons de dessin et de peinture avec des artistes moscovites de renom. Mikhaïl Morozov a commencé à acquérir des œuvres de la peinture française à partir du milieu des années 1890. À sa mort, en 1903, les soixante œuvres de sa collection sont léguées à la galerie Tretiakov, musée emblématique de Moscou.
Son frère Ivan a poursuivi avec brio la passion familiale pour la collection d’œuvres d’art. Il se rendait régulièrement en Europe et principalement à Paris où il passait l’essentiel de son temps dans les expositions et les musées. Il était doué d’un flair exceptionnel en matière d’art. De nombreuses pièces de sa collection sont conservées au musée des beaux-arts Pouchkine de Moscou.
Les Morozov étaient de grands capitalistes mais cela ne les empêchait pas de donner de l’importance à la gestion sociale de leur entreprise, ce qui aurait pu éviter la Révolution. Ils ont joué un rôle historique sur le plan culturel, ils ont œuvré pour que l’Occident vienne jusqu’en Russie et ils auraient pu éviter tout ce qui s’est passé avec Staline. La particularité de la collection Morozov c’est son équilibre et l’exposition organisée par la Fondation Louis Vuitton permettra également de faire connaître au grand public l’avant-garde russe.
RPP – La culture peut-elle rétablir des relations apaisées entre la Russie et l’Occident et quel rôle peut jouer la France ?
Vladimir Fédorovski – Oui c’est ma conviction, ce qui explique mon activisme. Les Russes ne sont pas conscients de l’importance diplomatique de l’exposition « La Collection Morozov. Icônes de l’art moderne ». Je souhaiterais qu’elle soit une sorte de déclencheur pour rétablir le dialogue diplomatique, culturel, avec la société civile et finalement renouer avec cette grande Europe que symbolise Morozov et Diaghilev.