Par une de ces nostalgies dont l’histoire est friande, le 21 décembre 1991, ce sont onze pays de l’Union soviétique qui décident de mettre un terme à l’État fédéral à Alma-Ata au Kazakhstan. La question de l’indépendance de l’Ukraine précipita l’effondrement de l’empire de l’URSS le 25 décembre. Mais le vrai sens du 25 décembre est à chercher dans le traumatisme russe de cette chute et de cette perte d’influence dans sa sphère : Leningrad retrouva son nom d’origine allemande : Sankt-Petersburg !
Le 25 décembre 1991 était apparu aux yeux de beaucoup, et aux yeux des Occidentaux, comme une nouvelle stabilité des relations internationales et consacrait la victoire de l’Occident. Qu’a dit Poutine ? Il a parlé de cette chute comme la plus grande catastrophe de l’histoire, et sous cette légitimité de l’homme de l’année 2000, son élection qui en découle, la Russie mettra trente ans à s’en remettre. C’est l’action de Poutine qui rend possible la reconquête d’une position pour la Russie et la défense de l’héritage de l’ex-Union soviétique en disant au camp occidental de ne pas toucher à l’Empire ou plutôt à ce qu’il en reste.Tout cela aboutit à l’enjeu de l’Ukraine et la question est : « pourquoi en 2022 ? ».
La mainmise de la Russie sur l’Ukraine, celle de la Chine sur Taïwan
Regardons-y d’un peu plus près. À partir de 2013 avec la Syrie et en 2014 avec l’annexion de la Crimée, deux dates comme point de bascule où la Russie repart à l’offensive et affiche des ambitions que l’on avait plus vues depuis la chute de l’URSS. La Russie s’est replacée au centre du jeu, démontrant sa capacité d’intervention militaire et ses efforts de retrouver des marges d’action de grande ampleur pour sauver ce qui peut l’être et susciter un rebond pour cette réalité russe porteuse de tous les dangers.
À cette posture russe de plus en plus agressive qui refuse une soumission complète à l’ordre occidental, trois séries de réflexions semblent s’imposer aussitôt. D’un point de vue russe, on voit ça, d’abord, sous l’angle de la prise en compte des intérêts et du rapport de force. Moscou reste ferme, convaincue dans son opposition à toute forme d’ingérence. Après avoir massé 100 000 hommes sur trois des quatre frontières ukrainiennes, la Russie a mis par écrit, fait nouveau dans le jeu diplomatique, deux exigences de traités intitulés : « traité entre les États-Unis et la Fédération de Russie sur les garanties de sécurité » et « accords sur les mesures pour la sécurité de la Fédération de Russie et des États membres», le 17 décembre 2021. Les stratèges russes interdisent tout nouvel élargissement de l’Alliance atlantique ainsi que l’établissement de bases militaires américaines dans les pays de l’ancien espace soviétique.
La deuxième série de remarques n’est pas conditionnelle. Elle est catégorique. La constance de la position russe élaborée sur la base d’un diagnostic réaliste propose de revenir notamment à la situation de l’année 1997, date de la signature de l’Acte fondateur de sécurité mutuelle entre la Fédération de Russie et l’OTAN. Cette constance dans les buts stratégiques permet un coup de force politique afin de renforcer sa position à la faveur des revirements des autres puissances. Chacun prend ses marques et il faut reconnaître à la Chine qu’elle trace sa route dans son « pré carré » avec la même constance.
La troisième série de réflexions porte sur le constat qu’il n’y a pas de grande diplomatie sans souveraineté. C’est le point souligné par Vladimir Poutine dans sa conférence de presse avec le Premier ministre hongrois Viktor Orban, le 2 février 2022, en appuyant le cadre des accords de Minsk I et II. Faisons écho à ses propos, l’essai historique publié en juillet 2021 par Vladimir Poutine qui à travers ses paroles, indique qu’il n’y a jamais eu d’histoire ukrainienne dans le passé.
Par ricochet, la question décisive que pose l’Ukraine ne concerne plus le passé. Elle concerne l’avenir.
Au-delà même des Balkans, on sent monter ici et là, dans le détroit de Taïwan par exemple, des tensions qui annoncent des recompositions majeures dans l’équilibre des forces, à nouveau le problème du recours à la violence. La Russie comme la Chine abordent les relations internationales à partir du principe classique de la souveraineté des États.
Ce qui change sous nos yeux
Ce qui est en train de se passer c’est la grande idée de remettre en cause les accords d’Helsinki de 1975. Ce qui n’apparaît pas sur-le-champ, mais ce qu’on discerne avec la lecture des dix principes fondamentaux régissant les 35 États signataires dont les États-Unis et l’URSS, c’est inventer l’avenir d’une nouvelle Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) dans ce monde moderne.
Rien n’est encore définitivement joué, mais au-delà des enjeux russes dans son étranger proche, c’est aussi la démonstration que si l’histoire avance toute seule, indépendamment des grands hommes qui sont censés la façonner, le moment est venu de changer l’équilibre des forces et de ne plus avoir une Amérique hégémonique.
Un conflit plein de sens
On ne s’étonnera pas de constater que dans ce contexte que l’on appelle la realpolitik, aujourd’hui n’est pas hier, la crise de 2022 n’est pas celle de 2014, même si le multilatéralisme onusien semble hors-jeu.
Le conflit en Ukraine marque le début d’une ère nouvelle : les cadres des champs de bataille sont périmés.
Il est dorénavant moins question de déployer des chars à bon gré que de tester les nouveaux concepts de guerre hybride : cyberattaques ; pression politique ou actions subversives, des outils d’offensive qui touchent aux enjeux de sécurité nationale dans un monde connecté : Kiev est distante de Taipei de 8 000 kilomètres.
Ce conflit terrestre est vidé de sens car les manœuvres militaires se jouent en mer : exercices navals à grande échelle dans le monde entier, de la Baltique au Pacifique, de la flotte russe. Cela intervient au moment du lancement de l’exercice naval Neptune Strike de l’OTAN en mer méditerranée. Il y a plus sérieux. Il y a une OTAN qui se serre les coudes en promouvant l’interopérabilité entre alliés, comme le montre le contrôle opérationnel du porte-avions Truman et son groupe d’attaque par l’OTAN. C’est vrai aussi de la mission européenne d’intervention dans le golfe Persique qui affiche ses forces. Parlons clair : cette situation est en train de démontrer un effet de miroir avec la temporalité du pivot américain dans le détroit de Taïwan.
Que nous apprend l’OTAN ? D’abord que ce conflit lui redonne sa « raison d’être », que la Russie qui suscitait naguère tant de craintes vient réveiller le logiciel otanien. L’autre fait de l’année 2022 est l’adoption du nouveau concept stratégique de l’OTAN prévue au sommet de Madrid en juin prochain. Officiellement, ce concept stratégique est mis à jour tous les dix ans pour tenir compte de l’environnement de sécurité.
Requiem pour un Occident défunt ?
2022 est peut-être l’année charnière où, la crise russo-occidentale autour de l’Ukraine, non seulement les rapports États-Unis et alliés européens, s’imbriquent aux rapports États-Unis et alliés asiatiques, mais où, par voie de conséquence, le sort de l’ordre international est sérieusement remis en question.
Que le conflit en Ukraine se règle où ne se règle pas, l’avenir de Taïwan apparaît soudain incertain et ses enjeux rassurants comme inquiétants.
Dans cette chronique trop courte, et pourtant déjà trop longue, rappelons le casse-tête d’ajouter un territoire comme on ajoute de la richesse pour une puissance, ombres de l’Allemagne avec l’Alsace-Lorraine, de l’Irak avec le Koweït, dont 2022 restera dans l’Histoire comme ce territoire d’Ukraine, où se joue l’avènement d’un nouvel ordre.
Hervé Couraye