Pour la neuvième année consécutive, Jean-Yves Archer s’est vu confier le soin de rédiger, pour la Revue des anciens élèves de l’ENA et de l’INSP ( désormais Servir ) le bilan économique de l’année écoulée.
En accord avec Servir, nous publions son texte paru début février 2024.
L’inflation est la matrice de l’année, avec son lot de tensions sur le pouvoir d’achat des Français, dans un contexte de croissance atone. La dette publique atteint des montants inégalés – mais sa nécessaire réduction devra se faire sans peser excessivement sur l’activité. Malgré tout, 2023 aura aussi vu quelques « puits d’espoir » : quelques réindustrialisations, reprise du nucléaire civil, prémices d’un redressement d’EDF, lancement de réformes de notre Éducation nationale.
Les politologues Stéphane Rozès et Arnaud Benedetti ont commis un ouvrage instructif 1 sur les différents chaos que la France doit affronter. 2023 a notamment été le terrain d’émeutes urbaines qui vont à l’encontre de la politique d’attractivité du territoire activée avec succès par les pouvoirs publics, dans le cadre de sa politique de l’offre initiée en 2014 et poursuivie par-delà les aléas conjoncturels.
Du livre précité, il ressort aussi des saillies d’optimisme qui tranchent avec la floraison, de qualité fort inégale, de colloques ou d’ouvrages hurlant au déclin, voire à la » décadence » de la France. Chaque génération a traversé des épreuves. Ce n’est pas pour autant qu’elle baissait les bras face aux périls » souvent mal nommés « , pour reprendre un mot fameux d’Albert Camus, dont la présence manque à nos débats sociétaux contemporains. Seuls des penseurs de son rang sont en capacité de lutter contre les » fake news » qui ont jalonné avec insistance l’année 2023.
L’économie politique démontre depuis longtemps, à l’enseigne par exemple de Frédéric Bastiat ou de Léon Walras, que les chocs sont inhérents à la vie des affaires d’un pays. Le plan Pinay-Rueff est un exemple de coup de sabre tranchant plus d’un défi d’alors.
L’année 2023 a été caractérisée par des chocs sociétaux sérieux et parfois durables. Qui peut se passer d’évoquer l’essor de la pauvreté (plus d’un million de personnes additionnelles selon les organismes caritatifs) et la vraie précarité qui affecte la condition étudiante ?
Bien des dispositifs publics sont partiellement pris en défaut par la violence qui ronge plusieurs pans du corps social. 2022 avait enclenché ce mouvement, hélas la suite calendaire poursuit son travail de sape.
Ceci est notamment issu d’une » maladie » (pour reprendre un terme récent du Gouverneur de la Banque de France) nommée hausse des prix nominaux.
L’inflation a semblé se ralentir avant l’été (autour de 4,8%) mais par le biais de jeux sectoriels, elle demeure, à l’entrée de l’hiver, persistante, notamment si l’on s’attache à un examen minutieux de la situation dans l’alimentaire (supérieure à 15%), les produits d’hygiène, les matériaux de construction. Bien évidemment, le point critique vise les prix de l’énergie, où la géopolitique (resserrement de la production de l’Arabie Saoudite et de la Russie, conflit du Proche-Orient) actionne le fouet sur les étiquettes haussières.
L’inflation est effectivement une maladie et elle nous offre le luxe de se déployer, en éventail, de secteur en secteur.
Dans les années 1980, Serge-Christopher Kölm avait démontré l’existence d’une série d’inflations qui sautaient d’un secteur à l’autre comme les puces sur le dos d’un chien.
Cette transmission sectorielle est impressionnante et doit être – sous peine d’amateurismes intellectuels – reliée aux travaux du duo Robert Boyer et Jacques Mistral qui ont démontré que notre économie était caractérisée par un comportement de mark-up. Autrement dit, le producteur sédimente ses intrants, en déduit son prix de revient et applique aveuglément un taux de marge, non pas défini en fonction de la situation concurrentielle mais en fonction de ce qu’il anticipe comme étant un prix de vente acceptable par le consommateur final. Cette école française de la » Régulation » née dans les années 1980 est une mine d’informations analytiques pour qui souhaite approximer les ressorts de l’inflation à la française. C’est ainsi que Dominique Schelcher, en sa qualité de président de Système U, illustre le phénomène décrit supra via son compte-rendu des rapports de force entre les grands faiseurs industriels et le secteur de la distribution. À cet égard, relevons l’opportune décision publique de ne plus cantonner les négociations selon un rythme annuel.
S’agissant de rythme annuel, il est intéressant de souligner l’évolution comparée des rémunérations entre les secteurs public et privé.
L’Insee a récemment publié une étude qui établit qu’en dix ans (2011 – 2021) les salaires ont progressé de 4,9% dans le secteur privé, contre 2,1% pour la Fonction publique.
Dans un pays parfois divisé entre ces deux types de travailleurs, cette information mérite considération et emporte une horde de nuances à certains discours anti-fonctionnaires qui font le miel de certaines officines.
Une chose est acquise : malgré les efforts de l’Exécutif, le pouvoir d’achat se détériore et bien des ménages se paupérisent, surtout si on insère dans l’analyse la question du logement. Locataires et primo-accédants, porteurs de projets de rénovation énergétique sont des citoyennes et citoyens en état de fragilité pécuniaire.
Dans le même temps, la dette hors-bilan des administrations publiques progresse et leur dette explicite a dépassé les 3 045 milliards d’euros, soit environ 111% du PIB ou beaucoup d’années de facultés contributives des contribuables. David Ricardo a écrit, il y a deux siècles, que la dette est l’impôt de demain et il est hautement probable que cette assertion trouvera à se vérifier.
L’Agence France Trésor va devoir agir pour emprunter 285 Mds d’euros, dont une part croissante (12%) à taux variable, ce qui ne va pas simplifier l’avenir.
Nous sommes face à une injonction contradictoire : le Fonds monétaire international vient de revoir à la baisse les prévisions de croissance pour la zone euro, ce qui implique qu’une action de réduction de la dette pourrait induire un choc de récession. Ce risque est habilement décrit, en filigrane, par l’avis du Haut-Conseil des finances publiques en date du 25 septembre 2023 sur le projet de loi de programmation des finances publiques 2023- 2027.
Et pourtant, comment ignorer la nécessité de traiter une charge de la dette en progression continue ? Compte tenu de la hausse des taux issue de l’action des banques centrales, il est désormais envisagé que notre pays ait à honorer 70 Mds annuels à compter de 2027. Ceci paraît une cible qui obligerait à alimenter une austérité d’atmosphère, sauf à se résoudre à la capitalisation des intérêts. Dans le Code civil (1343-2), cela se nomme une convention d’anatocisme et bien entendu il y a le risque de l’effet boule de neige. Telle sera l’heure d’un choix politique majeur.
Je suis heurté par les discours corrosifs et généralement superficiels : si une solution magistrale existait (le cantonnement de la dette Covid, la restructuration d’une fraction de la dette, etc.), l’État aurait bien évidemment le réflexe d’y recourir. Sur la dette, question urticante, les » fake news » prolifèrent.
Un point trop méconnu : la dette est une variable de rang 2. La variable de rang 1, c’est le déficit budgétaire, qui existe, de manière continue, depuis 50 ans.
Ce sujet excite des imaginations négatives qui oublient ce que je nomme les puits d’espoir. La reprise du nucléaire civil, le réarmement et la loi de programmation militaire votée, l’avenir d’EDF dont la nationalisation doit impérativement être une réussite, le recadrage de sections entières du Ministère de l’Éducation nationale sont à inscrire à l’actif du bilan d’un Exécutif qui aura été confronté à des méga-crises.
La politique budgétaire joue un rôle contracyclique que les risques de stagflation qui rôdent rendent nécessaire. Bien sûr, il y a un coût pour l’État mais qui pourrait prendre le pari de l’austérité avec le corps social chiffonné de notre Nation aujourd’hui ? 2023, ce sont des chiffres mais aussi un climat dont la réforme des retraites a éclairé les risques de fracture sociale.
Jean-Yves Archer,
Économiste
Source : Danièle Licatta/Secrétaire de Rédaction Revue ENA
- Chaos, Essai sur les imaginaires des peuples, Éditions du Cerf, novembre 2022. ↩