« Face au progrès remarquable de la science, l’existence de l’inconscient reste encore un antidote à la déshumanisation »1. Cette citation d’un dialogue entre deux psychanalystes indique l’éclairage donné par cet article à la question des relations de la science et de la confiance.
Pourquoi ce choix au sein d’un débat qui agite depuis des lustres – épistémologues des sciences, philosophes, sociologues ou psychanalystes ? Parce que la société contemporaine est traversée par des mutations considérables – que l’on pourrait déjà juger comme anthropologiques, avec la révolution numérique et celle de l’intelligence artificielle (mais on pourrait tout autant parler de biotechnologies). Ceci crée une grande instabilité sociétale sur la vision de l’avenir, des citoyens face à leur destin. Cette instabilité des jugements et de la perception se traduit par des clivages dans la société (qu’à tort certains voudraient ramener aux anciens et aux modernes) comme au sein même des intimités psychologiques de chacun en mal de trouver leur unité et leurs repères.
Mais n’est-ce pas là déplacer la question de la science et de la confiance vers celle du progrès, de la technique et ainsi du progressisme (mis à toutes les sauces, comme pour mieux révéler les doutes qui l’entourent) ? Les interpénétrations sont nombreuses et immédiates, sauf à choisir de mettre « science » au singulier, au lieu « des sciences », c’est-à dire de lui accorder un statut épistémologique particulier qui en fait une instance spécifique. Quel que soit le choix retenu, nous sommes au cœur du problème.
L’instance spécifique alloue à la science une position implicitement dominante tout autant qu’un rapport à la vérité qui peuvent conduire à la déshumanisation dans une construction qui n’accorde pas au sujet de rôle actif. C’est une vision potentiellement tyrannique de la science – un gouvernement par les nombres. Une vision abusive qui ferait de la connaissance scientifique un savoir pouvant fonctionner tout seul et imposer une rationalité autoritaire au-delà de toute subjectivité. Nous verrons plus loin que ce risque est particulièrement présent dans les tentations transhumanistes aujourd’hui.
La démarche scientifique mérite mieux que sa perversion politique dans cette position abusive.
Pourtant avec Descartes, déjà, il y a cette intuition et cette démarche d’intégrer le sujet. Un sujet capable de mettre en doute les systèmes. Dès lors, la Vérité n’est plus seulement dans les systèmes, mais, pour une bonne part, dans celui qui les construit.
Descartes inscrit le sujet dans la démarche. Sa méthode est rationnelle. Le doute introduit, pourtant, le coin d’une forme de relativisme qui peut en sembler le compagnon de route. Ce relativisme ne pourra que croître au fur et à mesure que se relâcheront les exigences liées initialement à la méthode.
Alors quand la société en crise avec ses repères découvre que le ciel est vide, que la théologie ne soumet plus la science et que cette dernière progresse de manière exponentielle, l’idée de substituer une technoscience à la théologie se constitue au fil de l’eau.
Mais les fleuves sortent de leur lit.
Aujourd’hui l’horizontalité de la société des réseaux et du numérique où l’on s’affranchit de l’autorité du vertical peut s’emparer de ce doute pour en faire une nouvelle autorisation d’un individualisme dominant. C’est Descartes sans la méthode, la rationalité sans l’exigence et un sens du devoir.
Pour autant la posture horizontale s’accompagne d’un autre type de doute et d’incertitude. La science peut prendre dans ce contexte une place entre ferment du doute et réassurance enivrante de productions imaginaires comme on le voit avec le transhumanisme.
C’est toute l’ambiguïté de sa relation avec la confiance qui repose sur celle de son autorité et de relation avec la vérité.
Si l’on retient « la science » comme un abus de langage pour évoquer plus précisément « des sciences », la question du sujet revient, plus directe, plus crue encore. Ce n’est pas, pour autant, nier qu’un consensus existe sur la science comme acquisition de savoir et de connaissances.
Nous pouvons interroger les connaissances scientifiques dans leur socialisation, c’est-à-dire dans leur expression opérationnelle, dans leurs usages. Le rapport à la confiance n’en prend que plus de force. Il est stupéfiant de constater que, dans ce cadre, la rationalité qui leur est associée peut s’avérer incapable de convaincre les gens. On ne peut mieux dire que la relation science/confiance ne peut qu’être fusionnelle. Or elle s’avère souvent confusionnelle. Le progrès ne peut trouver son sens que dans cette relation apaisée.
D’où l’exigence affirmée par les Lumières que le progrès doit être partagé.
Les promesses technologiques peinent à convaincre des citoyens qui constatent de profonds bouleversements de leur milieu de vie, la perte précipitée de leurs repères traditionnels et qui ressentent ces progrès affichés au mieux avec un grand sentiment d’incompréhension, au pire comme une mutation qui les laisse durablement, eux et leurs enfants, sur le bord du chemin, du côté des perdants.
Le mouvement s’étend aux classes aisées de la société voire aux élites en mal de retour à une nature parfois idéalisée, parfois remise au rang normal et prioritaire d’un environnement à préserver. Ainsi la vague de fond rejoint l’amplification médiatique d’un bruit ambiant.
On est au cœur d’un sentiment partagé d’abandon et d’un puissant mouvement sociétal qui va profondément imprégner les prochaines années et les élections politiques. Car ce qui est ainsi nommé est un profond manque de confiance, justement, et un grand vide politique. Si celui-ci perdure, cette vague deviendra complotiste ou (et) populiste et élargira son champ de résistance et de révolte sans forcément de projet fédérateur alternatif.
Pour relier ce propos général avec le contexte politique contemporain, concentrons-nous sur le champ de l’intelligence artificielle et, singulièrement, des données personnelles et de leur souveraineté.
Et tout d’abord ceci ! Les technologies cybernétiques actuelles sont la caricature de cette relation complexe entre science et confiance, c’est-à-dire ce qui, simultanément, porte tous les espoirs les plus fous – au risque de la science-fiction, et ce qui se retrouve bouc émissaire d’une déshérence qui s’impose.
On en est là ! Comment rêver dans des sables mouvants ? Comment imaginer quand on annonce la fin du travail avec la robotique, quand, au même moment, ferment les bureaux de poste ou que les médecins qui partent à la retraite ne sont pas remplacés ? Comment joindre les deux bouts d’un récit qui vous promet de ne plus mourir et d’absences de soins du quotidien ?
La relation de la science et de la confiance a besoin d’un socle et celui-ci ne peut être que la politique au sens le plus noble du terme.
Données souveraines et souveraineté de la donnée
Les données sont devenues un exemple caricatural des questions abordées ici – de la relation de la science ou des sciences avec la confiance. C’est peu dire qu’elles font entrer dans un monde trouble. Objet abstrait et tout aussitôt perception d’une part d’intime. Dispersées au grand vent des réseaux sociaux et parallèlement sujet d’une attention quasi paranoïaque, bienvenu dans un des grands mystères contemporains. Ces mystères accompagnent la vie des hommes. Des formes de la terre aux sources du Nil ou à la découverte de l’inconscient, les sciences ont toujours affronté ces lignes de fracture des grands défis de compréhension des périodes. Il y a, dans la technologie de l’intelligence artificielle, une impression de mystère. On pourrait comparer cette perception à celle qui a pu être ressentie avec la découverte de l’inconscient. Il y a là, à la fois, quelque chose de familier dont on ressent de manière intime, mais aussi logique, le fonctionnement. Mais, tout autant, et, sans doute parce que cela nous paraît très intime, une grande difficulté à en saisir toutes les subtilités. On fait avec entre folles espérances et réactions craintives.
Le mystère de l’intelligence artificielle semble la continuité logique de la découverte de l’inconscient. À ceci près que ce qui semble en jeu n’est plus l’acquisition d’un savoir mais l’existence de processus de développement de connaissances qui apparaissent s’autonomiser de l’intervention humaine pour le renvoyer à un rôle subalterne. L’homme s’y découvrirait dans son miroir en concurrence voire conflit avec un autre lui-même mais autrement plus performant.
Ainsi les données, qui sont l’énergie de l’intelligence artificielle, sont une représentation éclairante des enjeux du mystère. Ce cerveau augmenté contient-il tout de nous-mêmes ? Ou reste-t-il un « pas tout », comme l’affirme Lacan, qui contient l’essentiel dans un espace étroit.
Ce débat est éminemment politique et conditionne l’avenir de l’humanisme en politique. Pour autant une simple position de critique éthique ne serait que posture, sans puissance et condamnée à être dépassée par la technologie.
La donnée est, ainsi, la représentation symbolique de la relation science confiance.
Les données sont la version la plus aboutie pour rendre compte de la richesse la plus grande et la plus opérative de ce qui circule et peut être mis en commun. Une sorte de langage. Ce dernier contient de l’information simple et utilitaire, mais aussi des richesses immatérielles.
Chacun ressent cette part de soi-même et simultanément l’abstraction froide que la donnée représente.
Les médias rendent massivement compte de ces données de santé qui font espérer des progrès considérables et craindre des usages abusifs, qu’ils soient ceux d’une médecine prédictive anxiogène ou de pratiques assurantielles discriminatoires. La météo et ses excès, la circulation ou la mobilité en ville, le stationnement, la prévention des risques naturels autant que l’épidémiologie… Nous sommes tous devenus des Monsieur Jourdain de la prose algorithmique.
La question est posée de réhumaniser ces technologies qui ne sont pas aisément assimilables par les gens, en raison de leur complexité, de leur vitesse et du désarroi de voir ce quelque chose qui nous ressemble, l’intelligence artificielle, et ne pas le comprendre (ni comprendre d’où ça vient, comment ça fonctionne et ou ça nous mène).
La démocratie ne survivrait pas à une impossibilité de représenter une promesse d’enrichissement qualitatif des gens dans un futur possible et jugé souhaitable.
Le mouvement des « gilets jaunes » a été la démonstration d’un sentiment du blocage actuel, qu’il soit économique ou de représentativité (donc qu’elle soit démocratique et/ou politique).
C’est la condition pour participer au débat entre mondialisation et universalisme, comme à celui autour du progressisme. L’universalisme est toujours le signe d’une confiance en son identité et dans la marche vers le futur, qui est souvent associée à celle du progrès, d’un progrès dont on se sent acteur et bénéficiaire. Le mondialisme est du côté des nombres et de la performance. C’est, dans ce dernier cas, un « progrès-puissance » qui scinde les sociétés. De prime abord, entre les gagnants du système et les exclus. Mais, dans un second temps, dans un échec collectif, comme la crise écologique ou le sentiment de
déshumanisation en sont des révélateurs.
Nous sommes devant un cas sismique de la relation science-confiance. Déjà en retard ! Les discours de régulation sont déjà de la soumission si le discours politique ne remet pas cette métaphysique écologique, comme le dit Cédric Villani, au cœur de sa réflexion. Déjà, les plus aventureux prospectivistes de l’intelligence artificielle ne laissent plus de place à la démocratie et à ses représentants et décrivent un Parlement qui sera un algorithme dictant des décisions à de serviles politiques qui assureront seulement le service après-vente de l’action publique intelligente nouvelle.
Mais, s’il faut espérer que la science sans confiance ne soit qu’une science-fiction, la prudence commande de ne pas laisser prise au risque d’un totalitarisme nouveau. Il est encore possible de plaider pour la science, non comme une instance détachée mais comme un savoir disponible pour l’intérêt général. La rationalité ne peut se passer de la confiance. Car elle se heurte, non à une irrationalité, mais aux forces de la subjectivité et de l’inconscient. Inconscient dont Jacques Lacan disait que c’était le social. Le politique dans cette période de doute sur l’avenir et le progrès doit bien intégrer cette dimension du « matériau » sur lequel il fonde son projet.
Les mouvements sociaux, récents ou en cours, ont montré que les algorithmes d’une campagne présidentielle n’avaient pu suffisamment sonder les reins et les cœurs pour anticiper leur émergence et nécessitaient la tenue d’un grand débat. Cet inconscient collectif ne se dévoile pas aisément et a son rythme d’apparition brutale que la simple rationalité ne peut organiser ni prévoir.
Dans une société cohésive et de progrès partagé, la science doit faire autorité mais pas être l’autorité.
Pierre Larrouy
Économiste et essayiste
- Charles Melman, L’Homme Sans Gravité, entretiens avec Jean-Pierre Lebrun, Gallimard, 2005. ↩