François Vuillemin et Jean-Baptiste Routier, experts internationaux, fondateurs de Momentum, analysent les conséquences de la crise liée au coronavirus sur l’aide publique au développement.
Si le concept même de politique d’aide au développement a été porté pour la première fois sur la place publique le 20 janvier 1949 par le président Harry Truman dans son discours sur l’état de l’Union, force est de reconnaître que celle-ci a considérablement évolué au fil du temps. A l’humanisme teinté de paternalisme et d’anticommunisme des premiers temps lui a succédé par étapes une ingénierie économique, institutionnelle et sociale, largement multilatéralisée, qui vise désormais à l’insertion des Etats du Sud dans la mondialisation des échanges tout en assurant une relative performance dans le domaine environnemental et climatique.
Ceci explique que la question du financement du développement soit présentée comme le cœur palpitant de sa problématique.
Confondant humanitaire et développement, les « conférences de bailleurs » sont d’ailleurs devenues les têtes de gondole vendables à un grand public désireux de savoir comment la « communauté internationale » règle ici et là les problèmes les plus aigus du moment. Quant aux pays du Sud, notamment en Afrique, ils connaissent effectivement une croissance impressionnante de leurs besoins en infrastructures en raison de la conjonction des défis démographiques et urbains avec les urgences climatiques associées à la hausse des risques de catastrophes naturelles. Et ces besoins en infrastructures ont un coût.
Pour autant, cette concentration des problématiques de développement autour des volumes de financement pêche par une forme d’économisme naïf en ignorant les complexités de terrain. Elle illustre aussi le fait que la réflexion s’effectue principalement sous l’impulsion et dans le cadre des institutions des pays du Nord, ou contrôlées de facto par les pays du Nord, pour lesquelles la question des engagements financiers et des décaissements constitue un indicateur essentiel, et parfois unique, d’action et de communication comme le reconnaissait d’ailleurs le rapport du CAD de l’OCDE en 2017.
A cette pensée quantitative dominante se surajoutent les rendez-vous sans cesse différés des promesses avec les réalités.
Aux « Objectifs du Millénaire » adoptés à New York en 2000 destinés aux pays en développement et jamais atteints se sont substitués en 2015 les « Objectifs de développement durable » (ODD) pour l’Horizon 2030, élargis cette fois à l’ensemble de la planète. Ceux-ci constituent un recueil d’orientations œcuméniques et difficilement contestables – « L’éradication de la pauvreté, la lutte contre la faim, La santé et le bien-être des populations et des travailleurs… » – qui relèvent plus de l’énumération de droits subjectifs que de la concrétisation d’un cadre d’action.
La question du développement repose donc jusqu’à aujourd’hui sur une équation aux facteurs incertains : d’une part des objectifs globaux pour accompagner la mondialisation et résultant de tractations et d’échanges diplomatiques dans la sphère multilatérale mais dont on mesure mal à quel point ils sont réellement « appropriés » par l’ensemble des parties prenantes. Ensuite des « stratégies nationales » qui en découlent mais qui sont encore souvent l’œuvre de consultants appointés par les bailleurs du Nord dans un exercice de style balisé à l’avance. Enfin, des instruments de financement toujours plus nombreux, spécialisés et complexes dont on ne peut que constater paradoxalement la faiblesse au regard des ambitions initialement retenues par la communauté internationale : le déficit annuel total d’investissement dans des secteurs clés du développement durable est estimé d’après l’OCDE à 2 500 milliards USD, soit un chiffre 17 fois plus élevé que le volume annuel de l’APD (143 Milliards de dollars en 2018) et dix fois supérieur aux estimations du déficit de financement des ODD.
Et ce n’est pas là le seul paradoxe de la situation que cet écart grandissant entre un discours développementaliste à haute teneur financière et la reconnaissance mezzo vocce d’un abîme avec la réalité des besoins. En effet, la crise du développement serait trop simple si elle se résumait à la constatation d’un déficit de financement, même colossal, entre besoins et moyens.
Il faut s’interroger aussi sur la difficulté récurrente des bailleurs à décaisser.
Il y a là une masse d’interrogations à la croisée des problématiques économiques, sociales, culturelles, politiques et contractuelles qu’il conviendrait d’approfondir pour mesurer le décalage avec des réalités de terrain rétives à l’emboitement dans des logiques et des pratiques qui leur demeurent largement étrangères. Il y a aussi, à l’évidence, une réflexion à mener sur les effets de seuil automatiques dont sont victimes les pays émergents, en particulier les Etats insulaires, dès lors qu’ils accèdent à la catégorie de revenu intermédiaire qui les privent de l’accès aux sources de financement privilégiées du développement alors qu’ils sont souvent en capacité institutionnelle de proposer des projets ayant un impact réel sur leur croissance.
Ce constat-là c’était celui d’avant la crise du coronavirus. Or celle-ci bouleverse l’économie internationale et le paysage d’une aide au développement qui a échoué jusqu’ici à créer une dynamique mondiale de croissance partagée, de réduction de la pression démographique et de prévention des crises politiques, sociales et climatiques au Sud. Compte tenu de cette nouvelle donne, n’est-il pas temps de réfléchir au jour d’après en considérant que sous l’effet de la récession mondiale le financement du développement va devenir mécaniquement une ressource de plus en plus rare et que cet état de fait implique un aggiornamento des dogmes et des pratiques ? Car avec une richesse nationale fortement diminuée par la récession, le montant de l’Aide publique au développement des pays du Nord sera mécaniquement réduit si le pourcentage du RNB de celle-ci ne progresse pas, ce qui est à tous égards peu probable. Pas plus qu’on ne peut pas écarter les effets d’une « covid diplomacy » qui pourrait aboutir, au plan bilatéral comme multilatéral, à un effet de substitution de l’aide, tandis que la baisse prévisible des Investissements étrangers en 2020 et 2021 amoindrira la capacité des Etats du Sud de recourir au blending et autres Partenariats public privé. Après l’orgie monétaire et budgétaire du moment présent pour sauver les économies des pays industrialisés, après les moratoires et la restructuration sinon l’annulation pure et simple de la dette extérieure des pays les plus fragiles viendra le temps de la rigueur, c’est-à-dire des choix sous contrainte et possiblement de nouvelles conditionnalités politiques de l’Aide.
Dans le milieu des années 2000, William Easterly, Stephen Browne et Bertin Martens avaient proposé de « renverser la table » en réorganisant le système d’aide au développement autour d’un marché dans lequel les pays bénéficiaires pourraient acquérir des biens et services essentiels auprès des donateurs mis en concurrence. Les bénéficiaires auraient ainsi la possibilité d’exprimer leurs préférences en optant pour les projets et programmes répondant le mieux à leurs priorités. Dans un tel dispositif, le secteur privé des pays du Sud pourrait enfin se trouver à la pointe du dialogue avec les bailleurs et accompagner, quand non précéder, un certain nombre de choix stratégiques de la puissance publique quand celle-ci est en mesure de les opérer. A condition d’être encadrée pour éviter des effets d’éviction au détriment des infrastructures de base, cette logique-là consisterait à parier sur la capacité de changement des milieux économiques plutôt que sur la poursuite de dialogues illusoires entre des bailleurs qui vivent parfois pour eux-mêmes et des Etats trop souvent déficients et bien peu stratèges.
François Vuillemin et Jean-Baptiste Routier
Experts internationaux, fondateurs de Momentum, structure de réflexion sur le développement