Le premier et unique article que nous avons consacré à la guerre russo-ukrainienne est paru dans la RPP le jour de l’invasion. Il analysait les formes de la guerre qu’il convenait, selon nous, de mener. Au courage d’un combat hétérodoxe et à l’intelligence d’une diplomatie déprise de ses obsessions occidentales, les dirigeants d’Europe et des USA ont préféré une série de demi-solutions toutes empreintes de lâcheté et de conformisme. Conclusion : A l’issue de cette guerre, il n’y aura que des perdants. La question qu’il nous faut trancher à l’heure actuelle est : jusqu’à où serons-nous perdants ?
Le conflit s’enlise et se durcit. Et pourtant, une fin de la guerre immédiate, ou quasiment, était et reste pourtant envisageable, sachant le double retournement que le conflit russo-ukrainien a connu ces dernières semaines. Bien évidemment, il serait aussi naïf de croire que la fin de la guerre puisse rimer avec « armistice » et « cessation des hostilités » d’ici quelques mois que de croire que le début de la guerre puisse être daté du jour où les troupes russes sont entrées en Ukraine. Entre les accords de Minsk II en 2014 et l’invasion russe en 2022, durant ce qui a été appelé la « guerre du Donbass », ce ne sont pas moins de 13 000 morts, dont plus d’un quart de civils, qu’il a été possible de dénombrer dans l’est de l’Ukraine. Lorsque nous évoquons une « fin de la guerre », c’est à la même guerre bâtarde que nous faisons allusion ; une guerre qui ne dit pas son nom, mélange d’actes terroristes et d’actions ciblées mises en œuvre par des groupes armés privés.
Une guerre cependant qui passe sous les radars, qui permet aux processus politique et diplomatique de retrouver une épaisseur raisonnable, et au monde (notamment au monde économique) de regarder ailleurs et de recommencer à respirer.
Comment et pourquoi ? La clef de compréhension du phénomène guerre est « clausewitzienne », c’est-à-dire basée sur la définition de la guerre comme la « continuation de la politique par d’autres moyens ». Les chaines d’information en continu ont abondamment relayé les différentes étapes du conflit, mais elles ont focalisé leur attention (et la nôtre) sur la tactique militaire. Elément passionnant d’un point de vue intellectuel, mais relativement pauvre en enseignements politiques. A l’inverse, le questionnement relatif aux buts de guerre des protagonistes, qui est la véritable clef de compréhension de ce conflit, a été soit caricatural, soit moralement et idéologiquement orienté selon la dichotomie désormais classique du camp du Bien face au camp du Mal.
Or, c’est dans le comment et le pourquoi politiques du début de cette guerre que sont inscrits le comment et le pourquoi politiques d’une éventuelle fin de la guerre.
Si la guerre russo-ukrainienne peut être qualifiée d’offensive du point de vue occidental et ukrainien, elle est préventive du point de vue russe ; et l’Occident est coupable de n’avoir pas su en tenir compte pour désaxer, au moins temporairement, son analyse et son action. Deux problématiques occupent la pensée de Vladimir Poutine en matière de sécurité, l’une est territoriale, l’autre globale. Cela a été répété de nombreuses fois, mais il nous faut le rappeler encore car c’est la clef de tout le problème. L’Ukraine, qui revendique une unité territoriale, n’en a en réalité pas les moyens démographiques, du fait d’une insuffisance en matière de cohésion nationale, d’identité, d’appartenance – autant d’éléments qui ont été la cause de l’échec des accords de Minsk II. Une recomposition territoriale était donc, à terme, inévitable, avec ou sans intervention russe. L’Occident et les élites européistes de l’Ukraine la refusent pour des raisons idéologiques et géopolitiques. La Russie a pris acte de ce refus, et a décidé de l’imposer par la force. La seconde problématique évoquée ci-dessus concerne la sécurité globale ; elle a trait au regain d’influence de l’OTAN, ressuscité de son état de mort cérébrale par l’élection de Joe Biden. Vladimir Poutine, qu’on le veuille ou non, refuse de voir l’OTAN planter sa tente dans son jardin. En ne comprenant pas l’importance de ce point et en refusant de considérer les options qui permettaient de l’éviter – options réitérées autant par un Hubert Védrine que par un Dominique de Villepin – l’Occident, emmené par les va-t-en-guerre américains, a « fabriqué » cette guerre de toutes pièces.
Sachant ce qui vient d’être dit, pourquoi Vladimir Poutine serait-il prêt à « déposer les armes » dès maintenant ? Pour trois raisons. 1. En raison de l’échec de l’opération russe initiale qui visait à régler les deux questions de sécurité, la territoriale et la globale, dans un seul et unique mouvement militaire. La guerre éclair visant la « prise de Kiev » par les troupes russes a été un échec retentissant. Vladimir Poutine a, sans le dire, reconnu sa défaite face à l’OTAN, défaite dont découle la redéfinition a minima de ses objectifs de guerre. Il s’est replié sur l’unique objectif qui lui restait : la neutralisation de la menace territoriale. 2. En raison de la résistance insoupçonnée de l’armée ukrainienne. Vladimir Poutine commence à faire l’expérience que les Etats-Unis font presque sans interruption depuis la guerre du Vietnam. Une leçon qui est d’ailleurs bien plus ancienne, car elle avait déjà été livrée par Hérodote dans son récit des guerres médiques, cinq siècles avant J.C. – premier conflit de nature « idéologique » durant lequel la petite Grèce avait mis en échec l’armée de Darius, autrement plus puissante et plus nombreuse. En introduction de l’ouvrage qu’il leur a consacré, Peter Green décrit les forces en présence : « D’un côté, l’écrasante figure autocratique du Grand Roi ; de l’autre, la discipline volontaire et brouillonne de citoyens fiers de leur indépendance. » Deux mille cinq cents ans plus tard, nous en sommes encore là, et Vladimir Poutine est en train d’en faire l’amère expérience. D’où son choix de se replier vers des objectifs où la légitimité populaire de la présence russe apparaîtra plus évidente : dans les régions où la population est à majorité russophile. 3. La troisième raison – en réalité la clef de tout le système – qui pourrait pousser Vladimir Poutine à enclencher un processus de désescalade est politique. Moscou a d’ores et déjà acté l’impossibilité d’étendre ses « possessions territoriales » au-delà de ce qui a été acquis, de même que la nécessité de ne pas faire durer une guerre dont les objectifs ne sauraient être directement profitables à la Russie. L’unique possibilité qu’il reste pour obtenir une victoire définitive par le biais de la force réside dans l’usage de l’arme atomique, façon reddition du Japon en 1945, mais cette fois de manière ciblée – d’où la saillie il y a quelques semaines de Kadirov. Le recadrage immédiat de Vladimir Poutine (bien que modéré afin de ne pas ôter tout doute à l’Occident) témoigne de sa volonté d’emprunter une autre voie pour « terminer » ce conflit. Une autre voie qui est de nature politique, une autre voie qu’il a déjà mise en œuvre : le référendum. Celui-ci est un acte politique dont le but consistait à légitimer l’usage de la force militaire russe et à renverser le rapport à la « guerre juste » qui oppose le couple Ukraine-Occident à la Russie.
Ce retour du politique en plein cœur du conflit a bien évidemment été perçu par les Occidentaux comme une manœuvre à laquelle ils n’ont accordé aucune légitimité. Vladimir Poutine le sait. Il en a été de même lors de l’annexion de la Crimée en 2014. Il n’en reste pas moins que le renoncement à l’usage exclusif du polemos au profit d’un processus à visée démocratique marque la volonté de désescalade du Kremlin ; c’est un renoncement progressif à ces « autres moyens » de continuer la politique. Quel est le message ? Il tient, en substance, en quelques lignes : L’objectif de guerre est atteint, la Russie n’a pas d’autre visée expansionniste ; c’est pourquoi elle a engagé une phase 2, de nature politique, qui nécessitait une sanction démocratique, à l’image de ce qui a été organisé lors des opérations militaires précédentes. Que la légitimité de ce suffrage ne soit pas reconnue par l’ennemi ukrainien importe peu au leader russe, car son objectif consiste à informer les acteurs internationaux que le rapport entre agresseur et agressé, entre guerre offensive et guerre défensive, vient d’être inversé.
Du point de vue russe, la Russie n’est plus à l’issue de ce référendum l’envahisseur d’une nation souveraine (l’Ukraine), elle est désormais le défenseur de régions autonomes qui aspirent au rattachement à la Fédération de Russie.
C’est donc la présence de l’Ukraine à l’intérieur de ces frontières qui est devenue illégitime et belliqueuse ; l’Ukraine est désormais l’agresseur de région autonomes ; la Russie, leur défenseur.
Pékin et New Dehli, deux alliés de poids, ont pressé Moscou d’en finir. C’est ce que vient de faire le leader du Kremlin, par une pirouette référendaire qui laisse entendre que si la guerre se poursuit désormais, ce n’est plus de son fait, mais la marque d’un pouvoir ukrainien revanchard qui refuse de reconnaître que les référendums exigés par les accords de Minsk II aient pu être imposés par la force. En un mot : Si l’Ukraine acceptait désormais de reconnaître sa défaite dans les régions autonomes et de retirer ses troupes, la guerre se terminerait instantanément. Il est donc possible de dire que, en théorie, la fin de la guerre est potentiellement à portée de main. L’Occident le souhaite-t-il seulement ?
Nous savons que la réponse est non. Dès lors, deux options s’offrent au monde. 1. L’enlisement du conflit, qui reste l’option la plus probable, ainsi que nous l’avons annoncé en début d’article. Vladimir Poutine ne reculera pas. Il durcira sa position autant qu’il est nécessaire, et restera, tant bien que mal, « propriétaire » du Donbass. 2. La montée aux extrêmes. L’idéalisme de l’Occident, convaincu de mener ici encore une « guerre juste », pourrait conduire les Etats-Unis, suivis par l’Europe, à intensifier les livraisons d’armes et la puissance destructrice de celles-ci. Face à une coalition occidentale menaçant ses frontières, voire l’avenir de sa civilisation, le leader russe pourrait alors recourir à cette montée aux extrêmes tant redoutée.
Frédéric Saint-Clair