C’est au nom du principe de la séparation des pouvoirs que l’on n’admet qu’aucun des pouvoirs, exécutif ou législatif, ne peut commenter une décision de justice. Quant à la Justice qui, rappelons-le, n’est pas définie dans la Constitution comme un « pouvoir » mais comme une « autorité », elle applique et s’applique la même règle – comme l’a par exemple redit hier encore le premier président de la Cour de cassation. Ainsi a-t-on (Olivier Faure par exemple) fait reproche au Premier ministre François Bayrou, d’avoir dit à l’Assemblée nationale (se réclamant alors de sa (seule) qualité de citoyen) avoir été « troublé » par la décision de la 11ème chambre correctionnelle à l’encontre de Mme Le Pen, ce qui constitue, aux yeux du Premier secrétaire du PS, une atteinte au principe de séparation. De leur côté, les médias – qui se considèrent eux-aussi sans doute comme un vrai pouvoir (mais n’est-ce pas le cas ?) – ont pareillement, largement, pris fait et cause pour la règle (sacro-sainte désormais) du « on ne commente pas une décision de justice ! ».
Les sociologues, eux, ne sont pas astreints au respect de ce principe de séparation des pouvoirs, il leur est seulement demandé de ne pas porter de « jugement de valeur » sur quelque fait social que ce soit. En revanche, l’analyse leur est permise, et même demandée. J’use donc aujourd’hui de ce droit s’agissant d’une décision de justice, qui, après tout, est un fait social comme un autre : je vais donc donner mon explication du jugement rendu contre Marine Le Pen le 31 mars dernier.
D’abord levons le voile sur une première hypocrisie : la soi-disant indépendance de la justice, la soi-disant neutralité des juges. Pas plus que les sociologues ne sauraient prétendre à l’objectivité – fut -elle scientifique -, les magistrats demeurent des êtres subjectifs, politiquement, socialement, culturellement, « situés » pour reprendre le mot de Sartre. Qui d’ailleurs, pour prendre une comparaison, oserait déclarer qu’il n’y a aucun lien entre le monde des affaires et le monde politique ? Qu’il n’existe pas des patrons de droite et des patrons de gauche (disons « sociaux ») ? La réalité est donc claire : il existe des « juges de gauche » et des « juges de droite » ; les premiers ont leur syndicat : le Syndicat de la Magistrature et les seconds le leur : l’Union syndicale des magistrats. Je crois que chacun s’accorde sur ces faits. Il est en revanche convenu (chez les élites) qu’un magistrat rend des décisions impartiales. C’est là une erreur, aussi grosse que de dire que le sociologue peut se départir totalement de ses idées, préjugés, représentations. L’un comme l’autre fait ce qu’il peut pour respecter une relative neutralité.
Ensuite reconnaissons que la première atteinte à la séparation des pouvoirs dans l’affaire qui nous occupe est peut-être le fait du législateur lui-même, quand, à l’unanimité, en 2016, il vota, sous le coup de l’émotion plus que de la raison, la loi Sapin qui établissait, dans un jugement pénal, une sorte de quasi-automaticité de l’exécution provisoire (immédiate) de l’inéligibilité au cas d’infraction grave, comme un détournement de fonds public, commise par un élu. Comme si cette mesure pouvait incomber à un magistrat ! Le Code électoral pourrait être le seul décisionnaire en la matière [le législateur et le gouvernement envisageraient de revenir sur les dispositions de la loi Sapin].
Enfin la seconde hypocrisie est de considérer que, si la décision prise à l’encontre de Mme Le Pen a bien des conséquences politiques, elle n’est pas en elle-même une décision politique. J’avoue avoir peine à saisir la nuance ! Mais nous reviendrons sur ce point en examinant précisément la dernière décision du tribunal de Paris.
Ajoutons qu’il y a bien peu de choses réellement objectives dans une procédure judiciaire (surtout pénale). Les poursuites pénales sont facultatives, la qualification des faits est aléatoire (car soumise à interprétation), le verdict enfin (sous couvert d’individualisation de la peine) peut, pour un même fait, être différent d’une juridiction à une autre, d’un juge à un autre. La subjectivisation de la procédure pénale s’est du reste encore renforcée par le fait que l’on peut aujourd’hui condamner un infracteur à la loi sur la base d’un « faisceau d’indices » et non plus de preuves (M. Sarkozy en sait quelque chose) et qu’un criminel de sang peut être condamné lui aussi sans preuve ni aveu ni cadavre retrouvé.
Venons-en pour terminer à la décision ayant touché Marine Le Pen dans son affaire d’assistants parlementaires européens (rappelons-le, celle-ci est favorite des sondages pour l’élection présidentielle de 2027, puisque créditée de 35 à 37 % des voix au premier tour).
Cette décision est stupéfiante. Dans son rapport de 152 pages, « le tribunal, est-il écrit, prend en considération, outre le risque de récidive [Mme Le Pen conteste en réalité moins les faits que leur qualification qui, à ses yeux, ne constituent pas une infraction], le trouble majeur à l’ordre public démocratique [et pourquoi pas une atteinte à l’unité nationale, selon le vocabulaire des « juges » algériens ?] qui engendrerait en l’espèce le fait que soit candidat, par exemple et notamment à l’élection présidentielle, voire élue, une personne qui aurait déjà été condamnée en première instance, notamment à une peine complémentaire d’inéligibilité pour des détournements de fonds publics et pourrait l’être par la suite définitivement ».
Mais de quoi je me mêle, madame la Présidente [qui, pour mémoire, a déjà condamné en 2015 Claude Guéant pour avoir touché des primes en liquides au ministère de l’Intérieur] puis organisé le procès des dirigeants d’EADS pour délits d’initiés] ?
Comment donc éliminer Mme Le Pen si ce n’est en prononçant une exécution provisoire de la peine d’inéligibilité, de longue durée naturellement, ce qui interdit à la condamnée de concourir pour 2027 ?
La décision de la 11ème chambre correctionnelle est donc double : à la fois une décision judiciaire dans sa peine principale : quatre ans d’emprisonnement dont un an ferme avec port du bracelet électronique (qui est une mesure à la fois humiliante – M. Sarkozy en sait quelque chose – et assimilable à une assignation à résidence) et une décision politiquedans sa peine complémentaire (une inéligibilité de longue durée). Il faut rappeler ici deux précédents, celui d’Alain Juppé qui avait été condamné une première fois, en 2004, dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris, à dix ans d’inéligibilité, puis, une seconde fois, en 2014, à 14 mois de prison avec sursis et un an d’inéligibilité pour prise illégale d’intérêts. Le deuxième précédent est bien sûr celui de François Fillon qui, en pleine campagne présidentielle de 2017, se voyait poursuivi pour emploi fictif (celui de sa felle Pénélope). Il est clair que les poursuites contre M. Juppé ont très probablement ruiné sa carrière politique et celles exercées contre M. Fillon ruiné ses chances d’accéder à la magistrature suprême (alors qu’il en était le favori) – et malgré l’appel interjeté, ruiné celles de Mme Le Pen (l’affaire devrait être rejugée à l’été 2026, suite à la décision (prise hier) de la Cour d’appel d’en accélérer la tenue – décision qui n’est sans doute pas étrangère à la prise de position du Garde des Sceaux de voir ce nouveau procès se tenir dans des délais permettant à Mme Le Pen d’espérant rester candidate pour 2027 – mais, bien entendu, il n’y a aucun lien entre le politique et le judiciaire !) [je rappelle que.si le Garde des Sceaux peut donner des instructions générales aux Parquets, il ne peut en revanche adresser aucune instruction dans des affaires individuelles]
Soyons donc sérieux un instant : comment ne pas parler d’ingérence des juges dans les affaires politiques quand les poursuites judiciaires se déclenchent (bizarrement dans des moments-clé pour les acteurs politiques) ? Pourquoi ne pas imaginer de déconnecter le judiciaire des temps électifs ?
La Justice française ne manque pas seulement de moyens (humains, matériels), elle manque aussi de déontologie et de contrôle. Celui exercé par le Conseil de la Magistrature est à l’évidence insuffisant.
Une question pour finir : Jean-Luc Mélenchon, poursuivi pour les mêmes faits que Marine Le Pen, doit-il s’attendre prochainement à voir se reproduire pareil scénario ? Risque-il lui aussi une inéligibilité de longue durée ? L’avenir le dira.
Michel FIZE, sociologue, politologue
Auteur de ; « De l’abîme à l’espoir », Mimésis, 2021