Les chiffres ne mentent pas, une litanie anxiogène, nourrie de victimes assassinées, d’armes subtilisées, d’années de pouvoir confisquées. Les chiffres racontent la nouvelle histoire du Sahel central et le risque qu’il fait aujourd’hui peser sur toute l’Afrique de l’Ouest.
Le péril est d’abord institutionnel, celui d’une régression démocratique sur le long terme dans un espace régional où cette valeur est désormais remise en question.
La décision est tombée : au Mali depuis le 13 mai, il n’y a plus de partis politiques. Leur dissolution a été prononcée en bloc. Le général président Assimi Goïta entame un second quinquennat et n’exclut pas de prolonger son « mandat » au-delà de ces cinq années. La perspective d’élections s’éloigne et le retour à l’ordre constitutionnel est renvoyé aux calendes grecques. Pour avoir rendu compte d’une manifestation populaire le 3 mai place de l’Indépendance à Bamako, aux cris de « liberté, démocratie, élections », la chaine francophone TV5 Monde a vu sa diffusion suspendue depuis le 9 mai dernier.
Assimi Goïta emboîte le pas à son homologue burkinabé, le capitaine Ibrahim Traoré, qui s’est octroyé un contrat à durée indéterminée. Au Niger, pays dans lequel les coups d’État duraient traditionnellement quelques mois, le pouvoir kaki se projette également dans la durée : 5 années de transition renouvelables. L’expression « Saï Bazoum », qui traduite de la langue hausa signifie « Bazoum ou rien », circule désormais régulièrement sur les boucles WhatsApp. Elle est la marque d’un regret envers un président visionnaire renversé le 26 juillet 2023 et séquestré depuis cette date avec son épouse dans quelques mètres carrés.
Manifestation ici, expression populaire partagée là, le pouvoir militaire connait ses premières remises en cause. 35 années après les conférences nationales et l’instauration du multipartisme, ce contre-modèle adossé à une puissante rhétorique anti-française et dopé par une utilisation efficace des réseaux sociaux, trébuche sur la réalité de ses résultats en matière de sécurité et sur l’aspiration universelle des peuples à la liberté.
Le péril est ensuite humanitaire, avec la multiplication de pogroms sur une base ethnique qui fait craindre un scenario à la rwandaise.
C’est l’un de ces regards que l’on n’oublie pas : celui bouleversant d’un jeune garçon, seul rescapé au milieu de cadavres de femmes, d’hommes et d’enfants. Au-delà de la peur, il exprime une totale incompréhension. Le carnage commis début mars dans le village peul de Solenzo au Burkina Faso a été largement documenté par l’ONG Human Rights Watch. Il a été perpétré par des miliciens des Volontaires pour la défense de la patrie et des soldats de l’armée régulière du pays. Ce jour-là, 130 civils ont été froidement massacrés.
Ces atrocités, susceptibles selon l’organisation de constituer des crimes contre l’humanité, sont désormais récurrentes tant au Mali qu’au Burkina. Soupçonnées de collusion avec les groupes islamistes armés, des populations sont stigmatisées sur la base de critères ethniques et victimes d’exécutions sommaires. Les premières images largement diffusées remontent à mars 2022. Dans le village de Moura, FAMAs (Forces armées maliennes) et mercenaires russes ont exécuté sommairement des centaines d’hommes, sélectionnés en fonction de leur apparence ou de leur ethnie. Des groupes d’autodéfense se forment désormais en réaction aux représailles subies, alimentant un cycle de violences intra- communautaires.
Face à l’interpellation des organisations internationales, les autorités militaires demeurent sans réaction. Ces carnages sont en revanche assumés froidement par certains activistes proches du Kremlin et ardents défenseurs des juntes sahéliennes comme la Suisso-Camerounaise Nathalie Yamb. Le discours de cette adepte du complotisme 2.0 rappelle la propagande du régime Habyarimana qui présentait dans les années 90 tous les Tutsis comme des « ennemis de l’intérieur ». Cette rhétorique justifiait une violence préventive contre tous les Tutsis, préparant le terrain pour le génocide de 1994, faisant 800.000 victimes en l’espace de 100 jours. Le parallèle est glaçant, entre le génocide rwandais et les pogroms en cours au Sahel.
Le péril est enfin surtout sécuritaire avec un effondrement d’États, qui laisse planer la menace d’une progression djihadiste vers les pays du golfe de Guinée.
Arrivés au pouvoir sur la promesse d’une restauration de la sécurité et d’une gouvernance défaillante, les trois pays de l’Alliance des États du Sahel semblent engagés dans une fuite en avant qui masque en réalité leur incapacité à résoudre ce fléau. Les chiffres attestent d’une inquiétante réalité du terrain. De nombreuses vidéos authentifiées font quotidiennement état de villages détruits et de casernes pillées. Les GAT – Groupes armés terroristes – s’affichent avec un impressionnant butin de guerre. Les armées nationales et les miliciens d’Africa Corps (ex Wagner) sont incapables d’endiguer une lente progression vers les capitales. L’hypothèse d’instauration d’un califat dans l’un des trois pays n’est plus totalement à exclure.
Au Niger, pays où le président Mohamed Bazoum avait réussi à juguler le terrorisme par une double approche militaire et de main tendue aux repentis, la descente aux enfers depuis le coup d’État est impressionnante. Alors que 57 militaires et environ 300 civils avaient perdu la vie pendant ses deux années et trois mois d’exercice du pouvoir, un rapport d’ACLED sur une période de 17 mois, allant d’août 2023 à décembre 2024, fait état de 2312 morts liées au terrorisme. L’accélération des violences depuis le début de l’année rend crédible le chiffre officieux de 2000 soldats morts en 22 mois de régime militaire. A ce bilan macabre, s’ajoute une quinzaine de prises d’otages, des Nigériens mais aussi des étrangers présents dans le pays, comme l’Autrichienne Eva Gretzmacher, une femme de 74 ans installée à Agadez depuis 28 ans, figure respectée localement pour son engagement dans le domaine éducatif et l’autonomisation des femmes.
L’effondrement du Niger, longtemps perçu comme une digue, pourrait avoir des répercussions sur l’ensemble de la sous-région. La fragilité des États de l’AES et leur stratégie de citadelle assiégée, met désormais en danger les pays de la sous-région, confrontés à la volonté des groupes terroristes de se déployer vers le golfe de Guinée afin d’obtenir un accès à la mer. En avril dernier, 54 militaires ont été tués au Bénin, confirmant l’accroissement d’attaques transfrontalières de la part des djihadistes.
La lutte contre le terrorisme implique de mener une politique résolument inclusive, des populations, des forces politiques, des partenaires internationaux. Les trois juntes au pouvoir ont fait le choix inverse, celui de l’ostracisation de populations entières, de la suppression des partis, de l’isolement diplomatique et de l’anathème envers leurs voisins. Cela s’appelle la politique du pire.
Geneviève Goëtzinger
Présidente de l’agence imaGGe
Ancienne directrice générale de RFI
Membre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer