Dans le long entretien qu’il a accordé à Frédéric Lazorthes, Pierre Manent met à jour l’une des contradictions majeures de la dynamique de l’Union européenne : celle-ci préjuge une « force potentielle » qui de facto se heurte à « une faiblesse réelle ». Plus loin encore, le philosophe voit dans l’Europe actuelle une construction qui « a créé des liens entre les Européens, mais des liens qui restent pour l’essentiel en-deçà du politique ».
Revue Politique et Parlementaire – Le problème de l’Europe est souvent rapporté à la question de son identité. Qu’est-ce qui selon vous définit l’Europe, ou plutôt le fait d’être Européen ?
Pierre Manent – Je ne suis pas sûr, pardonnez-moi, que la question ait beaucoup de sens, en tout cas beaucoup de sens politique. L’identité, c’est quelque chose de fixe et de fixé, cela se rapporte au passé. On ouvre donc une querelle d’historiens sur les ressorts de l’histoire de l’Europe, sur la place respective du christianisme, des Lumières, de la forme nationale, du principe monarchique ou démocratique, etc. Querelle fort intéressante si les historiens ont des vues larges et pertinentes, mais qui ne saurait entrer comme telle dans une délibération politique. La querelle s’éternise, or c’est demain et même aujourd’hui qu’il faut agir… Du reste, à supposer que l’on se mette d’accord sur le rôle central de tel facteur parmi ceux que j’ai mentionnés ou d’autres que l’on pourrait convoquer, cela signifie-t-il que l’avenir doive continuer le passé ? Pourtant, il est vrai, on devra nécessairement donner ou supposer une certaine réponse à cette question, une réponse « en gros », qui laisse beaucoup de « blancs », mais qui du moins rend possible de continuer l’aventure en laissant de la place et du jeu aux grands paramètres de l’histoire et de la vie européennes. Vous voyez qu’en traînant les pieds et en rechignant je m’approche quand même d’une proposition sinon sur l’identité européenne du moins sur les ressorts de l’histoire européenne, une proposition à la fois ouverte et conservatrice, qui voudrait préserver les grands constituants de la vie européenne – référence chrétienne, Lumières, forme nationale, etc. – sans lesquels cela n’aurait plus beaucoup de sens de parler d’ « Europe », mais une proposition qui laisse les rapports entre ces facteurs à la merci de notre action selon les aléas des circonstances et la force de la nécessité. J’ai dit : une proposition ouverte et conservatrice, j’ajoute : ouverte parce que conservatrice. Parce qu’il n’y a plus d’Europe reconnaissable si les constituants de la vie européenne au long des siècles n’y sont plus présents et actifs, ce qui n’interdit pas d’accueillir de nouveaux constituants. En tout cas, la chose à éviter, c’est de prétendre déduire ce qui est à faire en Europe et pour l’Europe d’une définition arrêtée de l’identité européenne. Illusion de croire pouvoir mettre la main sur un grand Fait ou un grand Principe à partir duquel on déduirait l’agenda européen. Ou plutôt le seul grand Fait dont nous puissions partir, c’est la situation politique de l’Europe aujourd’hui si du moins nous sommes capables de la regarder avec lucidité. Et le seul grand Principe, principe « conservateur et ouvert », c’est que notre action à venir, quelle qu’elle soit, préserve la physionomie de l’Europe, afin que l’Europe, sous son nouveau visage, se ressemble…
Si par exemple du prodigieux mélange européen on extrait un principe unique pour fonder sur ce seul principe « l’Europe de l’avenir », alors assurément l’Europe est finie, ce principe fût-il les droits de l’homme.
Donc, je crois que nous ne pouvons pas faire l’économie de la démarche suivante en trois moments : d’abord, parvenir à une notion un peu claire du développement politique européen, de l’histoire politique européenne ; ensuite, avoir une idée un peu nette de la « configuration présente des choses » dans l’ordre politique, selon l’expression de Montesquieu ; enfin, concevoir les modalités d’une action commune des agents politiques européens afin d’accroître la capacité d’action et la force politique de l’ensemble européen.
RPP – Alors, précisément, puisque vous nous dites que la question de l’identité n’est pas pertinente d’un point de vue pratique, pouvons-nous au moins définir la forme politique de l’Europe ? On constate, au demeurant, une propension à définir l’Europe comme un horizon qui permet de dépasser le cadre des États-nations, voire de la désigner un « empire du XXIe siècle », un empire paisible et bienveillant mais en mesure de faire face aux autre empires, Russie, États-Unis, Chine. Que pensez du retour de la notion d’Empire pour définir l’Europe ?
Pierre Manent – C’est drôle… On redécouvre l’empire avec gourmandise… alors que d’une certaine façon toute l’histoire politique de l’Europe a consisté à se libérer de l’autorité de l’empire, à élaborer une autre manière de se gouverner, d’abord par un roi souverain en son royaume, ensuite par un peuple souverain en sa nation. Le Saint-Empire, l’empire napoléonien, la Cacanie, ne disons rien des Reich, ont-ils laissé de si bons souvenirs ? Et nos empires coloniaux ? On peut désirer bien sûr un empire « bienveillant », mais ce n’est guère plus pratique que le fer en bois. Cessons de rêver du fer en bois. L’empire, quel qu’il soit, doit être capable de dégager assez de force pour d’une part imposer sa volonté sur un vaste territoire et un grand ensemble d’hommes, d’autre part inspirer à l’extérieur crainte et respect. De fait, c’est bien cela que nous souhaitons quand nous disons que l’Europe devrait pouvoir peser dans le monde à l’égal de la Chine ou des États-Unis, dont je ne me demanderai pas ici s’ils sont des empires au sens strict mais qui ont des dimensions et une puissance en effet « impériales ». Cela dit, l’empire n’est pas la condition nécessaire de la puissance. Pendant les siècles où l’Europe a imposé sa domination sur le reste du monde, elle était divisée en nations, nations chacune de son côté impériale, nations rivales et empires rivaux, accroissant sans mesure la force de l’ensemble européen par cette rivalité même. Vous vous souvenez de ce qu’écrit Montesquieu au milieu du XVIIIe siècle : « L’Europe est parvenue à un si haut degré de puissance, que l’histoire n’a rien à comparer là-dessus (…) ».
Le raisonnement qui se trouve derrière l’appel actuel à l’empire est assez enfantin. On constate, ce qui est vrai, que les nations européennes, prises séparément, sont relativement faibles, même les plus fortes, en comparaison des États-Unis ou de la Chine. Donc, faisons la somme des nations européennes et nous aurons un ensemble de belle taille. Comment appellerons-nous cet ensemble ? Une grande, très grande nation ? Il est difficile, alors qu’on veut renvoyer la nation au passé, de se proposer de construire une grande, très grande nation. Alors ? Alors, va pour l’empire, puisque l’empire rassemble des peuples divers, qu’il a une grande étendue, et que le nom même est synonyme de force, la force qui nous manque. Mais « empire » est aussi synonyme de domination brutale, de démesure… Hâtons-nous de préciser que l’empire européen ne saurait être qu’un empire « bienveillant » !
Si tout ceci, je le disais, est assez enfantin, la question de la force est tout à fait sérieuse. Il est vrai que l’ensemble européen souffre d’une grande faiblesse. La faiblesse, comme la force, est une notion relative. Nous sommes faibles par rapport aux autres, à certains autres du moins. Nous sommes faibles aussi, dirait-on, par rapport à nous-mêmes : nous avons, semble-t-il, une énorme force potentielle, mais peu de force réelle. Il y a une disproportion choquante entre notre force potentielle et notre force réelle. C’est cette disproportion qui aujourd’hui fournit à la construction européenne sa rationalité et, aux yeux de beaucoup, sa nécessité. L’argument, fort plausible en lui-même, se heurte cependant à quelques décennies d’expérience : la construction européenne, en dépit de ses progrès, de ses « acquis », a produit fort peu de force européenne ainsi que tous le déplorent.
Il est juste de signaler la force potentielle de l’ensemble européen, mais il est prudent de constater sa faiblesse réelle.
On dit volontiers : cette faiblesse précisément justifie que l’on redouble d’efforts en direction d’une diplomatie, d’une armée européenne, etc. Cet appel cependant est constamment renouvelé avec la même absence de résultats. On se trouve ici devant un dilemme pratique bien connu : quand nous n’obtenons pas les résultats souhaités, ce peut être parce que nous n’avons pas fait assez d’efforts, il faut donc les redoubler, ce peut être aussi parce que la démarche est erronée, il faut en changer. Disons qu’au début de l’entreprise, la première réponse est raisonnable, mais au bout de plusieurs décennies d’efforts, la seconde hypothèse s’impose. Disons-le donc : l’Europe telle qu’elle se construit ne produit pas, loin s’en faut, la quantité de force dont elle a besoin. L’expérience est faite, tenons-en compte.
Cela ne veut pas dire qu’un retour aux nations produirait la force que nous visons. Nous ne sommes pas dans les conditions du XVIIIe ou du XIXe siècle, quand les nations étaient guerrières, expansives, impériales. La faiblesse qui affecte l’ensemble européen est le fait de l’Union européenne comme des nations qui la composent. Il est vrai que l’Union ne produit pas de force ; il est vrai aussi que les nations sont faibles. De même qu’aux XVIIIe et XIXe siècles l’Europe et ses nations constituantes furent entraînées dans un mouvement d’expansion, de production de puissance dont la colonisation fut l’expression ultime, de même aujourd’hui elles sont engagées dans un mouvement de rétraction et d’évidement dont la décolonisation n’a été que le premier stade. De même qu’aux XVIIIe et XIXe siècles, elles imposèrent leur domination au reste du monde ou peu s’en faut, aujourd’hui elles s’évertuent à laisser place en elles au monde tout entier auquel elles veulent s’ouvrir sans réserve. Après tout, presque tous les pays du monde sont d’anciennes colonies ou protectorats européens…
On ne saurait poser la question européenne sans considérer sérieusement ces grands faits. Or, nous raisonnons à peu près ainsi : il y a eu la colonisation dont nous avons honte ; il y eut ensuite, heureusement, la décolonisation qui pour ainsi dire a ramené nos nations à leurs frontières naturelles. Ainsi revenus au point de départ, nous pouvons recommencer à zéro et construire maintenant un empire qui soit le contraire d’un empire colonial – l’empire bienveillant dont nous parlions tout à l’heure. Ce que nous négligeons, c’est que, alors que nous construisons ce nouvel empire, la décolonisation continue, le mouvement de rétraction et d’évidement continue : nous nous efforçons d’ôter de la substance européenne tous les constituants qui contribuèrent à notre force, afin de faire place à tout ce qui peut nous venir d’ailleurs, à tout ce que nous avons ou aurions pu coloniser jadis ou naguère – hommes ou choses. Ainsi, tandis que nous nous proposons sincèrement de produire de la force par et pour l’Europe, nous continuons notre retraite, nous frappons d’interdit les associations, dispositions, principes – moraux, religieux, d’éducation, etc. – qui furent agissants quand l’Europe et ses nations déployaient leur force. Nos nations « révisent » leur histoire, recon-
sidèrent les grandes actions qui avaient exprimé leur force, « reconnaissent leurs crimes ». Elles mettent leur fierté dans la sévérité avec laquelle elles se jugent. En même temps que nous étendons le territoire et les ambitions européennes, nous nous vidons de notre être propre, de l’être européen.
Nous avons encore une certaine volonté de puissance, mais plus guère de désir d’existence.
On peut se demander si au fond du désir européen, il n’y a pas un désir de disparaître, disparaître pour devenir meilleurs…
C’est ce nœud moral ou spirituel qui nous paralyse, qui paralyse chaque nation ainsi que l’ensemble européen.
RPP – Pour autant, on pourrait comprendre cette retenue de la puissance européenne, ce travail réflexif qui conduit à vouloir un empire non conquérant, même s’il ne renonce pas à se poser comme un modèle aux yeux du monde, comme une forme de conquête sur soi, un raffinement en somme de l’existence politique ? N’est-ce pas ce que l’on veut dire le plus souvent quand on parle de l’Europe des valeurs ou des valeurs démocratiques européennes ?
Pierre Manent – J’ai déjà dit pourquoi le projet de constituer un « empire bienveillant », s’il est compréhensible psychologiquement, n’est pas politiquement sérieux. L’adjectif interdit le substantif ! Au fond, nous voudrions rembobiner notre histoire pour redevenir innocents. L’homme européen, qui a largement fait l’histoire des derniers siècles, s’en excuse désormais, il se retire de l’histoire, il fait place, il n’ose plus respirer… Ayant sans cesse sous les yeux ses crimes passés, son programme est de préserver son innocence. Comment un individu ainsi disposé voudrait-il sérieusement ce qu’il prétend souhaiter, acquérir de la puissance politique ? Qui tient absolument à éviter les risques de l’action ne peut avoir de bien grandes ambitions.
Regardons un peu les choses. L’Europe se laisse bousculer, en vérité humilier, par son grand allié et protecteur qui ne fait même pas semblant de nous prendre en considération. Les Européens ont exprimé avec abandon leur mépris pour le président Trump, mais lorsque ce dernier décide de se retirer d’un accord très péniblement négocié auquel les Européens sont partie, celui sur le nucléaire iranien, il n’a pas fallu plus de 24 heures pour que les grandes entreprises européennes se retirent d’Iran, sans même attendre que les instances européennes ou les gouvernements nationaux fassent connaître leurs intentions. Est-il possible d’être plus faible ?
Je ne prétends pas que la construction européenne n’a rien accompli. Elle a créé des liens entre les Européens, mais des liens qui restent pour l’essentiel en-deçà du politique. Elle nous lie sans nous réunir.
L’Europe peine à produire du « commun politique ».
Même le commun monétaire qu’elle a produit, et qui est, si l’on veut, sa plus grande réussite, n’a pas eu les effets d’une monnaie vraiment commune puisque la monnaie n’est pas ici l’instrument d’une communauté politique, c’est-à-dire d’une communauté intrinsèquement solidaire. En un sens, l’euro a aggravé les divisions à l’intérieur de l’Europe en renforçant les forts et affaiblissant les faibles, en consolidant un bloc créancier et un bloc débiteur, en consacrant l’hégémonie allemande. Quelle que soit la « quantité » économique et financière européenne, elle ne se traduira pas en force politique tant soit peu proportionnée puisqu’on n’a jamais voulu « fonder » politiquement l’Europe. Je ne prétends pas que cela eût été possible à tel ou tel moment que l’on a laissé passer, je ne sais pas, je dis seulement que ce qui n’est pas ne sera pas…
RPP – Ce questionnement sur la forme politique de l’Europe renvoie à la place de l’Union européenne dans le développement du libéralisme. Pourrait-on voir dans l’Europe un aboutissement du libéralisme ?
Pierre Manent – Le libéralisme n’est plus guère reconnaissable aujourd’hui. Il se confond pour nous avec la « gouvernance des règles ». Règles économiques, avec la concurrence libre et non faussée. Règles inséparablement juridiques et morales, avec la primauté et de plus en plus l’exclusivité des droits individuels. Il se confond avec une dépolitisation de plus en plus complète de la société : si nous avons de bonnes règles, et si nous savons les faire respecter, nous n’aurons plus besoin de délibération et donc de décision politique. Tel est l’horizon des « politiques » nationales et plus encore de la « politique » européenne, même si, nous venons d’en parler, nous sommes aussi à la recherche d’une « Europe-puissance » qui ne saurait résulter des règles les mieux faites. Or, tel qu’il a donné sa couleur et sa spécificité à la vie de l’Europe moderne, le libéralisme fut avant tout une démarche politique, le perfectionnement décisif qui a rendu possible, opérationnel, le gouvernement de soi des peuples européens. Le libéralisme, c’est la dernière phase de la construction du gouvernement de soi des peuples européens qui constatent que les pays adoptant les institutions et les mœurs libérales se gouvernent mieux que les autres. Le libéralisme et le gouvernement représentatif s’entre-appartiennent. Or aujourd’hui, alors que les ressorts du gouvernement représentatif sont atteints, il est clair que nous sortons de la matrice libérale en même temps que nous sortons de la perspective politique sur la vie collective. Par exemple, lorsque des ONG en appellent à la justice et au droit contre l’État, elles font comme si l’État – légitime – n’était pas précisément celui qui permet l’institution du droit et l’application des décisions de justice, elles font comme si le droit était immédiatement donné, qu’il n’avait pas besoin d’être institué, comme si la justice n’était pas une partie de l’institution politique, mais un pouvoir à la main de qui l’invoque avec conviction.
Au fond nous sommes entrés dans une ère d’anarchie au sens propre du terme.
On postule que l’ordre social se produit lui-même selon une logique qui n’a pas besoin du commandement politique. Les gouvernements ne donnent plus forme à la vie commune, ils sont chargés d’administrer des règles, des règles qui en principe doivent valoir pour tous les êtres humains puisqu’elles découlent des droits de l’homme. Au lieu de traduire prudemment et intelligemment les besoins et les vœux des gouvernés, les gouvernants se donnent pour tâche de faire valoir des règles qui valent pour l’homme en général, et d’éduquer leurs peuples à ces règles. Nous sortons donc du gouvernement représentatif. Le gouvernement représentatif était chargé de donner forme raisonnable et opérationnelle à la voix de la majorité, au risque d’opprimer les minorités : le danger était la « tyrannie de la majorité » contre laquelle il fallait prendre des précautions libérales. Aujourd’hui que le gouvernement se donne pour mission d’apprendre à la majorité à respecter les droits des minorités, de toutes les minorités, y compris de celles qui sont infinitésimales, y compris de celles qui sont imperceptibles, y compris de la minorité constituée par le choix imprévisible et impénétrable d’un individu particulier, il est amené à dénigrer et même réprimer les besoins, sentiments et aspirations de la majorité. L’Europe est prise au piège de cette inversion des polarités.
RPP – Peut-on considérer alors que ce qu’on nomme le « populisme » est une réaction de la majorité, ou plutôt de ceux qui ne sont pas traités comme une minorité à défendre et à respecter, mais qui sont considérés d’office comme partie prenante d’un groupe privilégié, d’un groupe dominant et sur-représenté et qui, de ce fait, n’auraient plus de légitimité à exprimer des revendications ou des demandes politiques ?
Pierre Manent – Oui, le « populisme » est une réaction ou une protestation de la majorité, absolue ou relative, qui se sent lésée par la prise en compte systématique des demandes des minorités, y compris de leurs demandes les plus difficiles à justifier en raison. Ce peuple majoritaire se sent condamné d’avance dans un dispositif où il sait que la demande la plus aberrante aura toujours l’avantage contre les besoins les mieux avérés du collectif dès lors qu’elle se présentera sous l’étendard de « c’est mon droit ». En ce sens le populisme, c’est la majorité, absolue ou relative, qui revendique sur le mode des minorités, en déclarant elle aussi, le plus bruyamment possible, son droit à elle : « on est chez nous ! »
C’est pourquoi le populisme est si différent du fascisme, et le rapprochement avec les années 20-30 est sot et injuste. Le fascisme, et en général l’autoritarisme de l’époque, surgit avec un projet politique agressif de refonte complète de la vie collective sur la base d’un principe d’unité et d’homogénéité. Il assoit son pouvoir dans les esprits, dans les universités, dans les organisations de jeunesse, il exerce force et violence dans la rue, avant de faire reconnaître sa victoire dans des votes commandés. Quel rapport avec ce qui se passe aujourd’hui parmi nous ? Les partis populistes n’apportent avec eux aucun « nouveau régime », ils s’inscrivent d’autant plus dans le cadre du régime démocratique qu’ils sont les plus dépendants du vote des électeurs. Leur seule force réside dans le vote, ils sont sans influence ni relais significatifs dans les médias, les universités, les syndicats, où ils sont au contraire systématiquement réprouvés et même réprimés, ils n’exercent pas de violence dans la rue. D’une certaine manière, comme on le voit en Europe et aux États-Unis, les populistes ont tout le monde contre eux, y compris toutes les institutions de la société et de l’État, ils n’ont pour eux que les votes des électeurs… quand ils les ont. Qu’est-ce que le Rassemblement national dans la vie de la société française en dehors du nombre de voix qu’il obtient aux élections ?
Mais, direz-vous, quand le populisme parvient au pouvoir, n’adopte-t-il pas des mesures antidémocratiques, ne s’attaque-t-il pas à l’État de droit ? Cela est évidemment possible, et dire que le populisme n’a pour ainsi dire rien à voir avec le fascisme, ce n’est pas dire qu’il n’y a rien à lui reprocher. Il faudrait à chaque fois regarder de près les spécificités du cas. Le cas de la Pologne et celui de la Hongrie par exemple sont très différents. Mais l’analyse précédente suffit à rendre compte d’une tendance générale de ces régimes : oui, ces régimes veulent contrôler de près les institutions de l’État de droit, la justice en particulier, puisqu’à leurs yeux, et aux yeux de ceux qui les soutiennent, c’est par le biais de ces institutions que les revendications des minorités s’imposent au détriment des besoins et souhaits de la majorité. N’oubliez pas aussi que l’histoire de ces pays leur a inspiré une grande méfiance à l’endroit des donneurs de leçons de l’ouest même si Hongrois ou Polonais restent très majoritairement désireux d’appartenir à l’Europe et « se sentent européens ». La « démocratie illibérale » ne définit certainement pas un régime désirable pour lui-même. Ce serait rendre un mauvais service à ces pays que d’être exagérément « compréhensif » à leur égard. En même temps, manquer entièrement de « compréhension », c’est risquer de ne rien comprendre à la situation de nos démocraties.
À la différence du fascisme ou du communisme, le populisme ne traduit pas un désir ou une volonté de substituer à la démocratie un autre régime. Il est vrai que se multiplient parmi nous les signes d’une grande « fatigue démocratique ». Nous ne voulons plus faire l’effort du gouvernement représentatif. La classe dirigeante ne souhaite plus s’encombrer de ce peuple aux idées confuses et aux passions tristes.
Le principe de l’élection au suffrage universel perd progressivement à ses yeux la légitimité incontestable qu’il avait lentement acquise au XIXe siècle.
Elle envisage avec faveur une vie collective administrée par des règles à la main des compétents. Le peuple de son côté, ou le plus grand nombre, reconnaît de moins en moins la légitimité de ceux qu’il continue de choisir et d’élire : vous êtes élus dans les règles mais votre politique ne nous convient pas, quel que soit le parti vainqueur elle néglige nos besoins les plus criants et nos demandes les plus raisonnables, alors, puisque vous refusez de nous représenter, nous nous dispenserons de vous obéir, et, s’il le faut, nous vous désobéirons. Tel est l’engrenage du dérèglement démocratique.
Le gouvernement représentatif requiert une opération délicate. Nous le croyions acquis, nous mesurons aujourd’hui sa fragilité. Dans l’ordre politique, il s’agit toujours, comme le dit Pascal, de réunir la force et la justice. Aujourd’hui chacun reproche à l’autre d’exercer une force sans justice. Ainsi, en France, les « gilets jaunes » et ceux qui les défendent tendent à réduire le gouvernement à l’usage de la force policière, à la « répression » ; de l’autre, le gouvernement et ceux qui le soutiennent voient dans les protestataires une force démanchée qui bafoue la loi et le gouvernement légitime. Nous ne sommes pas menacés par le fascisme mais par une paralysie progressive, qui s’accompagne de plus en plus d’une remise en cause éruptive des formes et des civilités de notre régime.
RPP – Pour en revenir à la situation de l’Europe, faut-il voir toujours situer le fondement de la crise dans l’articulation entre les nations et l’UE ? L’énergie de l’Europe vient-elle de la pluralité de ses composantes nationales ou d’une idée partagée du progrès ?
Pierre Manent – Les Européens, c’est un fait qu’il serait judicieux de reconnaître, continuent de vivre principalement dans leurs nations respectives, quelle que soit l’ouverture de ces nations aux échanges de biens et à la mobilité des personnes. Mais ce sont des nations qui ont perdu, avec leur confiance en elles, une part essentielle de leur légitimité, laquelle a basculé vers l’Europe. Des nations qui veulent « construire l’Europe » accordent nécessairement à celle-ci une légitimité supérieure, celle du point d’arrivée par rapport au point de départ.
Notre être collectif se partage nécessairement entre la perspective européenne et la perspective nationale.
Les nations ont plus de réalité mais moins de légitimité, l’Europe a moins de réalité mais davantage de légitimité.
Pour retrouver un peu de cette énergie qui nous manque si cruellement, sans doute convient-il de restituer un peu de légitimité aux nations pour donner plus de réalité à l’Union européenne.
RPP – Dans le concert des nations qui composent et font l’Europe, la relation entre la France et l’Allemagne est, au moins vue de Paris, considérée comme le pivot : la France pense l’Europe au travers de son rapport avec l’Allemagne. Comment voyez-vous cette question franco-allemande ? Dans cette perspective, vous me permettez de vous indiquer le point de vue d’un philosophe allemand, qui se montre très attentif au point de vue français, et critique de l’attitude allemande dans la gestion de la crise des dettes souveraines : Jürgen Habermas. Dans un article paru dans Social Europe, et repris sur le site de la revue Esprit, Habermas regrette le rejet par Berlin des propositions d’Emmanuel Macron et en appelle à la mise en œuvre d’une véritable solidarité européenne qui réduise les inégalités par-delà un simple marché adossé à une monnaie. Qu’en pensez-vous ?
Pierre Manent – Dans le fil de l’histoire de la construction européenne, tout commence et presque tout continue par l’action des nations. À l’issue de la guerre, il s’agit de deux nations vaincues, la France défaite par l’Allemagne en 1940, l’Allemagne écrasée par une alliance dont, malgré sa défaite, la France fait partie. Ces deux nations ennemies et vaincues ont un intérêt commun pour ainsi dire évident. La mise en commun de certaines ressources stratégiques – le charbon et l’acier – mettra la France à l’abri d’une revanche allemande tandis que l’association européenne sera ce multiplicateur de force qui donnera enfin à notre pays ce « supplément » qui lui a toujours manqué. Quant à l’Allemagne, elle voit dans l’association le moyen de retrouver la confiance des autres pays européens et l’estime de soi.
Aujourd’hui, pour le dire un peu abruptement, après tant d’efforts pour arrimer l’Allemagne à l’Europe, on voit plutôt l’Europe arrimée à l’Allemagne. Voyez l’histoire de la monnaie commune. Celle-ci résulte d’un projet français, projet politique bien sûr, mais aussi économique et financier : à partir de la réunion de La Haye initiée par Pompidou en 1969, une monnaie commune sera l’objectif permanent de la diplomatie française afin donc d’arrimer l’Allemagne à l’Europe mais aussi de corriger les mauvaises habitudes françaises (spécialement les dévaluations…) grâce aux règles et à la solidité allemandes. Au bout du compte, s’il a peut-être « discipliné » les Français, l’euro a plus encore institutionnalisé la supériorité structurelle de l’Allemagne. Construire l’Europe autour d’une monnaie commune, c’était nécessairement la construire autour du pays économiquement le plus fort.
Pour en venir à l’analyse de Jürgen Habermas, je crois que la notion de solidarité européenne est une notion confuse. Dans l’ordre politique, il n’y a de solidarité au sens plein du terme qu’à l’intérieur d’un corps politique constitué, comme le sont les États-Unis, où il y a en effet une solidarité entre la Californie et la Louisiane par la médiation du gouvernement fédéral. Il ne pourrait y avoir de solidarité européenne véritable que dans un État fédéral européen. Bien entendu, dans l’Union telle qu’elle est, les délibérations et décisions du Conseil européen, et en général des institutions européennes, y compris bien sûr la BCE, peuvent prendre plus ou moins judicieusement en compte les intérêts des uns et des autres, et on peut appeler cela « solidarité européenne », à condition de mesurer les limites de cette solidarité. C’est l’union politique qui crée la solidarité ; penser que le désir de solidarité pourrait créer l’union politique, c’est de la pensée magique.
Quant au couple franco-allemand, il est aujourd’hui une fiction que la vanité française s’efforce très déraisonnablement de préserver.
Nos gouvernements détourneront d’autant moins les Allemands de leur doctrine économique et monétaire que depuis trente ans ces mêmes gouvernements ont pris cette doctrine pour guide, officiel sinon réel, de leurs propres actions. Les demandes françaises devraient principalement porter non sur « la gouvernance de la zone euro » qui est cogérée par le gouvernement allemand et la BCE, mais sur la situation politique générale de l’Europe à propos de laquelle nous avons des arguments pertinents et urgents à faire valoir. Au lieu de rester prisonniers de la fiction d’une codirection franco-allemande, nous devrions nous essayer au rôle de médiateur entre les différentes tendances et opinions de l’Union. La France a une vertu et un atout : l’ambition et la capacité d’avoir une vision politique globale. C’est son devoir que de mettre sous les yeux et le nez des Européens la gravité de la situation politique et militaire de l’Europe.
RPP – Emmanuel Macron reste très attaché à la relation franco-allemande, et cependant les tensions s’accentuent avec Berlin. Mais depuis quelques mois, le chef de l’État français propose une grille d’analyse de la politique européenne opposant progressistes et nationalistes ou populistes. Cette vision est-elle sinon juste, du moins opérante ?
Pierre Manent – Nous nous sommes installés dans des représentations idéologiques qui nous aveuglent. L’opposition entre « européistes » et « nationalistes », bâtisseurs et démolisseurs, est artificielle. La situation montre plutôt un lent glissement des extrêmes vers le centre. On n’accorde pas assez d’importance au fait que les populistes aspirent de plus en plus non pas à détruire l’Europe, mais à « compter » en Europe et à orienter la politique européenne. De l’autre côté, les partisans de l’Union sont de plus en plus conscients de ses limites et faiblesses.
RPP – Est-ce que selon vous les élections européennes qui viennent d’avoir lieu changent la donne ?
Pierre Manent – Au risque de vous surprendre, je dirai que ces élections sont ce qui est arrivé de meilleur à l’Europe depuis longtemps. Précisément à cause des succès des populistes, mais aussi des écologistes, la vie politique européenne commence à ressembler à la « vraie vie », elle commence à être vraiment représentative. Il était temps !
Pierre Manent
Philosophe
Propos recueillis par Frédéric Lazorthes