Le 23 novembre 1976 André Malraux nous quittait et le 23 novembre 1996 ses cendres étaient transférées au Panthéon. A l’occasion de ce double anniversaire, Charles-Louis Foulon revient sur le voyage avorté de l’écrivain-ministre sur la terre d’Israël.
Le 29 avril 1966, Le Figaro titrait : « ISRAËL AN 18 : État neuf, antique nation ». Ayant regardé la coupure de presse préparée par son cabinet, André Malraux écrivait sur une de ses notes roses de transmission : « Me donner l’ensemble du reportage quand je partirai pour Israël »[1]. Dans le dossier du futur voyage, figurait aussi un article relatant des déclarations d’Abba Eban, ministre israélien des Affaires étrangères. Devant ses parlementaires, il avait énoncé la fermeté du gouvernement formé en janvier : « Quiconque rêve d’anéantir Israël affrontera sa puissance défensive et sa volonté de survivre » ; il avait ajouté que la visite de Malraux était attendue « avec une vive impatience » et que lui serait réservé « le plus chaleureusement amical » des accueils[2]. Ce projet allait s’évanouir. Parce qu’il avait compris que, depuis la mort tragique de ses deux fils en mai 1961, chaque retour du mois fatal était celui des tentations suicidaires, son psychiatre, le Docteur Bertagna, décida de placer son plus illustre patient en isolement dans le pavillon de chasse de Marly. Le général de Gaulle avait donné son accord et son ami génial l’en avait remercié, le 2 mai, écrivant : « Mon Général. Je vous remercie d’avoir eu l’attention de me prêter Marly pour quelques semaines, Marly qui me permettra sans doute d’échapper à la clinique ». C’est sur son brouillon, griffonné à l’encre bleue, que le ministre avait ajouté son sans doute.
Protégé par des gardes républicains, servi durant la journée par un agent du Mobilier national, son confinement ne prit fin que le 7 juin rendant impossible la visite d’État de la fin mai que Le Monde avait annoncée dès le 9 avril. Tandis qu’à l’occasion du 47e anniversaire de la mort de l’écrivain-ministre et du 27e anniversaire de sa panthéonisation, un colloque international va évoquer, à Sciences-Po, André Malraux et la politique, personne ne saurait inventer les paroles que le ministre eut pu dire alors à Jérusalem. Dans le seul texte consacré au jeune État par l’écrivain, il avait écrit en 1955 : « Les Israéliens ne continuent pas les Israélites, ils les métamorphosent… L’État sioniste est né du courage ; sans lui (…) jamais le sionisme n’eût été arraché à l’utopie (…) Il n’y a pas d’Israël sans Bible, sans ce que devient la Bible dans une métamorphose qui engage jusqu’au divin ». On peut discerner dans ces mots la menace d’une gouvernance théocratique même si, dans son texte, Malraux évoquait une nation unissant « aux appels millénaires un rationalisme acharné » et un « peuple ravagé de Dieu (l’étant ) à peine moins de la justice ».
Alors que se poursuivent les affrontements entre Israël et le mouvement terroriste Hamas, nul ne sait ce que semblables circonstances auraient pu inspirer au ministre. Sans doute n’aurait-il pas tenu oralement des propos aussi surréalistes que ceux qu’il écrivit à Charles de Gaulle, le 7 juin 1966 : « Au moment de quitter Marly, permettez-moi de vous remercier d’avoir eu l’attention de m’y abriter. Il y a dans le jardin un lapin de garenne apprivoisé. Je lui ai conseillé de rester là pour le cas où vous reviendriez. Je vous prie d’agréer, mon Général, les assurances de mon dévouement affectueusement reconnaissant ». Après qu’à l’automne 1967, son président tant aimé eut évoqué les risques potentiels des suites de la guerre des six jours gagnée par le peuple sûr de lui et dominateur, la suite de ce voyage avorté fut classique : la mise en œuvre d’une exposition organisée à Paris de mai à septembre 1968, au Petit Palais, sous le titre Israël à travers les âges. Si Malraux en présida le comité d’honneur, les événements de mai et juin 68 ont empêché que cette manifestation culturelle rivalise avec l’extraordinaire succès de l’exposition des trésors de Toutankhamon qui, entre février et septembre 1967, avait attiré dans le même lieu plus d’un million de visiteurs, record longtemps inégalé. En 1970, l’ancien ministre confia au journaliste Pierre Galante qu’à ses yeux, le conflit israélo-arabe était provisoirement presque insoluble. Ses propos sur l’installation du foyer national juif en Palestine, tenus sur RTL le 9 mars 1974, eurent de quoi enchanter les sionistes : « pour des raisons qu’on ne peut absolument que saluer (…) quand on a été le peuple de la Bible, on a plus envie de revenir à Jérusalem que d’aller dans l’Ouganda ». Toutefois, évoquant les sabres brandis dans le Golan, il parlait d’un spectacle de marionnettes tragiques et du problème du Moyen-Orient, appelé à durer. Cette prophétie continue de se vérifier. L’actuelle tragédie nous renvoie tristement à d’autres mots d’André Malraux : ce n’est pas le bruit qui fait la guerre, c’est la mort…
Charles-Louis Foulon
Auteur de André Malraux, ministre de l’Irrationnel, Gallimard, 2010
Co-directeur avec J. Mossuz et M. de Saint-Chéron du Dictionnaire Malraux, CNRS éditions, 2011
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[1] Destinée à Brandin, son camarade de collège. Les notes vertes étaient pour le directeur de cabinet, les blanches pour le chef de cabinet et sa secrétaire Madeleine Caglione redistribuait les dossiers.
[2] Dépêche AFP du 24 mars 1966.