Créée en 2005 et placée sous la tutelle du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, l’Agence nationale de la recherche (ANR) met en œuvre le financement de la recherche sur projets, pour les opérateurs publics en coopération entre eux ou avec des entreprises. Rencontre avec son président.
Revue Politique et Parlementaire – Vous êtes depuis près de deux ans Président de l’ANR, quelle stratégie suit l’ANR pour répondre aux besoins de la communauté scientifique ?
Thierry Damerval – L’ANR est l’agence française du financement de la recherche sur projets. Elle s’est imposée, depuis sa création en 2005, comme un élément essentiel de notre système de recherche et d’innovation. Elle suscite de nombreuses attentes, et parfois des critiques, de la part de chercheurs et acteurs de l’innovation. Pour les prendre en compte et y répondre, notre stratégie s’articule autour des axes suivants : laisser une grande liberté aux chercheurs ; favoriser les liens entre recherche et innovation, et plus largement science et société ; être en capacité de mobiliser rapidement face à des besoins spécifiques ; prendre pleinement en considération la dimension européenne.
Nous nous sommes efforcés de rendre notre plan d’action plus simple et plus lisible : plus de 70 % de nos moyens sont consacrés à l’appel à projets générique, environ 7 000 propositions de projets de recherche sont examinées chaque année et nous en finançons près d’un millier, dont 300 sont des projets réalisés par des jeunes chercheurs et chercheuses. La description des objectifs scientifiques de cet appel à projets générique faisait l’objet d’un document de 180 pages, aujourd’hui il en fait 30. Il doit permettre au chercheur d’identifier l’axe scientifique au sein duquel son projet s’inscrit et par conséquent le comité qui l’évaluera. Pour le reste, une grande liberté est laissée aux laboratoires. Il s’agit pour nous de soutenir le plus possible la créativité scientifique. Le taux de sélection de cet appel à projets générique est un enjeu clair. Il y a quatre ans, il était tombé en dessous de 10 %, ce qui était devenu critique (moins d’un projet sur dix pouvait être financé). Le soutien budgétaire accordé par le gouvernement nous permet d’être aujourd’hui entre 15 et 16 % et l’objectif clairement énoncé par la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation est d’atteindre un taux de sélection supérieur à 20 %.
À côté de cet appel à projets générique, nous soutenons des dispositifs visant spécifiquement à renforcer les liens entre recherche et innovation. Le soutien à la recherche partenariale publique/privée est en effet un volet important de l’agence. Il y a aujourd’hui le programme Carnot, les chaires industrielles avec les grands groupes, les labcoms, laboratoires commun recherche publique et PME, TPE et ETI. Ce programme fonctionne bien avec 150 labcoms créés. Enfin, nous soutenons des dispositifs de maturation calqués sur ce que nous faisons depuis plusieurs années avec la DGA (direction générale de l’armement), et aujourd’hui l’Agence d’innovation de défense, qui finance deux niveaux de programmes : Astrid, un accompagnement spécifique des travaux de recherche et d’innovation pour la défense qui correspond à de la recherche amont et Astrid Maturation, le deuxième niveau, qui soutient les projets de développement technologique associant obligatoirement un industriel. C’est ce modèle que nous avons transposé dans le cadre du plan Ecophyto de réduction des pesticides avec un appel « Ecophyto maturation ». Nous aurons également, dans le cadre du plan intelligence artificielle, un IA maturation. La logique est de laisser une liberté aux laboratoires tout en offrant un accompagnement pour permettre d’aller vers des valorisations économiques, sociétales, cliniques ou autres, avec ce dispositif de maturation. C’est également le sens de notre partenariat avec BPI France afin d’identifier les projets susceptibles de passer à une phase de développement associant une entreprise.
Le troisième axe stratégique est la capacité de l’ANR à mobiliser rapidement les meilleures équipes de recherche quelle que soit leur origine d’appartenance institutionnelle, publique ou privée, pour répondre à des urgences ou des enjeux de société. Pour vous donner un exemple concret, nous avons lancé un appel à projet sur la problématique des sargasses aux Antilles, en associant l’Ademe, la région Guadeloupe, la région Martinique, la Guyane et en partenariat avec le Brésil. L’appel à projet porte à la fois sur des problématiques amont de compréhension de l’origine de cette accumulation de sargasses, il y a des hypothèses liées à l’Amazonie cependant cela reste à valider, mais aussi de modélisation, de prédiction des échouages et des problématiques très concrètes de nettoyage, de valorisation de la biomasse, d’où l’implication de l’Ademe.
Le quatrième axe stratégique est l’Europe. Notre objectif est d’une part d’accompagner les équipes françaises vers le montage de projets européens. Nous avons deux dispositifs : le premier pour apporter une aide qui facilite l’accès aux financements européens (montage, réseaux) ; le second, intitulé tremplin ERC, offre une deuxième chance de succès à des chercheurs qui ont été bien classés à l’European Research council. Et d’autre part, il y a tout ce qui concerne la participation aux opérations européennes ou internationales de programmations conjointes. Nous sommes associés aux dix JPI existants et aux Era-nets, permettant aux équipes françaises de mener des recherches à l’échelle européenne ou internationale.
Enfin, nous assurons depuis 2010 une mission spécifique en tant qu’opérateur des investissements d’avenir pour l’enseignement supérieur et la recherche. Les PIA sont un dispositif que beaucoup de partenaires étrangers nous envient, avec la possibilité de financer des projets importants sur une durée de dix ans. Un élément clé dans l’évolution actuelle est la mise en place des programmes prioritaires de recherche dont un organisme de recherche est le pilote scientifique comme Inria pour l’intelligence artificielle ou l’Inra pour « cultiver et protéger autrement ». Cela permet d’avoir une complémentarité des instruments entre ce que nous faisons dans le cadre de la programmation de l’agence et les investissements d’avenir.
Par exemple sur l’intelligence artificielle, nous avons plusieurs instruments permettant des projets collaboratifs, c’est la partie amont mais nous agissons aussi sur une partie « maturation », tels que le dispositif des challenges qui permet de cibler un axe de recherche comme sur des outils technologiques, ou la création de laboratoires communs publics-privés.
RPP – Quand vous décidez de vous lancer sur un sujet d’actualité ou de société, comment procédez-vous ? Comment concrètement prenez-vous cette décision ?
Thierry Damerval – Nos textes statutaires sont très clairs : nous mettons en œuvre la programmation arrêtée par le ministère chargé de la Recherche et les priorités gouvernementales, comme l’intelligence artificielle, les technologies quantiques ou l’antibiorésistance, s’expriment au travers de nos appels à projets. Mais nous répondons également à des partenaires publics ou privés pour des besoins de recherche spécifiques à fort enjeu pour la société. Nous travaillons par exemple avec le SGDSN (Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale). C’est dans ce cadre qu’un programme de recherche visant la neutralisation des drones a été soutenu il y a quelques années, aboutissant à un dispositif aujourd’hui opérationnel. Récemment, nous avons lancé un appel à projets sur les problématiques de sécurité en vue des Jeux olympiques 2024, portant sur les questions de remontée d’alertes, d’information des populations, de sécurisation des mouvements de foule, etc. Typiquement, ici, on met en œuvre un dispositif d’appel à projets pour répondre à des problématiques spécifiques à fort enjeu pour la société.
RPP – Ces projets peuvent-ils être impulsés par des collectivités locales par exemple ?
Thierry Damerval – J’ai évoqué le partenariat avec les collectivités territoriales d’outre-mer sur la problématique des sargasses. La région Guadeloupe est d’ailleurs partenaire de l’ANR depuis plusieurs années, en nous confiant l’organisation d’appels à projets qu’elle promeut et finance.
Récemment, nous avons signé un partenariat avec la région Normandie qui comporte plusieurs volets. Le premier consiste à fournir à la Région et aux partenaires locaux nos données dans le cadre de la préparation du schéma régional de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. La Région nous confie par ailleurs l’évaluation et la sélection des projets de recherche qu’elle soutient. Nous avons l’intention de travailler ensemble sur les cartographies et des études d’impact des projets financés sur le territoire, et d’identifier, parmi les projets soutenus, des ruptures technologiques potentielles pour favoriser le passage de la recherche à l’innovation et le transfert de technologie.
Cette collaboration favorise la cohérence entre programmation régionale et programmation nationale et doit simplifier la visibilité de nos actions respectives vis-à-vis des laboratoires.
Il s’agit de mieux articuler les différents outils de financement et de faciliter ainsi l’offre auprès des communautés scientifiques et acteurs de la recherche et de l’innovation sur le territoire.
La région Normandie est notre premier partenariat, mais nous sommes aujourd’hui en discussion avec d’autres régions. C’est une orientation assez stratégique qui permet d’avoir une complémentarité d’actions entre le financement régional, national et également l’échelon européen. On veille à assurer une cohérence, une continuité.
RPP – Vous répondez à la demande de simplification des chercheurs ?
Thierry Damerval – Nous nous y efforçons. Il y a trois ans, la présentation du volet scientifique de l’appel à projets générique était sur 180 pages, aujourd’hui elle se résume sur 30 pages ; l’appel est désormais structuré autour d’une présentation simple des différents axes qui couvrent un champ disciplinaire, tels que l’intelligence artificielle, la culture, la création et le patrimoine, ou les neurosciences, pour ne citer que quelques exemples. Il est important que chaque laboratoire sache quels sont les domaines disciplinaires couverts par ces axes scientifiques et par conséquent quel comité d’évaluation scientifique évaluera le projet. Nous avons également beaucoup travaillé avec les équipes administratives des organismes et des universités pour simplifier le conventionnement des projets, leur suivi administratif, l’attribution des financements.
RPP – La critique faite à l’ANR lors de sa création était de dire que la recherche ne se pilotait pas et que nous verrions le crédit des laboratoires diminuer et transféré vers l’ANR. Tenez-vous compte d’une certaine manière de cette sensibilité aujourd’hui dans votre structuration ?
Thierry Damerval – Plus qu’une sensibilité, c’est une nécessité de laisser le plus d’espace possible de créativité aux chercheurs, favoriser la production de connaissances nouvelles tout en organisant les choses le mieux possible pour permettre à cette créativité, à ces connaissances nouvelles d’aller vers une valorisation économique, sociétale, médicale lorsque cela est possible.
Il y a une demande de renforcement des moyens dits récurrents des laboratoires, mais il y a aussi très clairement une demande de renforcement du financement sur projet et en particulier d’augmentation des taux de succès aux appels à projets.
RPP – Comment s’articulent aujourd’hui les relations avec les différents organismes au regard de l’histoire de l’ANR ?
Thierry Damerval – Un des éléments importants a été d’opérer une séparation assez stricte entre la programmation et les fonctions de lancement d’appels à projets, de sélection et d’évaluation. La programmation s’élabore en coopération avec les membres des alliances de recherche et des représentants de la recherche privée, organisés sur la base de sept comités de pilotage de la programmation. Cinq qui correspondent aux domaines de recherche des alliances : sciences de la vie, sciences de l’environnement, sciences de l’énergie et des matériaux, sciences humaines et sociales et sciences du numérique. Et deux spécifiques qui ne sont pas couverts par les alliances : la physique et les mathématiques. Dans ce cadre-là, l’ANR apporte un retour d’expérience sur les bilans et les appels à projets pour élaborer cette programmation avec les alliances de recherche qui portent l’expression des établissements et des communautés scientifiques et le ministère qui est l’expression d’une politique publique et arrête in fine les priorités. En revanche, la sélection relève complètement de notre responsabilité et il n’y a pas d’interaction avec les établissements.
RPP – Ce que je comprends c’est que dans le cadre de la programmation, vous travaillez avec des gens de différents organismes ?
Thierry Damerval – Oui, exactement. Avec ce dispositif des comités de pilotage de la programmation, nous interagissons avec le ministère, les alliances, le CNRS, la CPU, les représentants de la recherche privée, des pôles de compétitivité et autres acteurs de l’innovation. Nous interagissons également pour l’animation des communautés scientifiques, l’organisation de colloques, les suivis de projets, les bilans de programmes. Mais pour les appels à projets, l’évaluation, la sélection, le conventionnement et le suivi ce sont des phases qui sont propres à l’ANR.
RPP – Le financement pour projet constitue une révolution dans la culture de la recherche en France depuis 2005/2006 et cette révolution est rentrée in fine dans les mœurs, à la fois des chercheurs et des institutions scientifiques. Peut-on considérer de ce point de vue que le bilan de l’ANR est d’avoir permis au système de la recherche française, tel qu’il s’est construit depuis 50 ans, de s’acculturer à cette idée ?
Thierry Damerval – Le financement sur projets existait déjà en France mais il n’y avait pas d’agence dédiée, à la différence de la quasi-totalité de nos partenaires étrangers : la DFG, en Allemagne, a été créée en 1920, la NSF aux États-Unis en 1950, le Fonds national suisse en 1952, etc. Toutes les agences dans le monde ont un point commun : la sélection des projets est basée sur l’évaluation par les pairs. Nous savons que c’est un exercice difficile, en particulier quand nous avons des taux de succès limités. Tous les projets qui nous sont soumis sont évalués par des scientifiques, chercheurs et chercheuses d’organismes, d’universités, de centres de recherche industrielle, etc. Les comités d’évaluation scientifique sont souverains. Nous avons pris et renforcé un certain nombre d’engagements essentiels. Sur l’évaluation premièrement, il y a la qualité des processus qui est indispensable. Nous avons ainsi obtenu, en 2018, la certification ISO9001 de l’ensemble des processus de sélection, d’évaluation, de conventionnement et de tous les processus supports de l’agence. Puis, il y a eu un certain nombre d’éléments mis en place qui ont permis de gagner en transparence : la transmission des expertises externes, un droit de réponse laissé au porteur de projet, les rapports de comités qui sont transmis, des procédures de recours possibles…
Comme beaucoup d’autres acteurs, nous avons signé, en septembre dernier, la déclaration de San Francisco sur l’évaluation de la recherche. L’esprit et le principe de cette déclaration sont de ne pas se contenter de métriques simples, comme le facteur d’impact (réputation des revues scientifiques dans lesquelles les chercheurs ont précédemment publié), mais d’examiner vraiment le fond des projets.
Nous avons également souhaité renforcer notre politique en matière d’intégrité scientifique en révisant notre propre charte et en signant la charte nationale de déontologie des métiers de la recherche. Nous avons nommé une référente déontologie/intégrité.
Par ailleurs, nous avons mis en place un plan d’action pour le genre afin de prendre en compte cette dimension dans le cadre des projets et de s’engager en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes de science. Ce n’est pas un critère de sélection, mais un indicateur auquel nous sommes très attentifs tant dans la composition des comités que dans la conduite des projets de recherche. Nous sommes impliqués dans plusieurs projets européens, GENDER-NET Plus avec le CNRS qui prend en compte la problématique de genre dans les projets de recherche et Gender-SMART avec le Cirad qui travaille notamment sur les biais éventuels liés au genre dans la sélection.
Et puis nous sommes aussi engagés dans le Plan national science ouverte, lancé par la ministre en juillet 2018, qui se traduit par l’obligation aujourd’hui pour les porteurs de projets financés par l’ANR lorsqu’ils publient de le faire en archives ouvertes. Nous jouons aussi un rôle de coordination important puisque nous faisons en sorte que les autres agences de financement mettent en place les mêmes dispositions. Nous travaillons également avec les établissements de recherche, en particulier le CNRS, afin d’avoir au niveau national un modèle de plan de gestion des données qui soit homogène. Cette question de science ouverte se déploie aussi au niveau international.
RPP – Comment prennent forme la diffusion et la sensibilisation à la culture scientifique au sein de l’ANR ?
Thierry Damerval – C’est quelque chose que nous avons fait récemment, nous incitons et sensibilisons tout porteur de projet, à chaque fois que c’est possible, à travailler sur la diffusion de la culture scientifique. Par la communication, nous travaillons à participer à cette diffusion de culture scientifique.
RPP – Les chercheurs ne considèrent-ils pas que c’est une surcharge dans leur activité ?
Thierry Damerval – Non, nous n’imposons rien, nous incitons et tentons de jouer un rôle de facilitateur. Ce n’est pas un critère, c’est une option.
RPP – Comment s’organise l’intégration éventuelle des entreprises dans vos processus et comment cette articulation est-elle perçue par la communauté des chercheurs et par le monde de la recherche publique ?
Thierry Damerval – Dans les comités de pilotage de la programmation nous avons les institutions de recherche publique, les représentants de notre ministère, mais aussi du ministère en charge de l’Industrie, et des représentants de la recherche privée ils sont donc impliqués dans les orientations du volet programmation. L’année dernière, nous avons organisé un colloque Labcom qui a réuni l’ensemble des parties prenantes, publiques et privées, et institutions de soutien à l’innovation (SATT, pôles de compétitivité, collectivités…). Les échanges ont d’ailleurs permis de faire évoluer le programme pour répondre aux demandes des partenaires. Dans la même logique, nous organisons en décembre prochain un colloque consacré à l’ensemble de nos dispositifs de soutien à la recherche partenariale et à l’innovation. Le soutien à la recherche partenariale (projets collaboratifs, laboratoires communs, programme Carnot) répond à une véritable demande des académiques et des industriels.
RPP – Cela s’inscrit-il depuis le début dans l’histoire de l’ANR ou est-ce quelque chose de nouveau ?
Thierry Damerval – Nous avons depuis le début dans nos missions de soutenir toutes les formes de recherche depuis la plus fondamentale jusqu’à l’innovation et la recherche partenariale. Mais une nouvelle impulsion a été donnée depuis quelques mois.
Il y a un an a été créé le Conseil de l’Innovation coprésidé par Frédérique Vidal et Bruno Lemaire. Cette instance a pour mission de superviser l’ensemble des politiques d’innovation et de soutenir de grands défis. C’est un fond de 10 milliards d’euros qui génère à peu près 250 millions d’euros par an. Ce conseil est composé des ministres concernés, de personnalités qualifiés, du Secrétaire général pour l’investissement, du directeur général de BPI France et du PDG de l’ANR. Nous sommes également présents dans plusieurs instances liées au Conseil national de l’industrie. Cela favorise le lien de la recherche et l’innovation et nous permet de déployer des instruments et des soutiens en cohérence avec les orientations stratégiques des filières.
RPP – La loi programmation va être au cœur de l’actualité, est-il trop tôt pour en parler ?
Thierry Damerval – Les rapports de travail ont été remis en septembre. Ce que je constate, au travers des différentes prises de position, c’est qu’il y a une demande de renforcer le soutien aux laboratoires et également le besoin de renforcer les taux de sélection du financement sur projet, avec pour l’ANR un rôle déterminant. Un schéma basé pour l’ANR d’une part sur une recherche très libre soutenant les meilleurs projets, et d’autre part sur une organisation qui permette à la fois de répondre à des besoins à laquelle la société doit répondre rapidement et d’assurer le meilleur transfert possible entre recherche et innovation, est un schéma qui me semble répondre aux objectifs de renforcement de notre capacité de recherche et d’innovation.
RPP – Selon vous quelles sont les nouveautés que l’on peut imaginer dans le cadre de cette loi ?
Thierry Damerval – C’est encore tôt pour le dire. Nous sommes, pour notre part, toujours prêts à améliorer les dispositifs pour mieux répondre aux besoins. Bien entendu, il y a toujours la possibilité de simplifier. Nous avons par exemple simplifié un certain nombre de dispositifs administratifs. Par exemple, le préciput1 basé initialement sur un relevé de dépenses, est désormais attribué de manière forfaitaire. Nous travaillons également avec un certain nombre d’établissements et d’universités sur une simplification du conventionnement. Les modifications relatives à un projet ne nécessitent plus de modifications lourdes des conventions et nous allons également simplifier les processus pour le démarrage des projets.
RPP – Un certain nombre de chercheurs craignaient que la création de l’ANR entraîne pour eux des démarches bureaucratiques supplémentaires. Ce que je comprends c’est que simplifier cette tâche administrative est un objectif essentiel pour vous.
Thierry Damerval – C’est bien ça. C’est bien le sens de nos travaux et nous souhaitons en effet continuer à alléger les démarches administratives.
RPP – Comment voyez-vous les relations entre l’ANR et le CNRS ?
Thierry Damerval – Il est essentiel que les relations ANR/CNRS soient bonnes. C’est primordial pour la communauté de recherche française. Nous interagissons beaucoup avec le CNRS sur plusieurs points, la programmation mais aussi sur des aspects très opérationnels : c’est le cas par exemple dans le cadre du plan « science ouverte » et notamment sur la mise en place des plans de gestion des données que les laboratoires devront produire afin que le dispositif soit harmonisé au niveau national mais aussi international.
Notre objectif commun est d’être au service des laboratoires.
RPP – L’articulation avec le CNRS se fait-elle de manière naturelle ?
Thierry Damerval – Oui, nous avons par exemple fait, à l’occasion du Grand débat national, quelque chose de très intéressant. Nous avons, avec le CNRS, sollicité les communautés scientifiques pour travailler, en tant qu’objet de recherche, sur les importantes quantités de données générées par ce débat. Nous avons reçu 52 propositions et nous les avons réunies pour partager ces propositions et permettre l’élaboration d’un appel à projets que nous lancerons à la rentrée et qui aura été conçu en fonction de l’expression des besoins des communautés scientifiques.
RPP – Quels sont justement leurs besoins ?
Thierry Damerval – Sur le thème du Grand débat et des données, il y a par exemple un besoin sur la structuration des données et de leur accès. Les nouveaux projets de recherche ouvrent des questions très diverses de techniques, de méthodologie d’exploitation des données. Elles font intervenir les sciences humaines et sociales sur le sens et les technologies de l’information sur l’utilisation d’un corpus de données de cette taille.
RPP – Une enquête récente du Cevipof montre qu’il y a un pourcentage équivalent entre ceux qui considèrent que les sciences apportent autant de points positifs que négatifs. Comment l’ANR se positionne-t-elle face à une montée du scepticisme, voire de la défiance vis-à-vis de la science ?
Thierry Damerval – En tant qu’agence de financement nous pouvons soutenir des projets de recherche qui s’intéressent à ces problématiques et faire avancer la connaissance en la matière. C’est le premier niveau d’action.
Le deuxième niveau d’action, c’est de s’assurer que la science s’ouvre le plus possible. Prenons l’exemple des perturbateurs endocriniens qui représentent une problématique qui soulève beaucoup de questions. Avec l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), nous avons réuni de nombreux scientifiques qui présentaient des projets et des connaissances nouvelles sur cette question. La journée a commencé par une grande conférence qui faisait l’état des connaissances et des problématiques scientifiques sur les perturbateurs endocriniens avec un vrai souci pédagogique. La conférence de fin était consacrée aux applications possibles en termes de santé publique, d’applications sociétales, etc… Au-delà des participants issus du monde scientifique, il y avait également des associations de consommateurs, de protection de l’environnement, des représentants de la grande distribution, de l’industrie pharmaceutique, des parlementaires… et tous souhaitaient être là pour mieux comprendre les enjeux de cette problématique.
Le troisième élément, c’est de prendre en compte très en amont ces problématiques dans les projets de recherche, ce qui n’a pas toujours été le cas. Par exemple, nous savons que les dimensions éthiques, compréhension et confiance en l’intelligence artificielle sont des aspects primordiaux. Ils sont aujourd’hui pleinement intégrés dans la conception des programmes de recherche. Nous travaillons beaucoup en partenariat avec l’Allemagne et plus récemment nous avons réalisé un partenariat tripartite avec l’Allemagne et le Japon qui prend en compte les questions d’éthique et de confiance en l’IA. Nous veillons à ce que ces problématiques soient intégrées très en amont.
RPP – À ce sujet, y a-t-il un comité d’éthique ici à l’ANR ?
Thierry Damerval – Nous n’avons pas de comité d’éthique spécifiquement, mais nous avons un comité de pilotage scientifique, qui est une instance de conseil stratégique, intégrant les questions d’éthique ou d’intégrité. Il est présidé par Pierre Corvol, président de l’Académie des sciences, avec un certain nombre de personnalités de haut niveau, ayant une vision internationale. Nous avons par ailleurs un référent déontologie et intégrité scientifique pour traiter spécifiquement ces questions.
RPP – En tant que dirigeant d’une organisation scientifique comment expliquez-vous la progression d’une forme de défiance dans la science et dans la recherche plus généralement ?
Thierry Damerval – Je ne crois pas en une coupure entre le « monde scientifique » et le reste de la société. Les choses sont plus complexes. On peut retrouver les interrogations que le citoyen peut avoir sur l’intelligence artificielle chez un biologiste spécialisé de très haut niveau et réciproquement sur la génétique, par exemple, on peut retrouver les mêmes interrogations chez un scientifique non-spécialiste de ces questions que dans le monde « non scientifique ».
La complexité croissante des sciences génère des interrogations légitimes du citoyen, qu’il soit ou non spécialiste, ou averti dans un domaine scientifique ou technologique.
Face à cela, nous ne pouvons pas reposer uniquement sur le modèle du citoyen éclairé au sens de Condorcet. L’éducation et la culture scientifiques sont essentiels, indispensables, déterminants mais il y a également une question de confiance.
RPP – Selon vous c’est donc le processus de complexification croissante de la science qui explique les raisons pour lesquelles parfois on observe un écart entre ce que l’opinion perçoit et la réalité de la démarche scientifique ?
Thierry Damerval – Oui, d’où l’importance aussi des sciences humaines et sociales pour éclairer notre regard sur ce que nous sommes et comment nous évoluons.
Thierry DAMERVAL
Président de l’Agence nationale de la recherche (ANR)
(Propos recueillis par Arnaud Benedetti)
- Disposition de nature législative qui prévoit « qu’une part des financements attribués par l’agence revient à l’établissement au sein duquel le porteur du projet exerce ses fonctions ». ↩