Plusieurs pays ont déjà légalisé ou dépénalisé le cannabis : les Pays-Bas, l’Uruguay, certains cantons suisses, le Portugal, et, on le sait, l’Allemagne s’apprête prochainement à autoriser les personnes d’au-moins 18 ans d’acheter ce produit et d’en posséder jusqu’à 25 grammes.
La France pourra-t-elle se soustraire longtemps encore à tout débat sur le sujet – au nom d’une pudibonderie morale d’un autre temps ?
Malgré la récente « contraventionnalisation » des petits usagers de cannabis, la répression reste aujourd’hui, en France, le fil conducteur de la politique des pouvoirs publics en la matière. Or, comme l’observent les rapporteurs de la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale, en octobre 2021, « cette politique de prohibition et de répression est non seulement un cuisant échec, mais est également à rebours de la dynamique mondiale de dépénalisation ou de légalisation du cannabis, puisque partout à travers le monde, des pays de plus en plus nombreux innovent et proposent des approches alternatives, ressources empiriques dont il conviendrait de s’inspirer ».
A l’évidence, la politique française répressive du cannabis n’a pas permis d’enrayer les trafics ni de limiter la consommation en constante hausse depuis plusieurs décennies.
Ainsi, la France est-elle le pays qui a aujourd’hui le plus haut taux d’expérimentation du cannabis en Europe (ce taux a même doublé pour les jeunes entre 1993 et 2014 et l’entrée des adolescents français dans la consommation est la plus précoce du continent, selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies). Il y aurait plus de 5 millions de consommateurs dont 700 000 usagers quotidiens (Baromètre Santé, 2017).
Cette politique, inefficace donc, représente en revanche, rappellent les parlementaires, un gâchis très important de l’utilisation du temps des forces de police et du système judiciaire. Politique par ailleurs très coûteuse.
La dépense publique engagée pour lutter contre le cannabis est aujourd’hui estimée à 568 millions d’euros. Ces coûts recouvrent essentiellement les dépenses liées à la répression, en particulier les actions policières et judiciaires, qui représentent respectivement 70 % et 20 % du total. Par ailleurs, la violence née de ce trafic s’est considérablement accrue ces dernières années, et le champ des zones touchées s’est lui-même élargi. Assurément, la violence autour des trafics de drogue s’est ainsi banalisée à la fois sur le terrain familier de gros trafics de cités et dans de nouvelles zones, notamment les villes moyennes ainsi que dans les zones périurbaines et rurales où se sont ancrés des réseaux secondaires.
Il suffit enfin de rappeler la multiplication des règlements de comptes entre gangs rivaux (déjà une quarantaine de tués à Marseille depuis le 1er janvier), sans parler des victimes collatérales dont le nombre est aussi en augmentation (voir la mort hier du petit Fayed, 10 ans, à Nîmes, tué d’une balle dans le dos), pour prendre la mesure de la montée des violences autour des trafics.
Dans le même temps, les Français portent un nouveau regard sur la question, ont un jugement plus nuancé qu’auparavant sur la dangerosité du produit. Plus de la moitié d’entre eux (51 %) se déclarent désormais en faveur d’une régulation du marché du cannabis (Sondage IFOP pour Terra Nova de juin 2018).
Cette contradiction croissante entre le cadre légal (répressif) et l’opinion publique (plus compréhensive) a pour effet, selon les rapporteurs de la commission de l’Assemblée, « de décrédibiliser l’action des pouvoirs publics », et, selon ces mêmes rapporteurs, « de révéler l’hypocrisie de la situation », qui mène seulement à la marginalisation de millions de consommateurs, considérés comme délinquants, quel que soit leur âge, leur type de consommation ou leur rapport au produit.
La question de la légalisation n’est pas nouvelle en réalité. Il y a presque quinze ans, en 2009, celui qui, sept ans auparavant, était encore ministre de l’Intérieur de Lionel Jospin, Daniel Vaillant, alors maire du XVIIIème arrondissement de Paris, proposait, dans un article au journal Le Parisien (09/10/2009), la légalisation de la consommation personnelle de ce produit toxique, imaginant une surveillance de la production et de l’importation, comme c’est le cas avec l’alcool. « On peut, déclarait-il, imaginer un contrôle des approvisionnements extérieurs et une production en France. Tout se ferait dans la transparence, dans la règle comme pour le tabac et l’alcool. Pas de produits frelatés, pas d’économies souterraines et une vente à des endroits précis et contrôlés, interdite aux mineurs de moins de 16 ans. Autoriser la consommation donc, mais pénaliser la conduite à risque comme pour l’alcool. Et durcir la pénalisation pour les trafiquants.
A ce choix de la légalisation, il y a, en résumé, plusieurs arguments :
- Il y a d’abord un premier argument d’équité juridique. Puisque l’alcool et le tabac, produits hautement toxiques (dès lors qu’ils sont consommés sans modération), se trouvent en vente libre pour les personnes majeures, on ne voit pas pourquoi le cannabis qui, au moins en petites ou occasionnelles consommations, est moins dangereux que ces deux produits, ne serait pas lui-même autorisé par la loi.
- Le deuxième argument est d’efficacité politique. Nous l’avons vu, en dépit d’une législation très sévère, et malgré les milliards d’euros engloutis depuis des dizaines d’années pour contrer les trafics, la France reste l’un des plus gros consommateurs de cannabis en Europe.
- Le troisième argument est de santé publique. Produit en France sous le contrôle de l’Etat, puis vendu dans des officines officielles (pharmacies ou bureaux de tabac par exemple), le cannabis mis sur le marché deviendrait un produit « propre », dont on aurait réduit au passage la teneur en tétrahydrocannabinol (THC) (qui est aujourd’hui très élevée : elle a presque triplé en quinze ans, pour atteindre 26,5 % en 2018, tandis que celle de l’herbe a augmenté de 40 %, pour atteindre plus de 11 % en 2018).
Bien entendu, la légalisation du cannabis n’a pas pour objet, ni objectif bien sûr, d’augmenter le nombre de consommateurs, encore moins celui des consommations. On sait, en effet, qu’une forte consommation de cannabis peut entraîner des dangers pour la santé, surtout des plus jeunes, en favorisant par exemple le risque de schizophrénie ou divers troubles psychotiques. On sait encore qu’en tant que produit stupéfiant, le cannabis peut conduire à une multiplication des conduites à risques.
Mais de toute façon rien ne permet de penser qu’une légalisation du produit entraînerait nécessairement une augmentation de sa consommation (malgré un probable développement d’un « marché noir » de produits moins propres mais moins chers). L’exemple des Pays-Bas, très libéral sur le sujet, l’atteste fort bien. La légalisation casserait sans aucun doute pour partie les trafics qui pourrissent la vie des cités.
Bien entendu une légalisation du cannabis pour les majeurs ne résoudrait pas tous les problèmes.
Quid par exemple de la consommation des mineurs qui est aujourd’hui importante (Terra Nova rappelait, dès 2016, que les premières expériences de cannabis étaient observées en classe de 4ème – 11 % des élèves de ce niveau reconnaissant avoir déjà fumé au moins une fois) ? Ainsi, les mineurs interdits d’accès au marché légal ne seraient-ils pas tentés de se tourner vers le « marché noir » dont nous avons parlé ? Et puis cette légalisation de cette drogue longtemps dite « douce » n’entraînerait-elle pas le développement des drogues dites « dures ».
Même si l’on sait qu’un fumeur de shit ne devient pas obligatoirement un consommateur d’héroïne ou de cocaïne, l’argument n’est pas à négliger totalement.
En revanche l’argument de la moralité publique avancée par les adversaires de la légalisation n’est pas très juste. Pourquoi serait-il plus convenable de vendre alcool et tabac et plus immoral de vendre du cannabis ?
Encore une fois, la légalisation du cannabis (production et vente légales) n’aurait évidemment pas pour objet d’encourager la consommation de ce produit, plus toxique que jamais, mais de permettre d’engager de véritables campagnes de prévention contre les effets nocifs d’une consommation excessive : troubles psychiatriques (évoqués plus haut), troubles de la concentration, de la mémoire, troubles digestifs, etc.
En somme, pour reprendre les termes de la Commission des Affaires sociales, « la légalisation contrôlée de la production, de la vente et de la consommation de cannabis et des produits dérivés du cannabis à des fins récréatives semble la solution la plus à même de répondre aux enjeux sanitaires, sociétaux et sécuritaires tout en permettant de bénéficier de la manne économique représentée par la légalisation du cannabis ». La légalisation encadrée permettrait en outre de libérer les moyens considérables déployés pour organiser la répression. Un report de ces moyens vers la lutte contre d’autres trafics et contre les gros trafiquants, ainsi que vers le renforcement du respect de l’interdiction de vente aux mineurs, représenterait un pas en avant significatif dans le traitement du problème.
Michel FIZE
Sociologue et politologue
Auteur de « La Crise morale de la France et des Français » (Mimésis, 2017)