« Né à Paris, rue Lamartine », voilà la biographie dont Bergson voulait se contenter. Semblable en ce sens à Aristote, il ne souhaitait guère s’étendre en dehors de ses écrits. Avec son ouvrage, Emmanuel Kessler fait le pari inverse. Comment saisir la renommée de Bergson en son temps sans accorder de crédit à ses écrits mais également à son action ? En reconstituant, page après page, l’existence d’un des philosophes les plus importants de la Troisième République, Kessler laisse également entrevoir le caractère profondément novateur de sa pensée.
Né en 1859, dans une famille juive orthodoxe, Bergson n’était pas prédestiné à devenir le philosophe que nous connaissons aujourd’hui. Élève particulièrement doué, il est inscrit au lycée Condorcet et accumule les prix en latin, grec, anglais, composition française, mais décroche également le premier prix du concours général en philosophie et en mathématiques. Sa composition fait date, car il parvient à résoudre le problème des « trois cercles » posé par Pascal et sa copie fut même publiée en 1878 par son propre professeur, Desboves. En préparant puis en intégrant l’École Normale Supérieure en lettres et non en sciences, Bergson va déjà à rebours de la voie qui lui était tracée.
Les mathématiques et la connaissance fine des avancées scientifiques de son époque n’ont pourtant jamais cessé d’alimenter sa réflexion et ses écrits. De sa première thèse, qui deviendra l’Essai sur les données immédiates de la conscience, où Bergson déploie le concept de durée comme « continuité de devenir qui est la réalité même »1, jusqu’à L’évolution créatrice dans lequel il remet en cause la conception mécaniste et téléologique de l’évolution, les thèses scientifiques les plus récentes, en biologique comme en physique, n’ont cessé d’innerver l’ensemble de son œuvre.
Mais cette proximité du philosophe avec la science n’est pas qu’un simple intérêt intellectuel, elle est une source de réflexion et de confrontation constante. La fameuse rencontre de Bergson avec Einstein, décrite avec précision par Emmanuel Kessler, en est la preuve. Le 6 avril 1922, lors d’une réunion organisée par la Société de Philosophie à laquelle participe Einstein, le philosophe ne se contente pas d’assister paisiblement à la présentation des travaux révolutionnaires du physicien mais, sur invitation de Paul Langevin, échange avec ce dernier et défend, face à la théorie de la relativité, sa conception d’un temps universel. Cet échange dura pendant plusieurs années, par réflexions interposées, mais c’est dans le domaine de la physique des particules et avec l’apparition de la théorie quantique que Bergson retrouva toute sa pertinence. Louis de Broglie, l’un des pères de la physique quantique, n’a pas manqué de le remarquer : « la plupart de ces intuitions se trouvent déjà exprimées dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, (…) antérieur de près de quarante ans aux idées de MM. Bohr et Heisenberg sur l’interprétation physique de la Mécanique ondulatoire »2.
Une autre facette de la vie de Bergson, particulièrement méconnue, est admirablement mise en avant dans l’ouvrage d’Emmanuel Kessler. Il s’agit des missions diplomatiques menées par Bergson entre 1916 et 1918. Au début de l’année 1917, Bergson est ainsi envoyé par Aristide Briand, sur recommandation de Louis Aubert, un ancien élève du philosophe, aux États-Unis afin de convaincre Wilson de revenir sur sa promesse de ne pas entrer en guerre aux côtés des Alliés. Se liant d’amitié avec le colonel House, Bergson fait la rencontre de Wilson le 19 février et avance un argument imparable en faveur de la constitution d’une future société des nations : si les États-Unis interviennent pour assurer la victoire aux Alliés, leur rôle sera central dans l’organisation de la paix en Europe et au-delà après guerre. Bergson déclare à propos de cette rencontre : « La France était sauvée. Ce fut la plus grande joie de ma vie »3.
Emmanuel Kessler est ancien élève de philosophie à l’École Normale Supérieure, journaliste politique et désormais responsable de la communication d’une grande institution publique. Bergson, notre contemporain est une biographie, mais aussi un livre d’interrogations. L’auteur ne s’en cache pas, son ouvrage est motivé par une croyance profonde dans la modernité de Bergson et son apport pour saisir non seulement le caractère profondément imprévisible de notre époque, mais également les bouleversements et révolutions technologiques qui la traversent. Disons-le d’emblée, il ne s’agit pas d’un livre d’histoire de la philosophie au sens strict du terme, mais bien une porte d’entrée généraliste dans la vie et la pensée de Bergson. Et c’est d’ailleurs là le but recherché : permettre au plus grand nombre de saisir la pertinence d’un philosophe majeur du siècle dernier.
Cette acuité de Bergson à comprendre son temps et son époque, Emmanuel Kessler la décèle également dans sa conception de la société et du politique. Avec Les deux sources de la morale et de la religion Bergson ne propose pas une éthique ou une morale, mais analyse ce qui, dans la société, fonde deux attitudes qui orientent l’action humaine : l’ouverture et la fermeture, le mouvement ou l’arrêt. Plutôt que de parier d’emblée en faveur d’une anthropologie pessimiste avec laquelle la société devrait composer, Bergson montre que l’évolution du monde social, à l’image du temps, reste toujours soumise à la contingence et à la création. Si le fait de plaquer cette analyse de manière binaire peut conduire à une réduction des enjeux contemporains, s’en servir pour interroger ces derniers de manière critique, ce à quoi nous invite continuellement Emmanuel Kessler, s’avère en revanche particulièrement fécond.
La biographie proposée ici n’est pas un tableau parfaitement lumineux. Emmanuel Kessler revient également sur les zones d’ombre du philosophe qui resta par exemple aveugle face à ce qui se jouait dans le pays durant l’affaire Dreyfus, renvoyant dos-à-dos dreyfusards et anti-dreyfusards. Mais il témoigne également de la place qu’occupait ce dernier, au-delà de De Gaulle, chez bon nombre d’acteurs de l’ombre des Forces françaises libres. Un certain René Avord, rédacteur en chef de la nouvelle Revue de la France libre âgé de 36 ans, rendait le 14 janvier 1941 hommage à Bergson quelques jours après son décès en citant la définition bergsonienne du patriotisme : « une vertu de paix autant que de guerre », qui « couvre un grand pays et soulève une nation », composée « lentement, pieusement, avec des souvenirs et des espérances, de la poésie et de l’amour, avec un peu de toutes les beautés morales qui sont sous le ciel, comme le miel avec les fleurs »4. Derrière le nom de René Avord, c’est en réalité Raymond Aron qui prononce cet hommage depuis Londres. Penseur de l’élan vital, de l’intuition et de la durée, comme le suggère Emmanuel Kessler dans son ouvrage, Bergson ne nous invite pas seulement à penser le monde qui nous entoure sous un angle nouveau et à anticiper le cours des choses. Il nous incite à le vivre différemment : « Il n’y a pas de fatalité en histoire. L’avenir sera ce que nous voudrons qu’il soit »5.
Victor Woillet
Bergson – Notre contemporain
Emmanuel Kessler
Éditions de l’Observatoire, 2022
269 p. – 22 €
- Henri Bergson, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit (1985), Paris, PUF, 2012, p. 154. ↩
- Louis de Broglie, Physique et Microphysique, Albin Michel, Paris, 1947, p. 192. ↩
- Henri Bergson, Mélanges, Paris, PUF, 1972, p. 1564. ↩
- Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, Alcan, 1932, p. 294. ↩
- Henri Bergson, Mélanges, op. cit. p. 1538. ↩