Au soir du premier tour des Législatives, face au risque d’arrivée au pouvoir du Rassemblement national (RN), ils avaient été capables de se ranger en moins de vingt-quatre heures derrière une plateforme programmatique commune.
Mais cela fait maintenant plus de dix jours que PS, écologistes, communistes et LFI offrent à leurs électeurs du 9 juillet le navrant spectacle d’une coalition incapable de désigner un candidat unique pour Matignon.
Ils oublient aussi un petit détail institutionnel : même s’ils s’accordaient sur le nom d’un futur Premier ministre, les membres du Nouveau Front Populaire (NFP) n’éviteraient pas que leur champion soit exposé à une motion de censure à la première réforme législative d’envergure venue, car à minima les voix des groupes RN et Les Républicains (LR) s’additionneraient à celles d’une partie au moins de la majorité sortante pour faire chuter d’emblée cette coalition de circonstance et, à bien des égards, baroque…
La situation n’est guère plus favorable dans le camp macroniste, avec des troupes dispersées, oscillant toujours entre une alliance sur leur droite et un rapprochement sur leur gauche, en tirant profit d’une éventuelle dislocation prématurée des forces du NFP.
Quoi qu’il en soit, et quand on fait les comptes, les rassemblements dits « populaires » ou « républicains » à force d’exclure tout ce qui appartiendrait au « populisme » (LFI et ses 76 sièges et le RN et ses 143 siens) préparent le lit à une majorité introuvable.
Car si l’on suit le narratif républicain version 2024, faire honneur à la république reviendrait à accepter de laisser sur le bord de la route quelque 4 Français sur 10 (qui ont voté pour les « infréquentables » LFI et RN) au motif que 6 autres Français sur 10, bien que loin d’être alignés sur ce qu’il faut faire et eux même dispersés (du PS à LR, en passant par le centre), pourraient seuls être dignes d’être représentés au sein de l’exécutif français.
Finalement être républicain en 2024, ce serait considérer que les équilibres politiques au sein du futur gouvernement n’ont pas de lien clair avec la représentation parlementaire.
C’est toujours possible de raisonner ainsi quand on dispose d’une majorité absolue : le gouvernement émane dans ce cas de figure de ce rapport de force parlementaire qui place un parti très au-dessus des autres dans l’Assemblée. Ce qui s’est produit en 2017, après la première élection d’Emmanuel Macron, ou même après la victoire de François Hollande cinq ans plus tôt.
C’est déjà plus compliqué de raisonner de cette manière quand on ne dispose que d’une majorité relative, comme le parti d’Emmanuel Macron en a disposée entre juin 2022 et juin 2024.
Mais peut-on encore conserver le même raisonnement lorsque trois grandes forces politiques sont de poids équivalent (NFP 182 sièges Ensemble 163 sièges et RN 143 sièges) au niveau de la chambre des députés ? Je ne le crois pas.
Être républicain en 2024 ne doit à mon sens pas aboutir à s’exonérer d’un autre devoir : celui d’être démocrate. Un devoir qui conduit à concéder que l’émiettement actuel de l’Assemblée nationale ne peut ouvrir la porte à l’exercice du pouvoir, côté exécutif et législatif, qu’à partir du moment où on fait preuve d’un sens aigu du compromis.
Le mot est lâché : compromis. Car dans l’esprit de quelques présumés bons élèves républicains nous donnant régulièrement la leçon, un compromis ne serait pas tellement autre chose qu’une compromission. Il faut dire que notre histoire politique ne dédaigne pas les caricatures. Quand en 1981, en pleine Guerre froide (rappelons-le), le président François Mitterrand appelle des ministres communistes dans son premier gouvernement, certains poussent des cris d’orfraie et imaginent déjà les tanks du Pacte de Varsovie faire leur entrée dans la capitale à l’appel de l’URSS de Brejnev…
Trois ans plus tard, quand la composition du nouveau gouvernement de Laurent Fabius est annoncée le 19 juillet 1984, il ne compte plus aucun ministre communiste. S’ouvre alors une période de soutien du PCF, mais sans participation. Comme on sait, les électeurs communistes fondront ensuite comme neige au soleil…
Quarante ans plus tard, ne sommes-nous assez sûrs de notre ancrage républicain et de notre aptitude à le faire fructifier pour accorder une petite place à ceux qui prétendent également se réclamer de cet héritage (LFI et le RN) même si on en doute encore, en les laissant entrer dans un gouvernement d’union nationale que les circonstances politiques justifieraient pleinement ?
Dans un papier récent chez Opinion internationale, j’ai rappelé que nos voisins suisses avaient construit un système politique entièrement fondé sur le compromis. Ce dispositif octroie aux partis un nombre de sièges au Conseil fédéral (le gouvernement helvétique) équivalent à celui remporté lors des élections parlementaires.
Si l’on appliquait chez nous ce système édifié en 1959 de l’autre côté de la frontière et qui présente l’intérêt de représenter chaque grand courant politique (y compris l’extrême droite) en fonction de son poids politique, on aurait -sur la base d’une cible moyenne 20 membres du gouvernement- les équilibres suivants au sein de l’exécutif appelé à prendre prochainement les commandes de la France : NFP serait représenté par 5 à 6 ministres ; Ensemble (6 ministres) ; Les Républicains (1 ministre) ; RN (5 ministres) et autres tendances -divers gauche, droite, etc.- (2 ministres).
Rien ne serait simple. C’est vrai. Mais chaque Français ayant pris part à l’élection et ayant exprimé un vote autre que blanc ou nul pourrait se sentir représenté au sein de l’exécutif.
Si l’on devait considérer ce compromis historique absolument inédit comme trop lourd à supporter politiquement, alors nous devons en contrepoint accepter un autre péril qui nous guette dans quasiment tous les autres scénarios : plonger dans une grave crise de régime, qui ne vaudra guère mieux.
Reste bien sûr un troisième scénario -après le scénario républicain de la majorité introuvable et ce second scénario démocrate d’une majorité très plurielle- c’est celui du gouvernement d’experts.
Côté Matignon, ce serait loin d’être une nouveauté politique. Après avoir eu maille à partir avec un Premier ministre beaucoup plus politique en la personne d’Edouard Philippe (2017-2020), le président Emmanuel Macron a déjà fait ce choix à deux reprises, lors de son premier quinquennat avec Jean Castex d’abord, puis lors du second avec Elisabeth Borne. Tous deux sont d’anciens hauts-fonctionnaires.
Mais un gouvernement entièrement « techno » ferait, il est vrai, jaser. Sa probabilité reste faible car il aboutirait, aux yeux du plus grand nombre dans la classe politique, à une forme de confusion symbolique entre les pouvoirs.
L’un des premiers auteurs de la science administrative, Alexandre-François Vivien écrivait déjà en 1845 : « le pouvoir politique est la tête, l’administration est le bras ». Avec l’article 20 de la Constitution de la Ve République prévoyant que « le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation », avec à la clé une traditionnelle subordination de l’administration au pouvoir politique, notre histoire institutionnelle a conforté cette lecture.
De plus, les métiers ne sont pas les mêmes. L’administration peut bien suggérer, en amont, des réformes au gouvernement. Elle peut également le conseiller dans la rédaction des textes (comme le fait le Conseil d’État). Enfin, elle joue un rôle indispensable dans l’exécution des lois via le pouvoir réglementaire (décrets d’application des lois, etc.). Mais elle ne se substitue pas à lui.
D’ailleurs, les femmes et les hommes exerçant un mandat politique prennent des décisions, facilitées par leur connaissance du terrain et des territoires sur lesquels ils exercent le plus souvent des responsabilités d’élus locaux (de maire, de président de région…). Là où les fonctionnaires sont privés de cette expérience d’immersion dans le pays réel.
Un gouvernement d’experts est toujours possible, surtout si c’est pour assurer une transition en douceur, avant qu’une nouvelle majorité puisse réussir à se former. Il peut aussi être envisagé comme une solution partielle, avec une mixité exécutive de professionnels issus de la politique (ayant déjà occupé des mandats nationaux ou locaux) et de représentants de la société civile, côté privé comme côté public.
François Perret
Ambassadeur à l’intéressement et la participation auprès du gouvernement
Professeur affilié et Conseiller scientifique du Directeur général de l’ESCP Business School
Vice-président du Think Tank Etienne Marcel