Dans un texte très personnel publié dans le numéro de janvier- juin 2023, Janine Mossuz-Lavau revient sur son parcours de femme, de chercheuse et de militante.
Dans les campagnes profondes où j’ai grandi (la Haute-Savoie, ses cimes et ses lacs), le mot « féminisme » ne nous est jamais parvenu. Les taiseux du coin ne discouraient pas trop et les femmes qui passaient par là avaient d’autres soucis en tête que celui d’une égalité avec leurs hommes. J’ai été élevée dans une famille de gauche, athée, résistante pendant la Seconde Guerre mondiale. Un milieu modeste où toutes les femmes travaillaient. Mes arrière- grands-mères, mes grands-mères, mes tantes, ma mère étaient agricultrices, artisanes, institutrices. Ma grand-mère paternelle (morte jeune) a même été un temps répétitrice à la cour du tsar de Russie. Comment cette fille de petits paysans s’est-elle retrouvée à ce poste, je ne le saurai sans doute jamais. Par ailleurs, depuis l’âge de 16 ans, ma mère (née en 1919) conduisait des voitures et, tout au long de sa vie, n’a pas lâché le volant. Un profil plutôt rare dans cette génération. Je ne l’ai jamais entendue demander à mon père si elle pouvait acheter tel ou tel vêtement ou livre ou appareil électroménager, comme je n’ai jamais entendu mon père émettre la moindre remarque sur ces achats. On ne m’a pas seriné qu’il me faudrait travailler un jour pour ne pas dépendre d’un homme, simplement parce que, chez nous, avoir un métier était une évidence. J’étais bonne élève donc, quand je fréquentais l’école primaire, on disait : « elle sera institutrice », puis quand j’ai rapporté du collège notes honorables et prix divers, l’annonce est devenue : « elle sera professeur ». Je continuais mes études, programmée pour enseigner les lettres dans un lycée de Haute-Savoie : « Il n’y avait pas de quoi en faire un plat », phrase culte dans ma vie familiale d’alors. Je n’ai pas vraiment suivi cette voie mais c’est une autre histoire. Je peux en tout cas affirmer que cette éducation par l’exemple ne laissait aucune place au doute. Les idées féministes trouvaient là un bon terrain pour leur floraison.
COMMENT LE FÉMINISME EST VENU À UNE PETITE FILLE DES BOIS
Ma première prise de conscience survient lorsqu’à 10 ans je lis le testament d’un de mes ancêtres. Rédigé au tout début du XIXe siècle, il est conservé par l’une de mes tantes. Son auteur, Nicolas Mossuz, est un prêtre défroqué. Au moment de la Révolution, il enjoint ses ouailles de ne pas acheter les biens du clergé (c’est péché) mais, très vite, lui-même ne se prive pas d’en acquérir tant et plus, devenant ainsi l’un des propriétaires terriens les plus nantis de son village (berceau de ma famille paternelle). Il a eu 17 enfants mais quand il signe (d’une croix) son testament, il ne lui en reste que 9. Par ce papier, il partage ses champs, bois, fermes et troupeaux entre ses 9 rejetons et lègue à son épouse « la jouissance d’une chambre et le fruit de deux pommiers ». J’ai 10 ans et, horrifiée, je me représente, quasiment sous les traits de ma grand-mère maternelle que j’adore, une petite vieille en larmes, dans sa soupente, en train de mordre péniblement dans la pomme qui doit lui servir de déjeuner ou de dîner. Est-ce ainsi que les femmes vivent…
Quand j’arrive à l’Université, à Paris, c’est une prise de conscience autrement dramatique qui se produit. Dans un monde sans contraception ni IVG légales, nous les filles attendons chaque mois nos règles comme d’autres la venue du Messie. Car nous vivons très librement et, régulièrement, l’une de nous doit recourir aux bons offices d’une « faiseuse d’anges ». Lorsqu’arrive mon tour, je manque mourir par deux fois de l’intervention très artisanale de la dame. Et là, je me demande si être une femme cela signifie devoir se confronter toute sa vie à de telles abominations.
ENGAGEONS-NOUS, RENGAGEONS-NOUS
Cette fois, le train est en marche et ne s’arrêtera plus. Je fréquente le Planning familial et commence à écrire (dans un petit mensuel de ce qu’on appelait à l’époque les « forces vives ») sur CE sujet majeur qui, avant 1967 et 1975 (dates de la légalisation de la contraception moderne et de l’IVG), est celui de l’absence du droit de disposer de son corps. Sujet qui nous amène parfois à déplorer des blessures, des morts, des ruptures (car les généreux pourvoyeurs de spermatozoïdes ne se conduisent pas toujours comme ils le devraient). Mon premier article dans une publication scientifique portera d’ailleurs sur l’histoire politique de la contraception et passera en revue toutes les prises de positions politiques et religieuses sur le sujet, depuis les années 19301. J’écrirai, beaucoup plus tard, un livre sur les débats et combats qui ont permis d’obtenir une législation plus favorable à ce droit de disposer de son corps. Droit qu’on nous accordera donc dans les textes (la réalité prendra un peu plus son temps) et dont des jeunes d’aujourd’hui imaginent qu’il existe depuis toujours tant il semble évident, imprescriptible et quasiment sacré.
Dans ces années 1960, je suis devenue assistante dans un laboratoire de recherche de Sciences Po, le CEVIPOF. Je fais une thèse sur André Malraux et le gaullisme et, parallèlement, via les enquêtes qualitatives et quantitatives, je travaille sur les comportements politiques en France. C’est seulement dans les années 1970 que, ayant observé les votes contrastés des hommes et des femmes lors de diverses consultations, j’entreprends une recherche sur ce qui ne s’appelle pas encore le genre mais « les femmes et la politique » et qui deviendra les « women’s studies » puis les « gender’s studies ».
Je ne viens donc pas aux travaux sur genre et politique par militantisme. Je ne suis pas une politiste féministe, je suis politiste ET féministe, à la manière dont Michelle Perrot (la référence, le modèle pour nombre d’entre nous), écrit qu’elle est historienne ET féministe et qu’« elle ne veut pas faire une histoire au service de… ». Je mène de concert des activités de recherche et des interventions militantes. Les premières me conduisent à analyser le vote des femmes, à recenser les discours, de droite comme de gauche, sur leur place dans les instances politiques, à enquêter (avec d’autres) sur leurs choix différents de ceux des hommes, dans la comparaison des données, à écrire (avec d’autres) plusieurs livres sur le sujet. Je donne à Sciences Po un cours sur, justement, « Genre et politique ».
Côté militantisme, je ne fréquente pas les réunions non-mixtes (ou mixtes) où l’on débat de la dure condition des femmes jusqu’au bout de la nuit ; j’ai d’autres engagements, tiers-mondistes, politiques, et de jeunes enfants à emmener à la crèche puis à l’école tôt le matin. Mais je réponds aux demandes des associations qui m’invitent à venir en province (on n’est pas encore obligé de dire région ou territoires…) parler de tous ces sujets sur lesquels je travaille. Quand dans l’assistance, souvent mixte, un dinosaure soupire qu’il vaudrait mieux laisser les choses évoluer « naturellement » (réflexion courante quand je traite de la parité), je me fais un plaisir de répondre que, de 1946 où l’Assemblée nationale comportait 5,7 % de femmes à 1993 où elle en comptait 6 %, l’évolution « naturelle » n’était pas d’une célérité bouleversante. Je participe à quelques comités Théodule et, plus tard, à des instances comme l’Observatoire de la parité ou la Haute autorité éthique du Parti socialiste. Trêve d’énumération de ces bons et loyaux services…
QUELS FÉMINISMES D’HIER À AUJOURD’HUI ?
Ces travaux et ces engagements m’ont offert, dans la durée, un champ d’observation privilégié du féminisme, sous ses divers jours, ses variétés qui, comme les bonnes et les mauvaises herbes, coexistent depuis que des militants de l’un et l’autre sexes se battent pour qu’advienne l’égalité réelle entre les femmes et les hommes.
Pour que cessent les discriminations et injustices, pour que l’on vive dans une société où les identités (si tant est qu’il en faille) ne seraient plus dessinées par un critère unique, ici le sexe, tout aussi irrecevable à mon sens s’il est religieux, ethnique ou social.
Ces luttes de tendances ne sont pas nouvelles mais elles peuvent prendre une tournure inquiétante quand, plutôt que des débats, elles génèrent des accusations, des dénonciations, des exclusions. Si mes parents, grands résistants, m’ont transmis un réflexe, c’est bien celui du refus de la délation, celle-ci étant d’ailleurs souvent liée à un « ôte-toi de là que je m’y mette » à peine camouflé. Comment en est-on arrivé là ?
Si l’on veut dévider le fil qui a conduit à la situation actuelle, il faut remonter à 1989, lorsqu’est apparu, sous la plume de la juriste américaine Kimberlé W. Creenshaw, le concept d’intersectionnalité, bienvenu pour les travaux de recherche. Analyser les inégalités et les discriminations, nécessite sans conteste de tenir compte à la fois du genre, de la classe et de la race. D’ailleurs, dans la recherche en science politique, l’initiative est d’autant mieux reçue que, sans mettre ce mot d’intersectionnalité sur les choses, c’est ce que nous faisons depuis les années 1960, en pratiquant « l’analyse multivariée », à savoir l’étude des opinions/ attitudes/comportements des femmes et des hommes en retenant leur milieu social, leur religion, leur âge, leur niveau d’études. Nous comparons les ouvriers et les ouvrières, les agriculteurs et les agricultrices. Élémentaire mon cher Watson.
Les problèmes surviennent quand cette pratique de l’intersectionnalité, dont les apports sont indéniables, semble subir quelques dérives. Par exemple, quand on se met à privilégier l’un de ces facteurs au détriment d’un autre, en retenant les inégalités de genre plus que celles de classe. Ou encore quand, par peur de stigmatiser des Musulmans (ou d’être taxé d’islamophobe), on évite toute critique et même toute évocation de l’une ou l’autre des pratiques de cette communauté en matière de droits des femmes. Et puisqu’il faut aborder les sujets qui fâchent, quand il est question du voile. Comme le scandent les Iraniennes en guerre contre les mollahs, porter le voile revient à accepter ou subir un statut de dominées, à n’être qu’un objet sexuel à soustraire aux regards des hommes, si vite excités parait-il par la moindre mèche de cheveux. Or, ne donnant pas trop l’impression de les entendre, des féministes françaises se préoccupent de leur côté d’un enjeu autrement important à leurs yeux : respecter le droit des femmes de CHOISIR de porter ou non ce voile car, bien sûr, en France, sans la moindre pression d’un homme, des femmes décident en toute liberté de cacher leur chevelure et leur cou. Leurs raisons de se couvrir ainsi ? Certaines féministes radicales avancent leur volonté de défier l’ancien colonisateur, aussi bien que des préoccupations esthétiques : d’après Sandrine Rousseau, ce serait un « embellissement » possible (sur France Inter le 3 octobre 2022). Ce qui est jugé irrecevable par des féministes universalistes pour qui le voile est l’étendard du patriarcat. Est-on à nouveau en train de déterrer la hache de guerre ?
L’IDÉOLOGIE VICTIMAIRE
Lorsque des féministes universalistes reprochent à ces féministes radicales des choix qu’elles jugent contestables, notamment, entre autres, leur chasse aux gestes estampillés « inappropriés », leur pratique de la « cancel culture » ou la censure de ce qu’elles appellent « l’appropriation culturelle », le tout pouvant être résumé par le terme « woke », ces dernières n’hésitent pas à leur opposer des récits pour le moins discutables. Se posant en victimes, elles déclarent que ces critiques les visent parce qu’elles seules (les « éveillées ») savent se battre pour faire disparaître les injustices et inégalités subies par les femmes. Les féministes universalistes, un peu plus âgées, moins combatives, voudraient simplement sauvegarder le monde d’avant avec ses mesurettes et empêcher l’avènement de cet avenir radieux purgé de toute scorie sexiste. Bel exemple de la victimisation devenue un fonds de commerce, d’autant plus exploité que l’on ne peut prétendre qu’au titre de victime par procuration.
La mort de Masha Amini m’a plus affectée que les sensibilités froissées de quelques jeunes (ou anciennes jeunes) féministes radicales, outrées qu’on ose montrer à quel point la reine est nue.
Mais ce n’est qu’un début. À suivre donc… En espérant que l’on ne visionnera pas jusqu’à la nuit des temps ce mauvais film que certains n’hésitent pas à appeler Règle- ment de comptes à Wokey Corral.
Janine MOSSUZ-LAVAU
Directrice de recherche émérite CNRS au CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po)