Dans une analyse publiée dans le numéro 880 de mai-juin 1979, Edgard Pisani livre une réflexion qui définit, en dix points, le paysage industriel français.
Le paysage industriel, en France, présente dix caractères particuliers :
• l’industrie est rebutante ;
• les rémunérations y sont souvent insuffisantes ;
• les activités sont mal réparties sur le territoire ;
• la structure des groupes est irrationnelle ;
• la majeure partie des entreprises n’est pas reliée au marché international ;
• la fiscalité pénalise l’emploi et la qualification ;
• l’industrie n’est pas administrée ;
• les structures et les pratiques bancaires ne sont pas adaptées à ses besoins ;
• le contrôle des prix comporte, à son égard, des conséquences absurdes ;
• les choix stratégiques des branches et des entreprises sont insuffisamment concertés.
L’INDUSTRIE N’ATTIRE PAS LES JEUNES
Plus que le niveau de rémunération, la condition ouvrière est affectée par le caractère parcellaire des tâches de production, et l’existence d’une hiérarchie très lourde qui tend souvent à faire respecter une discipline à laquelle certains reprochent d’avoir conservé la marque des structures et des méthodes conçues, au siècle dernier, pour employer une main- d’œuvre banale et à peine alphabétisée.
Ces constatations donnent à penser que la réconciliation des Français et de leur industrie passe nécessairement par un enrichissement réel des tâches, par un développement des responsabilités assumées au niveau de la production, par un allègement corrélatif de la hiérarchie et, chaque fois que cette innovation sera possible, par l’élargissement des marges de liberté dont les travailleurs peuvent disposer en ce qui concerne la gestion de leur temps de présence dans l’entreprise.
Ces orientations doivent être complétées par une participation effective des travailleurs qui la désirent, et notamment des cadres, aux décisions qui les concernent.
C’est dire qu’un partage du pouvoir entre la hiérarchie gestionnaire et l’anti- hiérarchie syndicale, dont la tendance naturelle est de confisquer le pouvoir ou d’en contrarier l’exercice plus que de le partager avec les travailleurs, ne répondrait pas aux véritables besoins. C’est dire, enfin, que des structures décentralisées seraient mieux à même de permettre un véritable épanouissement du monde du travail.
DES RÉMUNÉRATIONS INSUFFISANTES
La hiérarchie des salaires favorise les travaux de bureau et les emplois du secteur tertiaire, mieux rémunérés, dans l’ensemble, que les activités ouvrières, plus pénibles, plus astreignantes, plus dangereuses et plus exposées aux risques économiques. Cette anomalie résulte, pour partie, des pressions exercées par la persistance de l’exode rural et l’abondance d’une main- d’œuvre immigrée peu exigeante. Elle doit aussi être attribuée au caractère rudimentaire des instruments de gestion de la plupart des entreprises, qui contrôlent plus attentivement leurs coûts directs que leurs frais généraux. Elle ne s’observe pas dans les pays les plus évolués, et notamment aux États-Unis. Sa correction, de toute évidence, est nécessaire.
DES ACTIVITÉS MAL RÉPARTIES SUR LE TERRITOIRE
La géographie industrielle de la France oppose entre elles trois zones bien distinctes. Dans un certain nombre de régions, dont les plus caractéristiques sont celles du Nord et de la Lorraine, le déclin des activités traditionnelles, et notamment du textile, de la sidérurgie et des mines, crée un risque d’effondrement. Dans le Bassin parisien, en Alsace et dans le Sud-Est du pays, ce risque existe pour certaines branches ou pour des entreprises particulières, mais se trouve limité par l’existence d’activités beaucoup mieux diversifiées et la présence d’un très grand nombre de travailleurs immigrés. La situation de l’Ouest et du Sud-Ouest est toute différente. Dans ces régions, les industries sont récentes et ne constituent qu’un réseau très lâche. Les établissements implantés par les groupes importants ne sont pas particulièrement dynamiques. Les affaires d’origine locale souffrent d’une insuffisance chronique de fonds propres. Or cette partie du territoire national connaît plus que toute autre, en matière d’emploi, un drame qui peut devenir tragique dans le moyen terme en raison de la forte natalité d’après- guerre, de la persistance, plus marquée d’ailleurs, de l’exode rural, et du désir de la part des jeunes filles ou jeunes femmes, de ne plus se consacrer, comme leurs mères, aux tâches familiales et domestiques.
Un meilleur équilibre des activités et de l’emploi paraît donc commandé, de toute évidence, par une action vigoureuse tendant, dans le Nord et l’Est, à assurer un redéploiement efficace et, à l’Ouest, à poursuivre une industrialisation indispensable.
LES GRANDS GROUPES : UNE STRUCTURE NON ADAPTÉE AUX BESOINS
À l’inverse de ce qui peut être observé dans les autres pays industriels et, notamment, en Allemagne et au Japon, où la croissance des entreprises dominantes a été principalement interne, en ce sens qu’elle a procédé de l’affectation d’une fraction des ressources d’autofinancement à des diversifications volontaires, les opérations de fusion et d’apports réalisées par les principaux groupes français, depuis deux décennies, se sont traduites par l’accumulation plus ou moins désordonnée, à leur périphérie, de filiales dont la synergie n’est pas évidente.
DES ENTREPRISES NON RELIÉES AU MARCHÉ INTERNATIONAL
Si les conglomérats sont peu efficaces sur leurs frontières, en effet, les firmes petites ou moyennes, qui constituent une large part de notre tissu industriel ne disposent pas d’une surface suffisante pour aborder la grande exportation. […] L’analyse des trafics maritimes confirme, au surplus, que les exportations françaises, liées à la réalisation de grands projets, présentent un caractère discontinu, sauf dans le domaine très particulier des armements : la France peut prendre en charge le métro de Mexico, mais n’est pas présente, en Amérique centrale, sur les marchés de produits de consommation et des biens d’équipements légers. Tout se passe comme si notre industrie avait su se redéployer de notre ancien empire sur l’Europe, mais n’était pas parvenue, à l’inverse de celle de l’Allemagne et du Japon, à occuper des positions stables sur les pays lointains. Or, c’est sur ces destinations que se jouera son avenir.
Pour améliorer cet état de choses, il convient d’élargir la surface des entreprises moyennes performantes, qui peuvent prospérer dans l’hexagone, et vendre dans ses prolongements européens, mais ne sont pas encore en mesure d’exposer les dépenses à rendement aléatoire qu’exige une présence technico-commerciale permanente dans des pays lointains. Cette préoccupation devrait conduire à privilégier les regroupements tendant à accroître le nombre des firmes se situant dans la tranche haute des entreprises moyennes, suffisamment importantes pour occuper une place significative sur leurs marchés, pour assurer toutes les fonctions qu’exige la gestion de centres de décision authentiquement autonomes et pour participer au commerce international, mais sans atteindre pour autant les dimensions à partir desquelles la circulation des informations se heurte à des obstacles qui compromettent la rapidité des réactions et empêchent une gestion optimale et participative. Ces restructurations nécessiteraient, non seulement un élagage des conglomérats actuels, mais aussi la reprise par les éléments les plus aptes des petites affaires en déshérence. Elles exigeraient, dans de nombreux cas, que puissent être résolus les problèmes posés par la substitution d’un actionnariat ouvert et diversifié à un pseudo-capitalisme de caractère familial et fermé.
Ici se pose le problème des sociétés de commerce international. Il apparaît bien que, faute de tradition commerciale, la France ne dispose pas des instruments dynamiques dont bénéficie par exemple l’Allemagne. Mais remonter ce handicap serait une œuvre de longue haleine. La création ex nihilo d’une SCI à vocation générale suppose des moyens de tous ordres, financiers et humains notamment, très longs à réunir et à rendre opérationnels. De plus, les réticences des industriels à leur égard et l’absence d’un cadre juridique propre à assurer la protection des contractants constituent des obstacles non négligeables.
Le groupe d’étude a constaté, à ce sujet, un partage très net des opinions favorables et défavorables a l’institution des SCI. Il lui est apparu que si l’on se prononce en faveur de la promotion de SCI, la voie la plus courte consisterait à acquérir des sociétés déjà existantes pour n’avoir pas à subir tous les aléas du manque d’expérience.
LA FISCALITÉ PÉNALISE L’EMPLOI ET LA QUALIFICATION
L’imposition des entreprises françaises se singularise par trois caractéristiques essentielles : elle privilégie la consommation patronale aux dépens d’une rémunération franche et honnête du capital ; elle incite les firmes à s’endetter plutôt qu’à renforcer leurs fonds propres ; elle avantage les processus capitalistiques par rapport aux activités créatrices d’emplois qualifiés.
En dépit des apparences, la société industrielle française n’est pas véritablement capitaliste. Directement ou par l’intermédiaire de holdings constituées à cet effet, la majeure partie des entreprises est contrôlée par des familles dont l’objectif est de perpétuer l’hérédité de leur pouvoir. De ce point de vue, la gauche s’est trompée d’adversaire en prenant pour cibles les grands gestionnaires qui ont secoué la tutelle stérilisante de ces groupes fermés et malthusiens.
Impressionnée par la présentation maladroite de l’avoir fiscal, d’autre part, l’opinion française n’est pas consciente des conséquences que comporte un système qui incite les entreprises a s’endetter plutôt qu’à augmenter leur capital. Or, ces conséquences ne sont pas négligeables. Sur le plan social, ce système se traduit par un enrichissement sans cause au profit du capital préexistant, dans la mesure où la dépréciation de la monnaie enrichit les entreprises et les familles qui les contrôlent.
Du point de vue économique, dans un pays où les opérations de crédit sont fondées sur des opérations ponctuelles, c’est- à-dire sur des investissements matériels déterminés, ce système pénalise le risque technologique et commercial et privilégie les activités dont l’exercice exige l’emploi d’équipements importants, c’est-à-dire, dans la plupart des cas, les processus capitalistiques qui s’accommodent d’une main-d’œuvre peu nombreuse ou peu qualifiée, disposée à prolonger les machines sur des chaines exclusives d’une maitrise du produit par les agents de production.
Cet état de choses n’est pas étranger à l’évolution qui tend à accentuer une division du travail concrétisée, en Allemagne et aux États-Unis, par la progression des véritables industries de pointe, où l’ouvrier traditionnel fait place, de plus en plus, au technicien professionnel capable de participer à l’élaboration des biens d’équipements évolués, demandés par le marché international. Pendant ce temps, la France s’obstine à fabriquer, avec des OS d’origine rurale ou des travailleurs immigrés, des produits de consommation fabriqués en grande série et menacés par l’industrialisation du Tiers Monde.
Pour corriger cette tendance, il faudrait : une fois assurée la liberté des prix, réviser les mesures fiscales applicables aux entreprises de façon à décourager des pratiques de gestion nuisibles au dynamisme de l’entreprise, atténuer les avantages attachés à la déductibilité des intérêts, supprimer la double imposition des bénéfices distribués, autoriser une véritable révision des bilans, mais en tenant compte de l’enrichissement sans cause créé par l’endettement, réviser le système d’amortissement dans un sens favorable au développement des activités fondées sur l’emploi de travailleurs nombreux et hautement qualifiés.
L’INDUSTRIE N’EST PAS ADMINISTRÉE
Le ministère de l’Industrie fait irrésistiblement penser à la Cour des Miracles. Il ne se penche guère que sur les problèmes difficiles, qu’ils soient le fait de branches sinistrées, comme la sidérurgie, le papier, le textile et la machine-outil, ou d’entreprises en difficulté dont il cherche à assurer la survie. Son personnel est insuffisamment informé des réalités internationales et des techniques financières. Les informations dont il dispose, pour remplir sa mission, lui sont fournies par les syndicats professionnels patronaux et sont donc le plus souvent orientées.
Les pouvoirs essentiels, au demeurant, ne sont pas exercés rue de Grenelle mais rue de Rivoli. Alors que les crédits dont le ministre de l’Industrie peut disposer librement sont de l’ordre de quelques dizaines de millions, les prêts du FDES, cinquante fois plus importants, sont gérés par la Direction du Trésor, qui ignore tout des réalités industrielles. […] Les actions intéressant l’industrie dépendent donc, en définitive, de négociations complexes, arbitrées par l’establishment financier et les groupements patronaux. Les entreprises intéressées n’ont aucune chance de peser sur les décisions, sauf de façon marginale, ou dans la mesure où leur importance leur donne accès aux éléments utiles de la technostructure politico-administrative. La mise en œuvre d’une politique industrielle passe donc par une véritable révolution administrative.
Il faut, en premier lieu, que le ministère de l’Industrie dispose des pouvoirs dont il a besoin pour assurer ses missions. À cet effet, il conviendrait :
• de lui confier la gestion de l’ensemble des fonds publics intéressant l’industrie, quels qu’en soient la nature ou l’objet ;
• de lui laisser le soin, au sein de l’enveloppe fixée par le Gouvernement, de proposer les arbitrages tendant à répartir les ressources entre les procédures adaptées aux objectifs généraux fixés par le Plan.
C’est à ce prix qu’il sera possible de garantir la rationalisation des choix publics et d’assurer leur cohérence. Mais il faut, aussi, renforcer l’instrument mis à la disposition du ministère, et en améliorer la qualité. À cette fin, il serait hautement souhaitable que les agents des grands corps techniques reçoivent une formation complémentaire avant d’être appelés à servir au sein des services centraux. Tant pour améliorer leur connaissance concrète des réalités industrielles que pour garantir la fiabilité des informations réunies par l’intermédiaire des organisations professionnelles, il serait également utile qu’ils soient temporairement rattachés à l’Inspection générale, et que celle-ci soit habilitée à vérifier ces informations sur pièces et sur place.
DES STRUCTURES ET DES PRATIQUES BANCAIRES INADAPTÉES AUX BESOINS DE L’INDUSTRIE
À cet égard, la situation française se distingue fâcheusement de celle qui peut être observée en Allemagne, aux États-Unis et au Japon. Notre appareil financier, en particulier, est centralisé à l’extrême.
De ce point de vue, l’encadrement du crédit, qui les a obligées à réduire, plus encore que par le passé, les pouvoirs de décision délégués à leurs échelons excentrés, a révélé le caractère de plus en plus bureaucratique de leurs procédures.
Cet état de choses est l’un des facteurs qui contribue le plus à la concentration à Paris des sièges sociaux des affaires industrielles, qui présente nombre d’inconvénients.
Une situation identique peut être observée en ce qui concerne la distribution des prêts à long terme. Pour l’essentiel, en effet, celle-ci est le fait du Crédit national, qui, en raison des contraintes créées par ses statuts, ne dispose guère des moyens dont il aurait besoin pour adapter ses concours aux demandes très variées qu’il doit satis- faire. Les sociétés de développement ré- gional auraient pu remédier à cet état de choses, si elles n’étaient pas soumises à une tutelle très étroite. Limitée par la structure de leur capital et de leur conseil d’administration, au sein desquels les banques parisiennes occupent une place prépondérante, leur autonomie, en effet, est réduite à peu de chose du fait des procédures qui les régissent. Paradoxalement, les délégations régionales du Crédit national disposent d’une marge de liberté plus grande que les SDR, le montant des engagements qu’elles peuvent prendre, à leur niveau, étant sensiblement plus élevé que celui à partir duquel les concours de ces dernières sont subordonnés à un accord préalable de la Direction du Trésor.
Les opérations de crédit courantes et les prêts à moyen ou à long terme présentent, au demeurant, une caractéristique commune : la grande majorité de ces concours procèdent d’une démarche analytique, en ce sens qu’ils tendent à assurer le financement de créances déterminées ou d’investissements individualisés, et ne prennent qu’accessoirement, ou exceptionnellement, en compte l’ensemble des problèmes financiers des entreprises. La prédominance de ces procédures, complétée, le plus souvent, par des prises de garanties spécifiques, est génératrice d’un comportement bancaire caractérisé par une forte dose d’indifférence, voire d’irresponsabilité économique. Cet état de choses est aggravé par la pratique des pools, qui consiste à partager les crédits alloués à une même firme entre un nombre plus ou moins grand de banques, et limite donc l’importance de leurs risques, étant observé que, lorsqu’une difficulté survient, le retrait d’un membre, même mineur, du pool suffit souvent à donner naissance à des situations conflictuelles qui mettent en cause le crédit, sinon même la survie de l’entreprise.
La combinaison d’une réforme décentralisatrice et de mesures tendant, d’une part à pénaliser la pratique des pools, d’autre part à privilégier les financements globaux et synthétiques, modifierait profondément le comportement des banques envers les entreprises. Contraintes d’associer leur fortune à celle de leurs clients industriels, et appuyées sur des SDR renforcées et effectivement régionalisées, elles seraient conduites, comme en Allemagne, aux États-Unis et au Japon, à prendre en charge l’ensemble de leurs problèmes financiers et, par voie de conséquence, à assumer pleinement leurs responsabilités à l’égard de l’économie nationale.
LE CONTRÔLE DES PRIX A COMPORTÉ DES CONSÉQUENCES ABSURDES AU NIVEAU DE L’INDUSTRIE
De ce point de vue, il faut souligner que la France, qui est le seul pays d’Europe à avoir maintenu jusqu’à une période récente, sous des formes diverses, un contrôle permanent des prix industriels, a connu, dans l’ensemble, des hausses plus importantes que ses partenaires, alors que l’Allemagne, qui a renoncé à cette pratique depuis trente ans, a enregistré une stabilité exemplaire. Ces évolutions divergentes ne sont pas le fait du hasard.
Ce contrôle qui, pratiqué suivant des procédures administratives, a pris nécessairement des formes bêtes et méchantes, quelle que soit la qualité des hommes qui l’exerçaient, a incité les entreprises à rechercher des innovations, souvent purement formelles, pour échapper à ses conséquences, et à privilégier les dirigeants habiles ou bien introduits, plutôt que les gestions efficaces. Il a pénalisé les industries de base, dont les produits sont aisément définis et constitue, notamment, l’une des principales causes des difficultés auxquelles se heurtent aujourd’hui la sidérurgie, les fabricants de papiers et certaines branches de la chimie. Il a affecté fâcheusement l’équilibre extérieur : à court terme, dès lors que les marges appliquées en pourcentage, au niveau de la distribution, ont incité les commerçants à préférer des articles chers, d’origine étrangère, aux produits nationaux ; à moyen terme dans la mesure où il a interdit aux entreprises françaises de constituer des réserves pendant les périodes de haute conjoncture et les a conduites, par voie de conséquence, soit à renoncer à des investissements qui auraient amélioré leur compétitivité, soit à supporter des charges financières anormalement élevées.
Au-delà des inconséquences anecdotiques qu’il comporte, c’est cette incidence financière du contrôle des prix qui est sans doute la plus grosse. Soumise à des pressions très fortes sur les éléments de ses coûts, en raison de la hausse des rémunérations, des charges sociales, des prix des matières premières et de celui de l’énergie, l’industrie n’a pas pu préserver ses marges en raison des contraintes administratives exercées sur ses prix de vente. L’atonie actuelle des investissements est due à cet état de choses plus qu’a tout autre facteur. Il serait illusoire de penser que les conséquences qui en résultent pourraient être compensées par des apports de fonds propres d’origine externe, la logique économique et financière conduisant ceux qui les décident à les réserver, précisément, aux entreprises dont les perspectives sont attractives. On peut douter, par ailleurs, que les moyens mis en œuvre aient contribué de façon efficace à modérer la hausse du niveau général des prix ; dans le long terme, son effet a été entièrement négatif ; à court terme, il faut souligner que cette hausse a toujours trouvé son origine principale dans les évolutions observées au niveau du commerce, des services et des produits d’origine agricole.
La simple vérité oblige à approuver la politique de libération des prix industriels décidée par le Gouvernement.
Elle oblige aussi à souligner avec vigueur que les hausses de prix les plus lourdes et les plus constantes sont rarement imputables aux secteurs productifs en tant que décisions délibérées, mais qu’elles sont régulièrement le fait des prestataires de services et des circuits de distribution. Il n’est que de considérer la prospérité du secteur des activités de vente au consommateur, la multiplication des intermédiaires, leur puissance et leur rente de situation, la fréquence des investissements de modernisation, l’ampleur des rabais consentis dans les ventes soldées ou promotionnelles, l’évolution des prix dans le secteur de la restauration, l’écart entre l’importance des hausses conjoncturellement justifiée et celle de la baisse, après normalisation, le jeu des marges, l’incitation systématique à la consommation la plus coûteuse, etc., pour se convaincre que, dans ce domaine, la liberté théoriquement surveillée n’a d’autre limite que celle de l’âpreté au gain. Il n’apparait point qu’on y rencontre, d’une manière générale, la moindre conscience d’une responsabilité économique ou sociale.
Il est juste aussi de dire que le consommateur, souvent bénéficiaire d’un certain revenu discrétionnaire, étouffé par le respect humain, n’a plus le courage et bien souvent même l’idée de contester les prix demandés.
Il serait donc souhaitable de mener une action visant, d’une part, au redéploiement des moyens de contrôle sur les services et les circuits commerciaux et, d’autre part, à l’information du consommateur.
L’INSUFFISANTE CONCERTATION DU CHOIX STRATÉGIQUE DES BRANCHES ET DES ENTREPRISES
Ce phénomène est particulièrement net dans les activités d’exportation. Là où leurs concurrents étrangers se présentent avec une stratégie préétablie masquée par une multiplicité de soumissions des entreprises d’un même pays pour enlever un marché,
les entreprises françaises tentent individuellement leur chance. Aussi sont-elles souvent prises de court par le retrait des firmes étrangères concurrentes au bénéfice de l’une d’entre elles. Les rabais importants qu’elles consentent alors tardivement ne font que nuire à leur crédibilité.
Les industriels français auraient le plus grand intérêt à faire l’apprentissage d’une concertation qui ne relève que de leurs instances professionnelles, quitte à solliciter ensuite sur la base de l’accord intervenu l’assistance des services officiels.
Peut-être trouvera-t-on ce paysage industriel français un peu sévère, injuste à la limite. Il l’est en effet, consciemment, car il avait pour objet d’accuser les traits. On peut reprocher aussi à ce paysage d’avoir mis en évidence les caractéristiques générales et de n’avoir pas précisé les choses secteur par secteur. Il est évident, en effet, qu’à vouloir rester au niveau le plus général on court le risque de n’être exactement adapté à la situation d’aucune branche. Ce risque a été accepté. Croit-on vraiment qu’à prendre la nomenclature de nos in- dustries et à tenter d’entrer dans le détail on aurait vraiment éclairé le problème qui est ici en question.
Votre rapporteur ne l’a pas cru et il n’a, en fait, trouvé aucun plan de notre industrie qui ne «mérite» à un degré ou à un autre chacun des « reproches » retenus. Il serait injuste de ne pas porter au crédit des industriels français que malgré tous ces « vices », l’industrie française a assez bien réagi aux mutations brutales auxquelles elle a été soumise. Il faut seulement qu’elle aille plus loin car aucune épreuve ne lui sera épargnée alors qu’il nous faut nous développer : le danger n’est pas pour la France d’accumuler des déficits importants de sa balance des paiements ; elle ne le pourra pas, son crédit y succomberait. « Le danger est de n’équilibrer notre balance des paiements qu’au prix d’une croissance insuffisante » avec les conséquences que cette insuffisance pourrait avoir sur l’emploi et le niveau de vie, avec le risque immense de voir notre pays s’engager dans une voie de sous-développement relatif croissant, ce qui mettrait en cause notre indépendance vis-à-vis du monde et de l’Europe et notre équilibre intérieur. Il nous faut trouver les chemins de la croissance.
Edgard Pisani
Ancien ministre Sénateur de la Haute-Marne