Boris Mirkine-Guetzévitch, dans un article paru dans le numéro 500-502, de juillet-septembre 1936, alerte les élites sur la représentation parlementaire des intérêts dans laquelle il voit une atteinte à l’œuvre de la Révolution française et à la souveraineté nationale.
Le problème de la souveraineté nationale est une des questions les plus discutées de la science politique. Autour de cette question, depuis des décades, s’accumulèrent tant de malentendus polémiques, tant de controverses obscures, qu’il semble inutile, en cette époque de crise de la démocratie et du régime parlementaire, de revenir à ce problème, aux discussions scolaires sur la nature de la souveraineté nationale. Mais la démocratie libérale est actuellement menacée par l’idéologie de l’État autoritaire. Et cette menace est tellement grave que le problème du fondement de la démocratie, de la souveraineté nationale, n’est plus seulement une discussion académique.
Le communisme, d’une part, l’idéologie corporative dictatoriale de l’Allemagne ou de l’Italie, d’autre part, ces menaces réelles qui pèsent sur l’État libéral, rajeunissent les vieilles discussions sur l’individualisme. Le problème de la souveraineté nationale, nous le répétons, est, en ce moment, un problème d’actualité politique, et non pas de discussion scolaire. Le nouveau livre de M. André Tardieu, qui a attiré l’attention et suscité déjà des polémiques, donne au vieux problème de la souveraineté nationale un caractère d’actualité politique. Nous aurons l’occasion d’exposer plus loin sommairement la thèse de M. André Tardieu, avec toutes les réserves qu’elle comporte.
Limité par la place, nous n’avons certainement pas l’intention d’énumérer ici toutes les théories anti-démocratiques, d’exposer la riche littérature des partisans de l’État corporatif, ni surtout d’aborder l’aspect économique de l’État corporatif. Nous nous bornerons à l’aspect politique du corporatisme. Et cet aspect purement politique nous amènera au problème de la souveraineté nationale.
Si le corporatisme n’est adopté à l’heure actuelle que par les pays de dictature, il existe néanmoins des théoriciens qui réclament, de bonne foi, l’introduction du corporatisme dans l’État démocratique. Or, aucun d’eux n’a pu jusqu’à présent proposer une base sérieuse de la répartition des sièges dans un Parlement corporatif. L’arbitraire de la « représentation des intérêts » est évident. Quelle base peut-on, en effet, trouver pour définir le nombre des représentants de chaque profession dans une Chambre corporative ? Des économistes, des spécialistes de la statistique peuvent proposer une certaine répartition qu’ils considéreront comme juste ; mais ce système restera toujours arbitraire, parce que personne au monde ne possède un critérium exact déterminant le pourcentage des représentants de l’industrie métallurgique, des ouvriers des mines, des employés de commerce ou des employés de banque. Si l’on envisage le rapport social des diverses professions, l’arbitraire sera encore plus grand. Qui peut fixer le nombre des représentants des sages-femmes, des chauffeurs de taxi ou des ordonnateurs des pompes funèbres ? D’après quel critérium dira-t-on que, dans une Chambre corporative, les vétérinaires auront deux places et les voyageurs de commerce quatre ? L’arbitraire persistera malgré toutes les théories élégantes qui prêchent le retour au passé.
Si l’on désire assurer la représentation des intérêts, il faut admettre que les représentants des syndicats sont les véritables et même les meilleurs représentants de telle ou telle profession. Mais peut-on prétendre que le président du syndicat des chauffeurs soit, en réalité, le meilleur chauffeur du pays ? Peut-on ignorer que, dans la vie des syndicats, la technicité politique joue un rôle prépondérant ? Peut-on ignorer que la psychologie des élections au sein d’un syndicat est la même que celle des élections législatives ? Peut-on ignorer que c’est souvent le meilleur orateur qui est élu président d’un syndicat, parce que l’homme qui parle le mieux a le plus d’influence sur les électeurs ?
La formule de Proudhon, que l’atelier remplacera le gouvernement, n’était qu’une boutade philosophique. Quand on examine, sans aucun parti pris, sur quelle base peut s’établir la représentation des intérêts, on aboutit tout de suite à l’arbitraire et à la fantaisie.
Mais supposons que l’on découvre cette base. Les représentants professionnels appartenant à différents partis politiques formeront tout de suite des fractions politiques ! L’expérience belge, expérience d’un pays démocratique et parlementaire, est en ce sens très significative. En 1893, la commission du Sénat belge n’a pu trouver de base équitable à la représentation des intérêts. Échec identique en 19194. L’ « homme politique » l’emporte nettement en Belgique sur l’ « homme social », même dans les élections de caractère purement social. Ainsi, en Belgique, les élections strictement économiques de conseillers-prud’hommes, de membres des tribunaux de commerce, de comités paritaires, du conseil supérieur du travail, etc., se font non point sur la base des intérêts économiques, mais uniquement dans les cadres traditionnels des partis belges : libéraux, socialistes, catholiques. D’autre part, même dans des centres industriels et commerciaux aussi importants qu’Anvers, où existent en fait des « intérêts » économiques locaux, il n’a jamais été possible de réussir à faire élire aux élections générales un représentant de ces intérêts. Ajoutons que, dans la dernière élection législative partielle à Bruxelles, en avril 1935, sur 380.000 suffrages exprimés, la liste des « commerçants et des classes moyennes » a obtenu 6.500 voix, et celle du parti corporatif n’en a réuni que 1.492…
L’ « homme politique » et l’ « homme social » ne font qu’un. On peut séparer ces deux activités dans un ouvrage théorique, mais pratiquement et psychologiquement dès qu’il s’agit d’une activité politique, l’homme pense politiquement.
L’ « homme social », en outre, n’est pas un représentant de l’intérêt collectif. Réunir les représentants des intérêts particuliers et inévitablement contradictoires n’est pas un moyen de faire triompher la cause de l’intérêt collectif. Une Chambre corporative, c’est le conflit d’intérêts opposés, parce que les représentants des différentes branches de l’activité économique n’ont pas d’intérêts communs ; au contraire, ils sont divisés et souvent en lutte. Une mesure protectionniste, qui peut être utile à telle ou telle branche de l’industrie nationale, sera combattue par les représentants d’une autre branche. Le Parlement corporatif, c’est la lutte pure et simple sans aucun élément d’unité.
Le Parlement politique, objectera-t-on, est aussi une lutte. Oui, mais dans le Parlement politique ce sont des partis qui se combattent, et les partis, en principe, doivent défendre l’intérêt national. Un parti politique peut souvent correspondre à tel ou tel groupement social, mais il ne sera pas cela seulement. Un parti politique peut mal comprendre l’intérêt national ; mais, dans son activité, il est obligé de mettre en avant l’intérêt de la majorité du pays. Un parti politique défendant ouvertement les intérêts d’une minorité ne peut avoir aucun succès.
Quelques auteurs défendent la représentation des intérêts au nom de la représentation de l’élite : le suffrage universel, disent-ils, ferme la porte des Parlements à l’élite intellectuelle, tandis que la représentation des intérêts assurera mécaniquement une grande place aux savants, aux écrivains, aux intellectuels. Tout d’abord, constatons que dans tous les Parlements l’élite a ses représentants. On a parlé même de la « république des professeurs » ! La démocratie, dit-on, c’est le règne de l’ « homme de la rue », voire de l’homme moyen. Mais l’ « homme de la rue » représente l’énorme majorité du pays. Pasteur n’a pas été député. Est-ce vraiment une perte pour le pays ? Bien au contraire. Pasteur, député, aurait été sans doute perdu pour la science ; il aurait pu être un politicien médiocre et, de toute façon, on ne peut admettre pour Pasteur un droit supérieur à l’élection ; pour être un bon député, il ne faut nullement être un savant génial, un grand écrivain ou un poète célèbre. Le travail législatif, c’est la vie quotidienne, et l’homme de la rue est souvent bien plus apte à la besogne politique et législative que le plus grand poète. […]
La souveraineté nationale est un axiome : c’est une de ces vérités premières qui ne sont pas démontrables comme un axiome géométrique n’est point démontrable, comme l’idée du bien ne l’est point pour la morale, ni celle du beau pour l’esthétique. Est-ce qu’on peut démontrer l’existence de la « nation » ? On peut appeler ces vérités des croyances. Mais c’est une méthode de pure polémique.
La science politique doit appeler la notion de la souveraineté nationale un « axiome » ; car la souveraineté nationale n’est pas un phénomène social démontré et démontrable, c’est un principe. La souveraineté nationale, c’est un principe de l’État libre, c’est la formule d’une certaine ambiance politique, c’est une indication de la source du droit.
La philosophie constitutionnelle de la Révolution a démontré la primauté politique, la légalité supérieure du principe majoritaire. Une loi est obligatoire parce qu’elle est une loi, c’est-à-dire parce qu’elle est votée par la majorité des représentants du peuple. Le caractère obligatoire d’une règle législative se trouve dans les origines de sa promulgation et non point dans son contenu. Si l’on remplace le problème des origines par celui du contenu, l’organisation démocratique devient impossible. Le critérium du contenu, c’est l’arbitraire. Le seul critérium démocratique, ce sont les origines du droit, c’est-à-dire la constatation qu’une règle a été librement votée par la majorité élue selon la Constitution, dans les conditions des élections libres et conformément aux principes des Droits de l’Homme. C’est mécanique ? C’est « simpliste » ? Mais, pour cette formule naïve et simple, l’humanité a souffert pendant des siècles, elle a versé des larmes et son sang. Toute atteinte au principe majoritaire dans l’œuvre législative, c’est l’arbitraire, la dictature d’un groupe, d’une classe ou d’un homme.
Bien entendu, le suffrage universel ne représente pas le pays avec une exactitude mathématique. Le corps législatif n’est pas un tableau exact du corps électoral. La géométrie électorale, la corruption, le hasard des chiffres, tout cela transforme la physionomie du corps électoral. Mais la ligne droite qui existe en géométrie est inexistante en mécanique appliquée. Les déviations « physiologiques » du suffrage universel sont « normales » parce que la souveraineté nationale n’est pas une notion mathématique, mais une notion de la science sociale, c’est-à-dire applicable à la vie humaine où la ligne droite mathématique n’existe point.
Toute la critique savante dirigée contre la souveraineté nationale est en dehors du sujet. Cette notion ne doit pas être démontrée ; c’est un postulat, un principe, une règle idéale qui peut être plus ou moins conforme à la réalité, mais qui ne lui sera jamais absolument conforme parce qu’il s’agit ici des hommes avec leurs passions et avec leurs vices.
La doctrine individualiste de la Révolution française n’est pas un épisode ; c’est un plan, un programme qui n’est pas encore réalisé entièrement, car la doctrine individualiste comporte en elle-même plusieurs siècles de développement et permet de réaliser les réformes sociales les plus profondes.
Un des lieux communs est de représenter la Révolution française comme une révolution « bourgeoise ». Mais dire que la Révolution de 1789 est une révolution bourgeoise, c’est fausser les perspectives historiques. La Révolution française n’est pas faite par des hommes qui veulent conserver leur propriété ; c’est la Révolution qui crée la propriété ; en abolissant le régime féodal, la Révolution crée une classe nouvelle de possesseurs. La Révolution a des conséquences bourgeoises, mais elle n’est pas « bourgeoise », elle est nationale.
À la base de la conception juridique des hommes de 1789 était la primauté absolue de la loi sur tous les droits. Mirabeau, par exemple, n’était pas moins « socialiste » que Robespierre, quand il défendait la nécessité de la confiscation des biens de l’Église ; il disait que la loi était supérieure à la propriété, que la loi pouvait faire tout et que la propriété était une création de la loi. Robespierre n’était pas plus socialiste que Mirabeau. C’est la mentalité générale de la Constituante et de la Convention, la croyance en la force créatrice de la loi.
La Révolution française ayant admis que la propriété est une création de la règle législative, nous sommes à la porte du réformisme social ; la théorie individualiste de la Révolution reste vivante et peut servir aux besoins sociaux des peuples parce que le but des lois, c’est toujours l’homme.
À l’heure actuelle, devant la législation sociale d’après-guerre, devant l’intervention constante de l’État dans les rapports économiques, la discussion traditionnelle entre les partisans de la conception sociale et de la conception individualiste perd, il nous semble, sa valeur. Quand nous parlons du principe individualiste de la Révolution, nous voulons indiquer le plan de l’État démocratique, mais non point l’individualisme économique propre au XVIIIe siècle, qui est dépassé par la réalité sociale et législative de notre temps.
L’incompatibilité de la représentation corporative avec la démocratie ne doit pas être basée sur les vieilles théories du XVIIIe siècle ; ce n’est pas dans le Contrat social qu’il faut chercher les raisons et les bases de cette incompatibilité. C’est la démocratie moderne du XXe siècle qui est incompatible avec le corporatisme, parce que cette démocratie, partant du principe majoritaire, est seule capable de garantir la liberté et, en même temps, de réaliser la défense réelle de l’homme social.
L’individualisme de la Révolution française, compris comme une tendance de l’évolution historique, n’est pas un individualisme abstrait, antisocial, mais c’est un individualisme que nous pouvons dénommer individualisme social. Ce néo- individualisme qui continue l’œuvre de la Révolution, qui a pour tâche le développement des principes de la Révolution par l’organisation de la démocratie moderne, ce néo-individualisme social est la garantie de la liberté et de la justice dans la société moderne.
Le corporatisme sert les dictateurs, car il est basé sur la négation de l’individu. Ainsi, par exemple, la doctrine politique de l’Allemagne contemporaine considère le peuple non point en tant que totalité des individus avec leurs droits, leurs désirs, leurs aspirations, mais comme une foule impersonnelle, comme un sinistre conglomérat d’esclaves. Et c’est un grand mérite historique de la France d’être restée fidèle à l’individualisme politique et intellectuel à une époque de dictatures.
Les forces de la destruction, qu’elles viennent de gauche ou de droite, ont, à l’heure présente, concentré leurs efforts pour remplacer l’individualisme de la souveraineté nationale par l’oppression corporative. Le soviétisme, aussi bien que le fascisme, constituent deux formes de la même négation de la démocratie.
Devant la menace du corporatisme dictatorial, toutes les démocraties doivent conserver un attachement fidèle aux idées de la Révolution française. Inutile de présenter cet attachement comme un certain « conservatisme » ; inutile, également, de déclarer que, pour lutter contre le corporatisme, la démocratie doit se retourner vers 1789. Présenter sous cette forme la défense de l’État démocratique est historiquement impossible et contraire à l’évolution humaine. Ce n’est pas le retour à 1789 que doivent professer les démocrates ; il n’y a pas de retour en arrière dans l’histoire de la liberté. C’est en avant que l’on doit aller, avec les principes de la Révolution française, vers l’adaptation de la démocratie aux conditions nouvelles de la vie politique des peuples libres. Et le principe de la souveraineté nationale reste et restera toujours la base de la technique de la liberté.
Boris Mirkine-Guetzévitch
Secrétaire Général de l’Institut International de Droit Public