Dans l’interview qu’elle nous a accordée en février 2023,Édith Cresson évoque son entrée en politique, ce milieu qu’elle a côtoyé pendant de nombreuses années, et les combats qu’elle a dû mener pour y faire sa place.
Revue Politique et Parlementaire – Comment êtes-vous venue à la politique ?
Édith Cresson – Mon père, inspecteur des finances, était socialiste. Nous parlions beaucoup de politique à la maison. Toute petite j’avais mesuré les enjeux des choix politiques. Lorsque j’ai fait HEC, une amie m’a présenté François Mitterrand. J’ai adhéré à la Convention des institutions républicaines et j’ai participé à la première campagne présidentielle de François Mitterrand en 1965 puis je l’ai suivi au Parti socialiste. En 1975, il m’a demandé d’aller à Châtellerault pour me présenter à des élections législatives partielles face à Pierre Abelin, ministre de la Coopération et maire de Châtellerault. J’ai été battue de quelques voix mais je l’ai devancé dans sa ville. Mon excellent score m’a encouragée à faire d’autres campagnes. Cela m’a passionnée et permis de mieux comprendre la province que je connaissais mal. En 1979, j’ai été élue au Parlement européen et en 1981, François Mitterrand m’a nommée ministre de l’Agriculture.
RPP – Avez-vous été surprise qu’il vous propose ce ministère ?
Édith Cresson – Non car j’étais membre de la commission de l’agriculture au Parlement européen, j’avais donc des compétences dans ce domaine.
RPP – Comment s’est passée votre arrivée dans ce ministère occupé pour la première fois par une femme ?
Édith Cresson – Cela a été très difficile, les agriculteurs étaient furieux qu’une femme soit nommée ministre. Le président de la FNSEA était très désagréable. Face à ce sexisme et cette hostilité, j’ai dû faire preuve de caractère. Lorsque je suis arrivée devant les agriculteurs pour la première fois, j’ai été accueillie par une banderole géante sur laquelle était inscrit « Édith, on t’espère meilleure au lit qu’au ministère ! ». Je leur ai répondu : « Cela tombe bien que je sois ministre de l’Agriculture parce que comme j’ai affaire à des porcs, je vais pouvoir m’occuper de vous ». Lorsque François Mitterrand m’a proposé le ministère du Commerce extérieur et qu’il a nommé Michel Rocard à l’Agriculture j’ai été soulagée. Le président de la FNSEA a alors déclaré : « Enfin un homme que je vais pouvoir regarder dans les yeux ». Qu’il n’ait pas pu me regarder moi dans les yeux reste un mystère. En 2017 une femme, Christiane Lambert, a été nommée à la présidence de la FNSEA, c’est un progrès que je n’imaginais pas alors.
La période passée au ministère du Commerce extérieur a été heureuse. Je m’entendais très bien avec les chefs d’entreprise. On rencontre peu de misogynie et de préjugés dans les milieux économiques. En 1988, j’ai été nommée au ministère des Affaires européennes dont j’ai démissionné pour créer une société aidant les entreprises françaises à s’implanter dans les pays de l’Est. Puis en 1991, François Mitterrand m’a proposé le poste de Premier ministre.
RPP – Quelle a été votre réaction ?
Édith Cresson – Dans un premier temps, j’étais extrêmement réticente car il s’agissait de la deuxième moitié de son dernier mandat, la pire période et j’ai refusé. Mais François Mitterrand a beaucoup insisté, il était malade et j’ai donc fini par accepter. J’ai composé la liste du gouvernement, mais sous l’influence de Laurent Fabius, seuls deux de mes choix, Dominique Strauss- Kahn et Martine Aubry, ont été retenus.
RPP – Comment s’est déroulée la passation de pouvoir avec Michel Rocard ?
Édith Cresson – Elle s’est très bien passée, il a été très élégant. C’est quelqu’un que j’appréciais beaucoup. Je trouvais que ses idées, notamment sur le plan économique, étaient très pertinentes.
RPP – Malgré votre expérience d’élue locale, de députée, de conseillère générale, de ministre de différents portefeuilles, certains ont questionné votre légitimité. À quel moment sentez-vous que cela va être difficile et comment l’expliquez-vous ?
Édith Cresson – Immédiatement, il n’y a eu aucune période de grâce. Je savais que ce ne serait pas facile, mais je n’imaginais pas toute cette hargne et méchanceté.
Du côté des socialistes, ils étaient furieux, ils considéraient que ce n’était pas la place d’une femme. Beaucoup voulaient être Premier ministre pas pour « faire » mais pour « être ». Ils étaient donc prêts à toutes les intrigues et coups bas avec la complicité des médias. Par exemple, lorsque les Japonais ont inondé le marché français avec leurs produits, j’ai dit à Roland Dumas, alors ministre des Affaires étrangères, que les Japonais travaillaient comme des fourmis. Il a alors rapporté au Canard Enchaîné « Édith Cresson a dit que les Japonais sont des fourmis ».
Quant à l’opposition, le député François d’Aubert, futur secrétaire d’État à la Recherche, a déclaré « Voilà la Pompadour ! ». Deux siècles après la Révolution française ce député ne savait apparemment pas que la légitimité vient du suffrage universel.
RPP – Vous avez également été victime de sévères attaques misogynes et sexistes de la part de la classe politique. Vous attendiez-vous à de telles critiques ?
Édith Cresson – Contrairement à la population française, la classe politique est misogyne et machiste. Lorsque j’étais élue locale, je n’ai jamais eu de remarque parce que j’étais une femme. Cela devient difficile à partir du moment où l’on occupe un poste pour lequel les hommes pensent que vous n’êtes pas légitime. Les propos et comportements misogynes sont plus importants à mesure que vous montez dans l’échelle du pouvoir. Mon apparence, mes tenues, ma coiffure, mes bijoux étaient scrutés et commentés ; le reste, mes idées, mes projets étaient secondaires. À l’Assemblée nationale dès qu’une femme montait à la tribune, on entendait des ricanements, des commentaires sur son physique, des caquètements. J’ai même entendu des « à poil ! ». Ces comportements n’ont cessé que récemment.
RPP – Est-ce un phénomène typiquement français ?
Édith Cresson – Oui c’est propre à la France. On n’entend pas ce type d’insultes et de propos dans les Parlements britannique, italien, allemand ou espagnol. Une femme a été Premier ministre du Portugal bien avant moi sans que cela suscite de difficultés. Je me suis souvent interrogée sur les raisons de ces comportements exclusivement français, mais je n’ai trouvé aucune explication.
RPP – Les médias ont aussi été très virulents au moment de votre nomination.
Édith Cresson – Oui, on me prêtait des propos que je n’avais jamais tenus, de fausses informations circulaient. Il existait des connexions entre certains politiques et journalistes afin d’essayer de saboter mon travail.
Plutôt que de s’intéresser aux projets que je portais, les médias préféraient commenter mes vêtements, le choix de mes bijoux, ma démarche. J’ai une grande cicatrice au genou consécutive à un accident de la route. Un jour des photographes se sont mis à genoux lorsque je sortais de ma voiture pour filmer mes jambes et expliquer que l’un de mes collants était filé.
Beaucoup d’hommes politiques se lient d’amitié avec des journalistes, ils se côtoient et travaillent parfois ensemble. J’ai été la cible de cet entre-soi et j’ai été at- taquée de tous côtés, particulièrement par des ministres socialistes, afin de saper ce que je faisais. […]
RPP – Avez-vous également été victime des médias dits de gauche ?
Édith Cresson – Oui Le Monde a été particulièrement terrible et odieux avec moi.
RPP – François Mitterrand était-il conscient de ce que vous viviez ?
Édith Cresson – Oui il en était conscient et cela le choquait. Il n’était absolument pas misogyne et il aurait aimé qu’il y ait davantage de femmes au Parlement.
RPP – Sans le soutien des ministres, comment avez-vous pu travailler ?
Édith Cresson – Tout ce que j’ai pu réaliser, c’est en contournant le système. Par exemple, lorsque j’ai mis en place l’intelligence économique, domaine dans lequel nous n’étions pas très performants, je l’ai fait sans en parler au gouvernement. Nous devions vendre trois centrales nucléaires à la Chine et nous étions très compétitifs en termes de prix. Les services secrets m’ont informée que nous risquions de perdre le marché car nos concurrents allemands avaient proposé aux Chinois de mettre à leur disposition un ingénieur spécialisé pendant dix ans afin de leur expliquer le fonctionnement de la centrale. J’ai donc proposé vingt ans aux Chinois et nous avons remporté le marché. Je me suis dit que l’intelligence économique c’est de savoir ce qui se passe dans la tête des autres. J’ai alors demandé à Henri Martre, PDG de la société Aérospatiale, de rédiger un rapport sur l’intelligence économique et j’ai invité les grandes entreprises et administrations à participer aux travaux. Le Quai d’Orsay, estimant que cela ne concernait que les entreprises, a refusé de siéger dans ce groupe de travail. Qu’il ne se sente pas impliqué est incroyable. Je pense que cette attitude est, là aussi, typiquement française.
RPP – Quelles étaient vos relations avec l’opposition et étaient-elles plus faciles qu’avec votre propre camp politique ?
Édith Cresson – J’avais d’excellentes relations avec Jacques Chirac et j’ai très peu connu Valéry Giscard d’Estaing. L’opposition mettait moins en avant le fait que je sois une femme.
RPP – Quelles sont les mesures que vous avez prises pour favoriser l’accès des femmes à des responsabilités politiques ?
Édith Cresson – Je souhaitais davantage de femmes et j’en ai donc nommé quelques-unes à certains postes, mais mes critères étaient avant tout la compétence et l’expérience et non leur statut de femme. Je ne faisais aucune différence avec les hommes.
RPP – Comment jugez-vous l’évolution de la place des femmes en politique et plus largement dans les postes à respon- sabilité ?
Édith Cresson – Il est aujourd’hui considéré comme davantage normal que des femmes soient nommées à des fonctions importantes. Cependant, leur nombre est encore très inférieur à celui des hommes comparativement à d’autres pays et nous avons donc encore des progrès à faire en la matière.
RPP – Les lois dites « de parité » vous semblent-elles suffisantes pour permettre aux femmes d’accéder à des postes de responsabilité en politique ?
Édith Cresson – Je crois que ce n’est pas vraiment un problème de législation mais plutôt de mentalités. Il faut que les mentalités évoluent car il n’y a aucune raison
que la France soit le dernier pays en Europe à se comporter ainsi à l’égard des femmes.
RPP – Certains propos et comportements, notamment sur les tenues vestimentaires des femmes, perdurent. Avec la nouvelle génération, notamment à l’Assemblée nationale, les mentalités n’ont- elles pas évolué et le sexisme en politique est-il toujours encore solidement ancré ?
Édith Cresson – Les comportements et propos misogynes existaient encore il y a peu dans l’hémicycle. Mais des sanctions financières sont désormais prises à l’encontre de tout député qui proférerait des insultes sexistes. Il est déplorable, dans un pays comme la France, de devoir menacer les parlementaires pour qu’ils n’insultent plus les femmes. […]
RPP – Cette domination de l’espace politique par les hommes ne favorise-t-elle pas le harcèlement et les agressions dénoncées par les mouvements Me Too Politique ou Chair collaboratrice ?
Édith Cresson – Malheureusement cela existe dans tous les milieux, ce n’est pas propre à la politique. Concernant le harcèlement, je pense que toutes les femmes en sont victimes mais elles savent et doivent se défendre, il faut donc raison garder. Pour les crimes comme le viol ou lorsque le harcèlement est une menace sur la fonction de la femme il faut bien sûr les dénoncer […]
Édith CRESSON
Premier ministre (1991-1992)
(Propos recueillis par Arnaud Benedetti et Florence Delivertoux)