En février 1913, dans les colonnes du n°224, Henri Hauser s’inquiète de l’absence d’une liaison maritime suffisante entre la France et l’Algérie. Il en analyse les causes et avance quelques solutions pour y remédier.
1904, 1907, 1912 : à intervalles presque réguliers, le trafic entre la métropole et sa grande colonie de l’Afrique du Nord se trouve brusquement arrêté. Parce que les inscrits marseillais sont en conflit, tantôt avec l’Administration de la Marine, tantôt avec les armateurs, un commerce qui se chiffre annuellement par 8 à 900 millions de francs risque de se trouver suspendu pendant des semaines. Les primeurs pourrissent, les barriques s’accumulent sur les quais d’Alger, d’Oran, de Bône, tandis que les fûts vides encombrent le port de Cette. Blés et moutons algériens manquent la « campagne » agricole ou la « campagne » moutonnière, même quand une récolte déficitaire ou un élevage insuffisant en France leur aurait assuré des prix très rémunérateurs. C’est « la paralysie pure et simple de toute la vie économique de la colonie » ; c’est un sentiment général d’insécurité, de découragement qui se répand chez les colons.
Ces crises, entre autres inconvénients, ont celui de masquer la gravité de la situation journalière. En effet, ce n’est pas seulement pendant les périodes troublées, c’est chaque année, après chaque récolte, après chaque vendange, que l’Algérie se trouve plus ou moins privée de communications avec la métropole. C’est en novembre 1911, en pleine paix économique, que la Chambre de Commerce de Cette, constatant « la quasi-suppression de nos relations avec l’Algérie par suite de la pénurie de navires », ajoutait ces paroles significatives : « Une grève des inscrits maritimes qui immobiliserait pour nous les navires n’aurait pas de plus fâcheuses conséquences ». Il n’y avait pas de grève non plus à la fin d’avril 1912 : et cependant sur les quais d’Oran, il fallait circuler au milieu d’un énorme amoncellement de marchandises, enjamber des caisses, déplacer des sacs pour gagner le bord, et l’on pouvait voir le pont des secondes du Duc de Bragance, couvert aux trois-quarts de cageots de tomates. Il semble que l’Algérie soit victime de sa prospérité même : il suffit d’une bonne récolte pour ouvrir chez elle une crise des transports.
La grève ne fait que pousser au paroxysme un état quasi-permanent et, si l’on ose dire, normal : à savoir l’absence d’une suffisante liaison maritime entre les deux rives de la Méditerranée française. Nous voudrions analyser les causes de cette déplorable situation, et rechercher quels remèdes on pourrait y apporter.
LE MONOPOLE DU PAVILLON
Les relations entre la France et l’Algérie sont dominées par la loi du 2 avril 1889, qui dit en son article premier : « la navigation entre la France et l’Algérie ne pourra s’effectuer que sous pavillon français ». Par suite de l’existence des traités de commerce, c’est seulement en octobre 1893 que cette loi put recevoir son exécution définitive. Depuis lors – depuis tantôt vingt ans – aucune marchandise algérienne ne part pour Marseille, Port- Vendres, Cette ou Ajaccio (ni pour Bordeaux, Brest, Rouen ou Dunkerque), aucun produit français ne part pour Alger, Oran, Mostaganem, Bône, Philippeville ou Bougie que sur navire français. Sinon, il est considéré, par la douane, comme produit étranger, et taxé comme tel. […]
Au fond, la loi de 1889 assimilait la navigation entre nos ports et les ports algériens – navigation de port français à port français – à un pur et simple cabotage. Là était, disons-le tout de suite, l’erreur fondamentale. Il est logique, il n’est pas dangereux de réserver au pavillon français le trafic entre Dunkerque et Bordeaux ; si, pour une cause quelconque, les navires de mer ne veulent ou ne peuvent, entre ces deux ports, remplir leur office, les canaux, les routes de terre, les voies ferrées sont là pour y suppléer, pour relier ces deux ports entre eux et avec les autres parties du pays. L’Algérie, au contraire, n’est liée à la France européenne que par les routes de la Méditerranée. Ces routes n’ont pas de substitut et, si elles viennent à être coupées, la colonie ne pouvant ni exporter ses produits, ni recevoir ceux de la métropole, meurt à la fois de pléthore et d’inanition. Entre la Méditerranée et le Sahara, l’Algérie, – disons plus exactement l’Afrique du Nord, – est, économiquement parlant, « une île ». Le monopole de pavillon affecte donc son existence dans une tout autre proportion, qu’il n’affecte celle du Languedoc, de la Bretagne ou de la Flandre. Toute interruption de la navigation aboutit, en fait, « à une véritable séquestration de la colonie ». L’assimilation de l’inter-course au cabotage, telle est l’origine de la situation lamentable des services de transports de l’Algérie.
LE « TRUST » DE LA MÉDITERRANÉE OCCIDENTALE
En réservant au pavillon français l’inter- course méditerranéenne, le législateur de 1889 croyait travailler dans l’intérêt de l’Algérie comme dans celui de la métropole. « Nos armateurs, disait Pouyer-Quertier, sauront se mettre à la hauteur des relations commerciales toujours croissantes entre la France et sa colonie africaine ». Et, comme on exprimait la crainte qu’à abri du monopole quelques compagnies syndiquées ne réussissent à constituer un monopole plus étroit, le gouvernement promit de parer à ce danger et de maintenir, entre nationaux, une libre et féconde concurrence. […]
DE QUELQUES EFFETS DU SYSTÈME
Le « monopole à l’intérieur du mono- pole » a-t-il, du moins, valu à l’Algérie une bonne organisation des transports ? Les armateurs coalisés ont-ils su, comme l’espérait Pouyer-Quertier, « se mettre à la hauteur des relations toujours croissantes entre la France et sa colonie africaine » ? Le nombre des navires et le tonnage mis à la disposition du commerce ont-ils cru proportionnellement à l’accroissement du trafic ? En 1893 (avant le plein fonctionnement de la loi de 1889), 74 vapeurs, jaugeant 54.263 tonneaux ; en 1907, il n’y a plus que 50 vapeurs, jaugeant 40.585 tonneaux : tandis que le commerce franco- algérien a doublé ! Cette situation paradoxale s’est quelque peu améliorée dans ces toutes dernières années, mais la mise en service par les trois compagnies de quelques unités ne compense pas la « disparition de tous les services commerciaux organisés en dehors d’elles ». La loi de 1889 a été aggravée ici par la loi du 19 avril 1900 sur les primes : en poussant les transporteurs français à rechercher le fret au long cours, elle a provoqué à la désertion de la Méditerranée. […]
Et les prix ? Le monopole a imposé à l’Algérie « des prix de transport qui, proportionnellement, sont les plus élevés du monde entier ». Il est « invraisemblable » – mais cela est pourtant exact – « que le prix moyen de la tonne entre Marseille et Alger puisse être aussi élevé que pour le transport entre Londres et Calcutta ». Et si l’on doutait que les lois sur la marine marchande sont ici les vraies responsables, il suffirait de comparer ces quelques chiffres : d’Alger à Marseille (navigation protégée) le prix moyen de la tonne oscille entre 18 et 25 francs ; de Cardiff à Alger (navigation non protégée),il est de 5 sh.6d.;de Galatz à Alger, de 10 francs seulement. Cette majoration apparaît encore plus sensible lorsqu’il s’agit des mêmes marchandises, chargées sur les mêmes bateaux, mais taxées différemment selon qu’elles sont à destination d’un port algérien ou d’un port étranger. L’exemple typique est celui des tomates : chargées à Carthagène pour Marseille via Oran, elles paient 20 francs par tonne ; chargées à Oran pour Marseille, sur le même vapeur, pour un voyage plus court et en droiture, elles en paient 46 ! L’honneur d’être algériennes leur vaut une majoration de plus de 100 pour 100 ! Les lois sur la navigation deviennent plus particulièrement malfaisantes lorsque leur action se combine avec celle des lois douanières. On sait quelle est, dans la région de Nemours, l’importance de l’industrie des marbres. Mais, une fois taillés, il faut exporter ces blocs de 2, 3 tonnes et plus. Mal outillés, et protégés par le monopole contre toute concurrence, les navires français refusent les blocs de plus de 1.500 kg., ou les font attendre parfois six mois à quai. Ajoutez que nulle compagnie française ne vient charger à Nemours pour les ports du Nord, voisins des centres de l’industrie marbrière.
LES REMÈDES
« La situation qui est faite à l’Algérie par le service postal et commercial actuel est intolérable. »
Nous croyons avoir suffisamment démontré cette proposition émise, en 1911, à l’assemblée plénière des Délégations. Mais comment améliorer cette situation ? […]
L’insuffisance matérielle des moyens (quais, bassins, chalands) est encore aggravée par les fâcheuses habitudes méridionales de nonchalance et d’indiscipline. Les marchandises débarquées restent à quai bien au-delà des délais prescrits. Par suite, « de nombreux vapeurs, qui régulièrement auraient dû opérer leur chargement en deux ou trois jours sont restés immobilisés dans notre port pendant six jours et plus, avant de pouvoir commencer seulement à charger. » Pour sortir momentanément d’embarras, les pouvoirs publics et les organisations économiques (Préfecture, Ville, Chambre de Commerce, chemins de fer) ont dû, à deux reprises, prendre des mesures quasi-révolutionnaires : pendant les journées des 27 et 28 novembre 1911, puis de nouveau les 21, 22, 23 décembre, « toutes les expéditions de marchandises destinées au port et à l’arrière-port d’Alger » furent suspendues, « à l’exception des marchandises qui voyagent au tarif général. » Cette sorte de blocus temporaire n’empêchera pas l’engorgement de se reproduire en avril. « L’affluence des vins, écrivait-on alors, est comparable à une inondation. » […]
Cet engorgement périodique – conséquence du caractère agricole, et par là saisonnier, de la production algérienne – trouverait naturellement un remède dans le tramp, le navire vagabond qui va cueillir de port en port n’importe quel fret. Mais la loi de 1889 a chassé le tramp de la Méditerranée. Il est fatal que nos grandes compagnies, organisées pour un trafic moyen et régulier, ne puissent s’adapter aux conditions spasmodiques du commerce algérien : elles n’utilisent, à certaines époques, qu’une faible proportion de leur tonnage ; elles sont débordées au moment des récoltes. Or, on a tué par avance les organes qui pourraient, alors, leur venir en aide.
Le vrai remède paraît donc bien être dans le retour à la liberté du pavillon. Mais nous ne nous dissimulons pas que cette solution radicale n’aurait aucune chance de succès, puisque les Algériens eux-mêmes n’oseraient pas, à l’heure actuelle, la préconiser. Il en est à peu près de même d’une restriction de ce monopole, telle qu’elle a été récemment réclamée par le Syndicat des Exportateurs de Marseille. On a répondu avec raison que jamais un armateur étranger ne consentirait à louer à des compagnies françaises un de ses navires sans l’équipage de ce navire. Mais alors entrerait en jeu la loi de l’inscription maritime. Et si l’Algérie doit attendre son salut de la modification de cette loi, elle fera sagement de s’armer d’une longue patience.
De toute équité cependant, le monopole du pavillon ne saurait être imposé au patriotisme des Algériens – il leur coûte 12 à 15 millions par an – qu’ « à une condition, que le bon sens pose de lui-même, c’est qu’après avoir interdit à la colonie d’utiliser le concours des marines étrangères, la métropole lui assure les moyens de s’en passer ».
D’abord, en cas de grève. – Frappé de l’insuffisance des divers moyens de fortune employés pour parer à l’arrêt de la navigation, M. Jonnart proposait dès 1904 de recourir à la levée temporaire du monopole. C’est ce qui a été réalisé, en apparence, par la loi de 1909 ; mais en apparence seulement. Avec un sens vraiment prophétique des choses, le Gouverneur général demandait que cette mesure fut non pas facultative, mais obligatoire pour le gouvernement. Dès que serait officiellement constaté un arrêt de la navigation affectant les deux tiers du tonnage, la clause suspensive devrait « jouer automatiquement » pendant toute la durée de la grève, plus un délai de déchargement de dix jours. La commission Vel-Durand, si elle « sanctionna l’ensemble des propositions du Gouverneur général », n’osa pas le suivre jusque-là. Elle pensa, hélas ! « qu’une telle injonction n’était pas nécessaire pour protéger efficacement la colonie », sous prétexte que le texte adopté, « par cela même qu’il précise le mode de constatation de l’interruption des services maritimes, comporte comme une obligation virtuelle de faire, le moment venu, application de l’autorisation donnée par la loi. Il n’est pas douteux en effet que le gouvernement, bien que conservant théoriquement sa liberté d’action, se considèrera comme lié par la loi dès que surgiront les événements… ».
Naïf optimisme. Le gouvernement ne s’est jamais considéré, ne se considérera jamais comme lié par cette loi. Un vote unanime des Délégations, appuyé par celui de nombreuses Chambres de Commerce de France et d’Algérie, n’a pu, en juin 1912, déterminer le ministère à s’acquitter de cette « obligation virtuelle ». Il en serait de même demain ; car, disait, il y a neuf ans M. Jonnart, « la liberté d’action du gouvernement ne peut rester entière. Si la suspension du monopole est facultative et si le gouvernement la décrète de son initiative, on ne manquera pas de dire qu’il intervient dans le conflit et qu’il favorise une des parties au détriment de l’autre… La colonie pâtira dans ses intérêts légitimes de ces préoccupations d’ordre politique ou d’un souci trop scrupuleux d’impartialité. Il est sage de les épargner d’avance ». Cette sagesse n’a point cessé d’être la sagesse.
Il importe de revenir au plus vite au texte primitif de M. Jonnart. Que l’on entoure de toutes les garanties utiles la proclamation de l’interruption des services ; mais cette interruption dûment constatée doit entraîner ipso facto la suspension de la loi de 1889, et les conséquences douanières de cette suspension.
Il faut aller plus loin. La grève, nous l’avons vu, n’est pas la seule cause possible, ni la cause la plus fréquente de l’interruption des services. L’impuissance momentanée des compagnies à faire face aux besoins du commerce est tout à fait analogue, dans ses résultats, à un arrêt concerté du travail. À notre sens, la Chambre de Commerce de Cette était parfaitement en droit d’écrire, le 11 novembre 1911, que l’on se trouvait dans le cas prévu par la loi de 1909, « instituée précisément pour remédier aux inconvénients du monopole du pavillon lorsqu’il aboutit, par suite de circonstances anormales, à ruiner une place de commerce importante et un port tout entier ». Presque au même moment, M. l’ingénieur en chef Gauckler, après avoir constaté l’insuffisance des palliatifs et des remèdes à longue échéance, concluait : « il ne reste alors que la suspension momentanée du monopole du pavillon ».
Correction de la loi de 1909 ; extension de cette loi à tous les cas d’interruption du service, telles sont les deux premières mesures à prendre. Il conviendra ensuite d’établir, à l’intérieur du monopole, la libre et réelle concurrence sous le pavillon national. Pour aboutir à ce résultat, il faut rompre résolument avec le système suranné des subventions postales. Peut-être jugera-t-on nécessaire de le maintenir, à titre transitoire, pour les ports de l’Est, jusqu’à la pleine mise en valeur des richesses minières de l’arrière-pays de Bône. Pour Alger et l’Ouest, il n’a plus de raison d’être, la libre concurrence suffit.
Les divers armateurs français et algériens mis désormais en concurrence, il faudra, par des lois strictes, leur imposer de respecter, dans leurs connaissements, les obligations qui incombent aux transporteurs.
Les clauses d’exclusivité, les clauses d’exonération de responsabilité doivent être déclarées nulles de plein droit, aussi bien que serait déclarée nulle, dans un contrat de travail, une clause contraire à la loi de 1884 sur les syndicats.
À ces armateurs dépouillés d’une fraction de leur souveraine puissance, il convient, d’autre part, de donner des avantages nouveaux par un remaniement du système des primes. Il ne faut pas que la navigation en Méditerranée continue à être considérée par les vapeurs qui s’y livrent comme une sorte de pénalité.
Ces mesures devraient être complétées par certains amendements, je ne dis pas aux lois, mais aux règlements douaniers. Inscrire au tableau C annexé à la loi du 11 janvier 1892, (marchandises exemptées de la surtaxe d’entrepôt) quelques produits algériens, c’est le moyen d’éviter le retour de ces faits étranges : des marbres de Nemours payant des droits dont sont affranchis les marbres de Carrare, des tomates d’Oran payant plus cher que des tomates de Carthagène.
Je ne dis pas que ces réformes de détail rendraient les relations franco-algériennes aussi sûres, aussi régulières que celles qui existent entre deux départements métropolitains. La mer est un obstacle géographique que nous ne pouvons entièrement supprimer. D’autre part, tant que l’Algérie conservera le caractère d’un pays surtout agricole, il faudra s’attendre à des soubresauts à la suite de récoltes qui dépassent toutes les prévisions. L’écoulement, en ces années de vaches grasses, restera malaisé.
Mais, en corrigeant les inconvénients les plus néfastes du monopole du pavillon, en brisant le monopole de fait qui s’est installé à l’abri de la loi de 1889, en suscitant le développement de l’armement algérien local, en luttant contre l’excessif concentration marseillaise de l’armement français, en ramenant dans la Méditerranée les « vagabonds » cueilleurs de fret, ces innovations législatives rendraient au trafic franco-algérien une souplesse, une liberté nécessaires. Elles contribueraient à maintenir la domination économique et le prestige politique de la France dans la Méditerranée occidentale.
À l’heure où vient de s’étendre notre Empire de l’Afrique du Nord, ces considérations ne sauraient passer pour négligeables. Hâtons-nous de rendre à l’Algérie la liberté de ses mouvements ; il y a là une œuvre urgente à réaliser. »
Henri Hauser
Historien, géographe et économiste Professeur d’histoire économique à la Sorbonne