Le souverainisme est une doctrine politique prônant l’indépendance d’une nation, son autonomie, ou un surcroît d’autonomie, vis-à-vis d’un échelon de pouvoir qui la surplombe.
Le concept de souverainisme est né au Québec, pour désigner les partisans de son indépendance ou de son autonomie, lorsque leur mouvement accéda au rang de force politique de masse, à la toute fin des années 1960. Pourquoi cette force politique parle-t-elle de souveraineté et de souverainisme, en évitant les mots d’indépendance, d’indépendantisme ou d’autonomie ? Il y a à cela deux grandes raisons. La première relève de la sincérité doctrinale. Fondateur et leader charismatique du Mouvement souveraineté-association puis du Parti québécois, René Lévesque ne milite pas pour l’indépendance pure et simple. Si son manifeste Option Québec proclame que « la souveraineté nationale sera, après l’épuisant et monotone hiver d’une grise et médiocre survivance, le printemps du Québec »1, il affirme également qu’ « il doit y avoir une nation canadienne-anglaise (…) en partnership avec la nation canadienne-française » : « l’association de deux égaux »2. La seconde grande raison est d’ordre stratégique. Il s’agit d’imaginer un concept qui puisse englober l’indépendantisme et l’autonomisme, de sorte qu’à la fois les partisans de l’autonomie à l’intérieur du Canada fédéral, et ceux plus radicaux de l’indépendance du Québec, soient pareillement satisfaits. Le concept de souverainisme répond à cette nécessité3.
Le souverainisme connaît ensuite en France une seconde naissance à la toute fin du XXe siècle, cette fois pour désigner les forces politiques opposées à l’intégration européenne.
Lors de la campagne des élections européennes de 1999, des candidats de droite opposés à l’intégration européenne, emmenés par les anciens ministres Charles Pasqua et Philippe de Villiers, commencent à employer le terme afin de se désigner eux-mêmes, hors de tout contexte québécois, comme des « souverainistes » français vis-à-vis du pouvoir supranational européen. Ainsi importé du Québec, l’épanouissement du concept dans le débat d’idées français est ensuite extrêmement rapide. Preuve de son adoption par le journalisme politique, un article du Monde du 27 avril 1999 va jusqu’à le reprendre dans son titre : « « Souverainistes » et « fédéralistes » prônent deux visions antagonistes de l’Europe »4. Preuve de son adoption par la classe politique, Jacques Delors, l’un des pères fondateurs de l’Europe de Maastricht, l’emploie dans une tribune au Monde du 11 juin5. Preuve de son adoption par l’univers de l’analyse politique, un article du même journal entreprend, trois jours plus tard, de lui donner une définition : l’appellation de « souverainistes » est selon lui le « nom que l’on donne généralement à ceux qui récusent l’abandon de la souveraineté nationale au profit de règles communes »6. Quelques mois plus tard, le 30 septembre 1999, deux lieutenants du tandem Pasqua-Villiers, les nouvellement élus députés européens William Abitbol et Paul-Marie Couteaux, revendiquent le souverainisme dans une tribune au Monde intitulée « Souverainisme, j’écris ton nom »7. Enfin, en 2002, le souverainisme entre pour la première fois dans l’univers conceptuel de la recherche en science politique au-delà du cas du Québec : étudiant les cas français et britannique, la politologue belge Justine Lacroix le définit comme doctrine politique qui postule l’absolue nécessité de faire coïncider la démocratie avec la souveraineté nationale8.
Le concept fondamental sur lequel s’appuie le souverainisme est donc la nation.
Benedict Anderson, historien et politologue de la seconde moitié du XXe siècle, définit cette dernière comme une croyance collective en l’existence d’une « communauté politique imaginée »9. Toute nation relève ainsi d’une sorte de religion civile : elle existe, parce que des êtres humains en vaste nombre ont foi en son existence et en le fait d’eux-mêmes y appartenir. Cela étant, le souverainisme n’est pas une doctrine politique homogène. Il compte quatre grandes familles distinctes : souverainisme civique, souverainisme ethnoculturel, souverainisme marxiste-révolutionnaire et souverainisme économique. Or, précisément, leur façon de définir cette « communauté politique imaginée » nationale constitue leur différence la plus essentielle.
Le souverainisme civique
Le souverainisme civique fait reposer l’idée de nation sur trois grands piliers : les citoyens reconnaissent son existence, ils consentent à y appartenir, et ils souhaitent que cette communauté politique qu’ils forment ensemble continue d’exister. L’on doit cette théorisation de la nation civique, notamment, à l’abbé Sieyès en 1789, à Ernest Renan après la Guerre franco-prussienne de 1870, et à Mohandas Karamchand Gandhi dans le cadre du souverainisme indien. Dans son célèbre manifeste révolutionnaire Qu’est-ce que le Tiers-État ?, l’abbé Sieyès dépeint ainsi une nation comme un « corps d’associés vivant sous des lois communes et représentés par la même législature »10 : « une loi commune et une représentation commune, voilà ce qui fait une nation »11.
Après lui, Ernest Renan, suite à la lourde défaite militaire française en 1870 et à l’annexion allemande de l’Alsace-Moselle qui en résulte, cherche des arguments à opposer à la conception allemande de la nation, qui est ethnoculturelle. En 1882, il prononce donc en Sorbonne sa conférence Qu’est-ce qu’une nation ?, qui imagine une nation civique fondée à la fois sur l’adhésion implicite présente du peuple et sur sa mémoire collective du passé – autrement dit sur une mythologie, ou « roman national ». La nation est « une âme, un principe spirituel. (…) Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours »12.
En 1909, Gandhi théorise à son tour une nation civique, dans un manifeste dont le titre, Hind Swaraj, peut être traduit par « Inde souveraine ». Comme Ernest Renan en France vingt-sept ans auparavant, il considère que la nation indienne existe du simple fait du sentiment collectif populaire de son existence et d’y appartenir.
Pour parler de nation, il utilise d’ailleurs le terme hindi praja, qui renvoie à l’idée de communauté humaine, au lieu du terme rashtra, qui renvoie plutôt aux institutions.
Il récuse tout critère religieux qui définirait l’identité nationale indienne, au motif de la diversité confessionnelle de la population13. Il récuse également l’idée ethnoculturelle qu’une langue en particulier serait consubstantielle à l’identité nationale de l’Inde1415. Plus largement, il ne saurait y avoir ni unicité ethnique, ni domination d’une ethnie sur les autres. L’Inde doit au contraire être régie par la coexistence harmonieuse entre tous les groupes ethniques, raison pour laquelle, dès 1924, une des grèves de la faim de Gandhi a pour objet la réconciliation entre hindous et musulmans16. Il préconise en outre que l’Inde souveraine soit une Gram Swarajya : une démocratie radicalement décentralisée. La nation civique imaginée par Gandhi peut ainsi être définie d’une part comme un État laïc et multiethnique, et d’autre part comme une vaste fédération démocratique de petites communautés humaines autonomes, où l’harmonie est rendue possible par un principe de non-violence absolue, et sans aucun critère ethnoculturel d’identité nationale17.
Le souverainisme ethnoculturel
Le souverainisme ethnoculturel repose sur une définition profondément différente de la nation. La nation ethnoculturelle qu’il imagine est une communauté organique, censément née avant que n’apparaisse un État pour la rassembler. Elle est donc culturelle avant d’être politique. Cette vision a été forgée en particulier dans le monde germanique, ses théoriciens les plus éminents étant Johann Gottfried Herder et Johann Gottlieb Fichte.
Johann Gottfried Herder écrit dans le monde germanique du XVIIIe siècle, morcelé en un grand nombre de petits États hormis les possessions autrichiennes des Habsbourg et le royaume de Prusse. Il devient le théoricien de la nation subjective culturelle, par opposition à la nation-contrat politique de l’abbé Sieyès, dont il est contemporain. « La Providence a admirablement séparé les nations, non seulement par des forêts et des montagnes, mais surtout par les langues, les goûts et les caractères »18, écrit-il. De même que « la société est l’état naturel de l’homme », l’état naturel de l’humanité est la « nation avec un caractère distinctif qu’elle puisse conserver pendant des siècles (…). Une nation est aussi bien une plante naturelle qu’une famille »19.
Toute nation est donc selon lui une communauté organique naturelle avec sa langue, ses traditions, ses arts, sa culture.
Jugeant que les grands empires, les grands États, réalisent « un mélange bizarre de races et de nations sous un sceptre unique », il plaide ainsi en creux pour la naissance d’un État-nation allemand souverain et unifié20.
Johann Gottlieb Fichte publie pour sa part en 1807 son célèbre Discours à la nation allemande. Réagissant aux humiliations accumulées infligées au monde germanique durant les guerres napoléoniennes, il soutient lui aussi que la nation est culturelle et préexistante à l’État. Il affirme l’existence de « traits caractéristiques des Allemands en tant que peuple originel, et en tant que peuple qui a le droit de se désigner purement et simplement comme le peuple, par opposition aux autres lignées qui se sont détachées de lui »21. Contrairement à Herder, il appelle toutefois expressément les Allemands à créer leur État-nation unifié. La nation fichtéenne est donc un projet politique collectif de création d’un État, à partir d’une réalité ethnoculturelle préexistante, afin que l’unité politique coïncide avec l’unité culturelle.
Le souverainisme marxiste-révolutionnaire
Le souverainisme marxiste-révolutionnaire regarde quant à lui la prise d’autonomie ou d’indépendance d’une nation comme un simple moyen, et non pas comme un objectif intrinsèquement important. Le marxisme sera ou ne sera pas en faveur du souverainisme pour une nation, selon qu’il sert ou dessert une autre communauté politique imaginée qui, elle, n’a ni patrie ni frontières : la lutte révolutionnaire du prolétariat.
Pour Karl Marx, la nation moderne est une société reposant sur l’intégration d’une superficie et d’une population relativement vastes, réalisée grâce à une forte industrie, à des communications et des transports de masse, et à l’existence d’un marché national unique. Traditions, valeurs, éléments d’identité culturelle, tout cela n’est donc que la résultante du développement économique, c’est-à-dire le produit des relations de classes. Ces dernières étant différentes d’une nation à l’autre, les identités nationales diffèrent également.
Marx conçoit en outre une théorie de la « classe nationale », qui veut qu’à chaque période de l’histoire d’un peuple, une classe serve les intérêts généraux de la nation en servant ses intérêts particuliers.
Un jour, le prolétariat deviendra à son tour la « classe nationale ». Il réalisera la société communiste sans classes, que le développement économique rend faisable et qui est dans l’intérêt de toute la nation22.
En 1882, dans une lettre à Eduard Bernstein, Friedrich Engels explique, à propos d’un soulèvement de souverainistes dans les Balkans, que la libération du prolétariat d’Europe occidentale est la priorité absolue, supérieure à toute autre cause, y compris la cause de n’importe quelle lutte de libération nationale. Ils « retardent ainsi l’heure de la Révolution », leur reproche-t-il. Karl Kautsky, théoricien marxiste et l’un des exécuteurs testamentaires d’Engels, commente : « Le droit d’auto-détermination des peuples se voit subordonné aux exigences de l’évolution sociale générale, dont la lutte de classes prolétarienne constitue la force motrice principale »23. En d’autres termes, le marxisme a un rapport purement instrumental à la souveraineté de la nation. L’accession d’une nation à l’autonomie ou à l’indépendance n’est jamais un but en soi, elle n’est pertinente qu’au service de la lutte révolutionnaire. Exemple caractéristique, lors des mouvements révolutionnaires européens de 1848, Karl Marx soutient la Révolution hongroise, qui entend fonder une République, mais condamne le soulèvement souverainiste des Tchèques et des Croates, car il les juge manipulés par l’Empire russe réactionnaire24.
Le souverainisme économique
Cas particulier, le souverainisme économique considère la « mondialisation malheureuse » comme une force politique qui domine et surplombe les nations. Il préconise de reconstituer les moyens de l’indépendance économique d’une nation, ou a minima un surcroît d’autonomie, vis-à-vis de ce système économique planétaire. Ses moyens sont le protectionnisme, en particulier fiscal grâce aux tarifs douaniers, et le souverainisme monétaire. Le souverainisme économique présente donc la particularité de ne pas comporter de définition de la nation. C’est pourquoi, cumulable avec chacun des trois autres souverainismes, il est prôné jusqu’à nos jours par des tenants aussi bien de la définition civique, ethnoculturelle ou marxiste-révolutionnaire de la « communauté imaginée » nationale.
Thomas Guénolé
Politologue
Auteur du Que sais-je Le souverainisme, PUF, 2022.
- René Lévesque, Option Québec, Robert Laffont, 1968, p. 156. ↩
- René Lévesque, Option Québec, Robert Laffont, 1968, p. 49. ↩
- Pascale Dufour et Christophe Traisnel, « Aux frontières mouvantes des mouvements sociaux, ou quand les partis politiques s’en mêlent : le cas du souverainisme au Québec », Politique et sociétés, Montréal, 2009, Vol. 28 (1), p. 37-62. ↩
- « « Souverainistes » et « fédéralistes » prônent deux visions antagonistes de l’Europe », Le Monde, 27 avril 1999. ↩
- Jacques Delors, « Une nouvelle génération d’Européens », Le Monde, 11 juin 1999. ↩
- « Souverainistes et euro-sceptiques sont trop divers pour concrétiser leur influence », Le Monde, 13 juin 1999. ↩
- William Abitbol et Paul-Marie Couteaux, « Souverainisme, j’écris ton nom », Le Monde, 30 septembre 1999. ↩
- Justine Lacroix, « Le « national-souverainisme » en France et en Grande-Bretagne », Revue internationale de politique comparée, 2002, Vol. 9 (3), p. 391. ↩
- Benedict Anderson, Imagined Communities, Verso, 1991 (réédition), p. 6. ↩
- Emmanuel-Joseph Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ?, 1789, Chapitre Premier. ↩
- Emmanuel-Joseph Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ?, 1789, Chapitre 2. ↩
- Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation, Presses Pocket, 1992, p. 54-55. ↩
- Antony Copley, « Indian secularism reconsidered: from Gandhi to Ayodhya », Contemporary South Asia, 1993, Vol. 2 n°1, p. 47-65. ↩
- Mohandas Karamchand Gandhi, Hind Swaraj, Navjivan Publishing House, 2005 (réédition). ↩
- Anthony J. Parel, « Gandhi’s Idea of Nation in Hind Swaraj », Gandhi Marg, 13, 1991, p. 261-282.. ↩
- Antony Copley, « Indian secularism reconsidered: from Gandhi to Ayodhya », Contemporary South Asia, 1993, Vol. 2 n°1, p. 47-65. ↩
- Madhukar Shyam Chaturvedi & Sheila Rai, « Democracy. The Gandhian Paradigm », The Indian Journal of Political Science, Vol. 69, n°2, avril-juin 2008, p. 249-260. ↩
- Johann Gottfried Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, Presses Pocket, 1991, p. 135. ↩
- Johann Gottfried Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, Presses Pocket, 1991, p. 165-173. ↩
- Johann Gottfried Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, Presses Pocket, 1991, p. 165-173. ↩
- Johann Gottlieb Fichte, Discours à la nation allemande, Imprimerie nationale, 1992, p. 229. ↩
- Maxime Rodinson, « Le marxisme et la nation » in L’Homme et la société, n°7, 1968, numéro spécial du 150e anniversaire de la mort de Karl Marx, p. 132. ↩
- Karl Kautsky, Die Befreiung der Nationen, Dietz, 1917, p. 9. ↩
- Maxime Rodinson, « Le marxisme et la nation » in L’Homme et la société, n°7, 1968, numéro spécial du 150e anniversaire de la mort de Karl Marx, p. 133-134. ↩