La souveraineté est à coup sûr, pour l’ordre mondial, la question clé de l’année 2022. Avec les deux actualités importantes, Ukraine et Taïwan, qui réunissent les principales puissances autour des grands sujets qui pèsent lourd dans l’équation territoriale de l’Indo-Pacifique. D’un bout à l’autre de cette équation, la situation des Territoires du Nord (îles Kouriles) et plus largement les relations russo-japonaises n’y font pas figure d’exception.
Au moment précis où le Premier ministre japonais Fumio Kishida évoquait le retour des Territoires du Nord le 8 février 2022, lors du rassemblement annuel qui a lieu depuis le 1er décembre 1945, la situation reste figée dans la résolution de ce différend et subissant surtout ses à-coups. Puis, le bref échange téléphonique le 17 février dernier, long de 25 minutes, entre Fumio Kishida et Vladimir Poutine a souligné les divergences russo-japonaises entre un Japon qui n’a pas de diplomatie de rechange et la détermination de la Russie à l’instar de la crise géopolitique de l’Ukraine. La nature de la crise ukrainienne et ses conséquences coup pour coup sur le grand jeu mondial sont rudes. Un mot d’abord pour rappeler que la Russie ne considère pas comme garant fiable les Européens et les Japonais dans ses relations.
La Russie, puissance déterminée ? C’est l’observation centrale de ces considérations.
Si nous observons ces considérations face à la réalité du rapport de force davantage encore que du point de vue historique, on esquisse une lecture stratégique sans surprise des faits. Comprendre la situation de plus près nous ramène à une précédente chronique, où je rappelais l’importance des relations bilatérales pour Moscou afin d’établir des passerelles sur des bases d’influences, explicite dans les documents stratégiques publiés par le Kremlin : celui du principe classique de la souveraineté des États.
Tâchons de voir comment. En se basant sur les exécutions russes, la Russie abat ses cartes comme sur l’Ukraine, étale sa force et sa détermination pour pousser ses pions jusqu’au moment qui lui paraît favorable : prendre le contrôle intégral de sa « zone d’influence » de la mer d’Okhotsk située au nord-ouest de l’océan Pacifique, rien de tabou. Du coup, en poussant le bouton « d’anxiété stratégique » la Russie exprime de manière claire sa suprématie militaire dans cette région et nous estimons que c’est un tournant dans le regard que ses responsables, en premier lieu Vladimir Poutine, portent sur leur rapport à la souveraineté.
Deuxième axe stratégique : militairement la Russie passe, lentement mais sûrement, à l’amélioration de la composition des forces stationnées dans les régions des îles Kouriles et de l’Arctique.
Dès 2016, le ministre russe de la Défense, Sergei Shoigu, annonçait la construction d’une base militaire sur l’île de Matua, qui fait partie de la chaîne des îles Kouriles de concert avec l’élaboration du programme du ministère de la Défense russe de l’époque. Selon les sources internes du gouvernement russe, la Russie a déployé depuis des systèmes de missiles supplémentaires sur deux îles de la partie nord de la chaîne des îles Kouriles, au large d’Hokkaido, au Japon.
C’est parce que Moscou a déployé sans frémir une flotte navale de 24 navires de guerre dans les eaux proches de l’archipel japonais ce mois-ci, que cette nouvelle manœuvre militaire russe devient de plus en plus un phénomène constant. La question que pose cet exercice à grande échelle concerne son moment choisi : plutôt inhabituel pour les navires russes de narguer les garde-côtes japonais au large du Cap Nosappu, dans son « étranger proche », à cette période de l’année.
En face, le Japon fait face à ce défi stratégique, en calant sa stratégie sur des dates références de la guerre froide. Ce problème géostratégique majeur encourage pourtant une mobilisation sur les plans diplomatique et intellectuel. Un défi qui nécessiterait une réflexion sur l’état du monde ainsi que les moyens et attentes du Japon, face aux tentatives de changer unilatéralement le statu quo dans l’Indo-Pacifique.
L’histoire se répète. Après l’invasion et l’annexion de la péninsule de Crimée en Ukraine par les forces russes en 2014, le Japon s’était aligné sur le front occidental avec l’affirmation à l’unisson de sanctions économiques imposées à la Russie.
Au cœur de la crise actuelle en Ukraine, qui oppose Occidentaux et Russes depuis novembre 2021, risquée du côté japonais ne serait-ce que parce qu’elle donnerait l’impression que le même cadre mental prévaut dans la diplomatie japonaise. Fondamentalement, la position du pays est complexe car l’ordre de sécurité qui prévaut pourrait être rompu, constituant une menace dramatique pour la sécurité du Japon prise en tenaille, de la mer du Japon à la mer de Chine en général (espace comptant plusieurs pays dotés de l’arme nucléaire : Russie, Chine, Corée du Nord ; ajoutons la VIIe flotte des États-Unis et Taïwan ?).
La conséquence directe de ce choix à haut risque du Japon face à la Russie, est comme l’a déclaré Tomita Koji, Ambassadeur du Japon aux États-Unis, que « chaque pays peut avoir une approche différente des sanctions et non une action monolithique ». Or, le choix de sanctions restrictives ne doit être fondamentalement le substitut de sa diplomatie. Au désespoir de beaucoup s’ajoute l’importance de l’autonomie intellectuelle et stratégique. Ainsi, on notera qu’il est indispensable que le Japon regarde enfin les réalités en face, celles d’une puissance de réseau et d’influence mondiale de premier plan, sans tomber dans un suivisme paralysant ou une repentance à relents stériles.
« L’ambiguïté optimiste du traité de Paix de San Francisco de 1951 » mérite à elle seule une réflexion approfondie. Je fais partie de ceux, peu nombreux, qui pensent que le Japon a raté sa relation avec les Soviétiques de l’après-guerre, et que les Territoires du Nord auraient dû être dotés d’un moratoire avec un engagement garanti sur le sort des territoires avant d’établir une nouvelle relation.
Et les États-Unis, dans tout ça ?
Ils voient la souveraineté dans tous ses états et il ne fait aucun doute que les cas taïwanais ou ukrainien agitent la diplomatie émotionnelle lors de chaque attaque perçue contre l’ordre établi, au nom du statu quo ou de la liberté de navigation. Analysons les choses avec détachement, d’autant que dans six mois ont lieu les midterms aux États-Unis, mais tout observateur engagé aura retenu l’épisode suivant : la position « je veux être très clair » exprimée par Emanuel Rahm, nouvel ambassadeur des États-Unis au Japon, le 7 février 2022, en apportant « un soutien inconditionnel au Japon sur le litige des Territoires du Nord avec la Russie ». À ceci près que les États-Unis, généralement, ne prennent pas de position officielle sur un litige de souveraineté territoriale dans cette région du monde. Ils savent que brandir un défi hérité de la guerre froide peut braquer, mais aussi amener Tokyo à se blottir àWashington, tant ce dernier joue un rôle central dans la portée mondiale du réseau américain d’alliance.
Tokyo-Moscou : si proches, si loin
Après avoir connu, pendant plus d’une décennie, une ouverture diplomatique et semblant en bonne voie pour réaliser l’ambition qui est la sienne avec la Russie, le Japon est aujourd’hui confronté à de multiples défis. Et pourtant… le Japon et la Russie avaient négocié en 2016 un arrangement spécial visant à la gestion économique commune des Territoires du Nord. À voir la situation avec un peu de recul, l’échec des négociations est flagrant et c’est la Chine qui saute sur l’occasion de pousser les pions de ses entreprises dans plusieurs domaines.
Ce qui mine et réduit cette ambition du Japon, certes pas encore à néant, c’est le second tournant de la Russie suite au vote national sur l’amendement constitutionnel de juillet 2020 par le Kremlin d’interdire toute cession de territoire.
On le voit bien dans le cas des Territoires du Nord, encore que ce soit aussi valide pour les îles des Senkakus, la géographie se rappelle à eux. On pourrait même dire que ces détroits sont les prémices d’une revanche de la géographie : une situation géographique sensible, une vulnérabilité potentielle et une localisation qui leur confère un rôle pour accéder à certaines régions ou leur permet de couper un acteur de premier plan des ressources qui lui sont nécessaires.
Après les Territoires du Nord, les Senkakus
Il s’agit de faire un ou deux petits points sans la prétention de les aborder tous, car la situation est complexe. Nous avons assisté ces derniers mois à l’exercice naval conjoint (Mer-2021) sino-russe en mer du Japon. S’agit-il d’une stratégie bien établie des deux puissances, notamment d’un point de vue géopolitique envers le Japon ? Les navires de guerre des deux pays ont traversé ensemble le détroit de Tsugaru, qui sépare Hokkaido de l’île principale du Japon, Honshu, puis le détroit d’Osumi, qui passe à l’extrémité de l’île principale la plus méridionale du Japon et relie la mer de Chine orientale à l’océan Pacifique. Le statut de puissance de la Chine et même simplement ses intérêts stratégiques, rendent attrayant son rapprochement dans les affaires du Pacifique, sphère d’influence non-exclusive des États-Unis.
Pour ne parler que du front sino-russe, nourri par les réalités partagées dans l’Indo-Pacifique, la guerre ouverte en Ukraine constitue un nouvel élément significatif de la Russie et de la Chine qui ont désormais une quasi-alliance.
Les conséquences du rapprochement, prévu depuis plusieurs années, de Moscou et de Pékin, jette le doute sur la formule célèbre du leader chinois Mao selon laquelle la souveraineté des Territoires du Nord appartenait au Japon.
La tension est partout compte tenu de la dureté des temps, ce qui ne veut pas dire la guerre ouverte, mais on découvre tout à coup dans ce rapport de force diplomatique que nos deux leaders apparaissent de plus en plus déterminés à se servir de la souveraineté comme une arme dans leur bataille diplomatique. Considérant que c’est « l’équilibre du système des puissances » qui a rendu l’absence de guerre dans cet ordre de sécurité de l’Indo-Pacifique, que Dieu nous en préserve.
Quand vient le gros de temps de l’histoire, qui plus est au sujet de la géographie, alors s’impose la relecture de Fernand Braudel, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, pour réaliser l’énorme influence de la géographie sur la géopolitique de cette région Indo-Pacifique. Contrairement à Mackinder ou Spykman, Braudel n’applique pas de théorie spécifique géopolitique, mais dans un sens, il résume tous ces grands penseurs stratégiques. Ainsi le principe que le rapport de force est « girondin », bien compris par Vladimir Poutine et Xi Jinping, car là où vous êtes vous pouvez changer les choses… Même s’il ne s’agit pas d’une chose immédiate.
Hervé Couraye