Pour la Revue Politique et Parlementaire, Katia Salamé-Hardy a lu Demain la Chine : guerre ou paix de Jean-Pierre Cabestan paru aux éditions Gallimard.
Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera (Fayard, 1973), ce titre du célèbre ouvrage d’Alain Peyrefitte est attribué à Napoléon 1er : « Laissez donc la Chine dormir, car lorsque la Chine s’éveillera le monde entier tremblera ». Aujourd’hui, cette phrase prophétique s’est réalisée, la Chine s’est bien éveillée, le monde s’est mis à trembler et les alertes lancées par des sinologues, des essayistes, des politistes se multiplient.
Peut-on craindre une guerre entre la puissance ascendante qu’est la République populaire et la puissance établie, mais qui, à certains égards, présente des signes de déclin, qu’est l’Amérique ?
Certains analystes avaient cru à la thèse chinoise de « l’émergence pacifique » et portaient un excès de confiance à l’ouverture économique de la Chine au monde, à son intégration économique qui la pousserait à se « normaliser », c’est-à-dire à se libérer politiquement. Cette hypothèse est actuellement remise en question « Le PCC a pu ainsi dans une tranquillité à peu près totale, consolider son influence dans le monde entier en investissant massivement partout, en créant des dépendances économiques, en développant dans chaque pays des relations commerciales mais aussi culturelles, via un réseau extraordinairement dense d’associations chinoises locales, et en prenant le contrôle d’un nombre croissant d’organisations internationales, de médias, etc. Aujourd’hui, face à l’étendue et la densité de ce maillage, dans toutes les régions et tous les secteurs, beaucoup comprennent que la mondialisation n’a pas libéralisé le régime chinois : elle a formidablement développé l’économie chinoise, donc sa puissance, sans pour autant affaiblir le Parti » écrivent Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et menaces hybrides » à l’Irsem et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, chercheur et directeur de l’Irsem, dans un rapport éclairant publié en septembre 2021 : « Les opérations d’influence chinoises un moment machiavélien ». « C’est un moment machiavélien au sens où Pékin semble désormais estimer que, comme l’écrivait Machiavel dans Le Prince, « il est plus sûr d’être craint que d’être aimé » ».
De son côté, Pierre-Antoine Donnet dans son ouvrage Chine le grand prédateur. Un défi pour la planète (Aube, 2021), établit un bilan accablant et alarmant du régime politique chinois actuel, de ses projets intérieurs et internationaux, un régime qui présente à ses yeux un défi pour la planète.
Graham Allison dans son essai best-seller mondial Vers la Guerre : L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ? (Odile Jacob, 2019), souligne le risque de guerre entre une puissance montante qui serait perçue par une puissance établie comme mettant en cause ses intérêts de sécurité, et réciproquement : la Chine en plein essor remet en cause la prédominance des États-Unis voilà pourquoi ces deux pays risquent de tomber dans le piège que Thucydide, le grand historien de la Grèce antique, a été le premier à décrire dans La Guerre du Péloponnèse qui, voilà deux mille cinq cents ans, a dévasté deux grandes cités de la Grèce classique. C’est la peur inspirée à Sparte par l’ascension d’Athènes qui a rendu la guerre inévitable. Vivons-nous aujourd’hui le piège de Thucydide ?
Demain la Chine : guerre ou paix ?, le récent ouvrage de Jean-Pierre Cabestan, directeur de recherche au CNRS, rattaché à l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est de l’Inalco, nous plonge dans une atmosphère certes inquiétante, mais son approche didactique, imprégnée de la pensée de Raymond Aron, fournit une analyse réaliste et modérée de la situation. Dans son introduction, il affirme que le livre de Graham Allison est sans doute la cause immédiate de son essai. Il explique d’emblée la pensée du politiste américain précisant qu’Allison ne croit pas qu’une guerre sino-américaine soit inévitable ; il estime seulement qu’elle est plus probable qu’on ne le croit souvent. « L’objectif d’Allison était de lancer un signal d’alarme fort, afin justement que les responsables politiques chinois et américains évitent de tomber dans le piège de Thucydide en faisant « plier l’arc de l’histoire » ». Il souligne, par ailleurs, les multiples panoplies dont disposent les acteurs étatiques et non étatiques pour atteindre leurs objectifs politiques sans avoir à entrer dans une confrontation militaire directe. Ce sont les fameuses « zones grises » que l’on peut définir comme un espace opérationnel entre la guerre et la paix incluant les attaques cybernétiques, la propagande digitale, la désinformation, etc.
Pour Jean-Pierre Cabestan, fidèle à son « penchant réaliste » et aronien, le « sujet s’y prête ». Il n’en demeure pas moins, comme il le souligne que : « tout réaliste se doit de prendre en considération les ambitions des États, de leurs responsables politiques, des sociétés dont ils ont la charge, leurs priorités, leurs problèmes intérieurs, leurs perceptions, leurs passions et leur part de rêve ». Sa méthode sera mixte principalement réaliste ou plutôt défendant un réalisme néoclassique et constructiviste. Tout au long des pages, il respecte cette méthodologie qui éclaire son analyse des principaux risques de guerre sino-américaine autour de Taiwan, en mer de Chine méridionale, autour des îles Senkaku (Diaoyu), risque de guerre entre la Chine et l’Inde ; pour chacun de ces points de tension il effectue un décryptage historique permettant de mieux cerner les différents protagonistes.
« Les guerres sont souvent imprévisibles mais ce qui caractérise presque toujours les périodes d’avant guerre est cette accumulation bien connue de passions de poudre ; passions nationalistes et modernisation rapide des moyens de combattre ». Une accumulation de tensions entre d’une part la Chine et d’autre part les États-Unis et leurs principaux alliés et partenaires en Asie, d’abord le Japon, mais aussi l’Inde et l’Australie. Face à la Chine, les États-Unis peuvent chercher à utiliser ces pays du Quad. Quelle sera alors l’attitude de ces derniers en cas de guerre sino-américaine dans le détroit de Taiwan, en mer de Chine ou autour des Senkaku ? se demande Cabestan, « cela reste difficile à prévoir néanmoins la montée des nationalismes, la modernisation rapide des moyens militaires, la rivalité idéologique entre démocraties et dictatures pourraient constituer des éléments inflammables si la guerre froide sino-américaine débouche sur une guerre chaude ».
Une guerre sino-américaine autour de Taiwan est-elle concevable ?
La réponse à cette question est complexe selon Jean-Pierre Cabestan. Face à la montée en puissance de la Chine en général et de l’APL (Armée populaire de libération) en particulier, Taiwan n’a pas les moyens de résister à une offensive armée chinoise, seul un engagement massif militaire des États-Unis pourrait, en cas de guerre, sauver l’île, le rapport de force actuellement est à l’avantage de l’APL. Mais pour Pékin, le risque est insurmontable en cas d’échec. Pékin aurait peut-être intérêt à utiliser des options moins radicales : les fameuses zones grises constituent des moyens non militaires de soumettre Taiwan.
« En fait cela fait plus de soixante dix ans que les habitants de l’île ont répondu à leur manière à cette question en maintenant le statu quo y a-t-il une meilleure solution ? probablement pas » écrit l’auteur.
Les risques de guerre en mer de Chine méridionale face à une situation complexe
La situation en mer de Chine méridionale est particulièrement complexe parce qu’elle implique un grand nombre de pays, explique Jean-Pierre Cabestan : non seulement six États qui revendiquent partie ou totalité des terres émergées de cette mer (outre la République populaire, Brunei, la Malaisie, les Philippines, Taiwan et le Vietnam) mais aussi les États-Unis et les autres pays comme l’Australie, le Japon, l’Inde, la France et le Royaume-Uni qui entendent y faire respecter la liberté de navigation.
« Les diverses parties ont une interprétation différente du droit de la mer et en particulier de la Convention des Nations unies (CNUDM) signée à Montego Bay (Jamaïque) en 1982. « Ce qui a le plus ajouté à la complexité et à la dangerosité de la situation est la volonté de Pékin à compter de 2012 de transformer cette zone contestée en « intérêt fondamental » au même titre que Taiwan ou le Tibet et son ambition d’y progressivement modifier en sa faveur le statu quo » souligne Jean-Pierre Cabestan soutenant toutefois que « Pékin est désireuse de cultiver son image de grande puissance responsable désireuse de trouver un terrain d’entente ; les risques de guerre sont limités sans pour autant totalement éliminer les risques de crise ».
Guerre d’usure engagée par la Chine autour des îles Senkaku (Diaoyu)
Des ligne rouges tracées par le Japon et les États-Unis freinent toute tentative de débarquement chinois dans ces îles. « La guerre d’usure engagée par la Chine autour de ces îles sans importance poursuit d’autres buts ; exercer des pressions et tenter de diviser et donc d’affaiblir la classe politique japonaise, et d’autre part, elle contribue à étendre le domaine maritime dominé par la République populaire et donc à rendre plus vulnérable Taiwan en cas de guerre » écrit Jean-Pierre Cabestan.
Quant aux risques de guerre entre la Chine et l’Inde, ils demeurent difficiles à envisager selon plusieurs observateurs étrangers.
Dans quels conflits armés la Chine pourrait-elle s’engager ? se demande l’auteur. Serait-elle acculée à s’engager dans une opération extérieure (Opex) ? « Adepte des zones grises et soucieuses de rester en deçà de tout seuil de guerre, la Chine va probablement continuer de privilégier les Opex non létales et légales au regard du droit international public, sur le modèle de celle qu’elle a déjà conduite loin de ses frontières pour protéger ses intérêts ou ses ressortissants ». La mondialisation de l’économie chinoise a en effet conduit un grand nombre de ses ressortissants et de ses entreprises à « sortir du pays », à s’expatrier notamment en Afrique ; la Chine est appelée à gérer les risques induits par cette mondialisation. « Ces Opex distantes du pré carré national chinois nous éloignent du piège de Thucydide qui est la raison de ce livre, écrit Jean-Pierre Cabestan, en même temps elles nous y ramènent car l’APL pêche par un déficit d’expérience de combat et donc a besoin de faire ses preuves là où c’est possible et plus aisé avant de se lancer dans une opération autrement plus complexe et périlleuse que celles qui pour l’heure ont été conduites ».
Alors Demain la guerre ? combien de fois cette question n’a-t-elle été posée ? « Les théâtres potentiels d’affrontement ne manquent pas ; Taiwan, la mer de Chine du Sud, Senkaku, mais aussi la péninsule coréenne et plus largement le contrôle de la première puis de la deuxième chaîne d’îles ainsi que du détroit de Malacca autant de points géostratégiques qui brident l’accès de la République populaire aux océans. Cependant la rivalité sino-américaine est planétaire elle a pour enjeu le leadership mondial » qui l’emportera la Chine ou les États-Unis ? La guerre n’est sans doute pas pour demain mais les risques d’incidents et crises militaires notamment entre la Chine et les États-Unis se sont accrus. « Si les risques d’une guerre augmentent chaque jour, insiste Jean-Pierre Cabestan, la rivalité stratégique ne signifie pas automatiquement conflit armé ». Ces puissances sont dotées de l’arme nucléaire qui les dissuaderait de s’engager dans un affrontement militaire direct.
« Guerre improbable, paix impossible » la formule de Raymond Aron sur la guerre froide retentit toujours. Jean-Pierre Cabestan avance l’idée d’une guerre froide d’un nouveau type : espionnage, compétition idéologique, course aux nouvelles technologies…
Dans ce contexte de rivalités et d’interdépendance économique, l’Europe est appelée à jouer un rôle
« En tant qu’Européens, nous devons être modestes tant « l’Europe puissance » restera encore longtemps un projet plutôt qu’une réalité », écrit Jean-Pierre Cabestan. L’Union européenne devrait, selon lui, mieux protéger son économie et ses technologies, faire passer davantage de bateaux de guerre dans le détroit de Taïwan, réduire sa dépendance économique à l’égard de la Chine, notamment dans les secteurs stratégiques. Il conseille par ailleurs de ne pas abandonner la politique d’engagement à l’égard de la Chine. Elle doit se poursuivre sur tous les sujets sur lesquels il est possible de coopérer : changement climatique, questions sanitaires comme la Covid-19, échanges éducatifs et culturels ainsi que la non prolifération (les dossiers iranien et nord coréen en particulier) et veiller constamment à l’ajuster en fonction du comportement de Pékin.
Pour conclure Jean-Pierre Cabestan exhorte l’Union européenne à réaffirmer son engagement aux côtés des États-Unis : « En dépit des divergences que nous pouvons avoir avec les Américains, nous sommes leurs alliés et partageons leurs valeurs. Il n’est donc pas question pour nous d’adopter une quelconque position de neutralité ou même de médiateur entre les deux grandes puissances ».
Par son approche lucide et didactique et son décryptage dépassionné, Jean-Pierre Cabestan a réussi à éclairer toute la complexité des zones de turbulence entre la Chine et son entourage et à jauger avec réalisme la tension grandissante entre l’Empire du Milieu et les États-Unis. Un essai utile pour la compréhension des enjeux géostratégiques actuels.
Katia Salamé-Hardy
Demain la Chine : guerre ou paix ?
Jean-Pierre Cabestan
Gallimard, 2021
288 p. – 22 €