Dans sa chronique De la Chine, Françoise Thibaut, professeur des universités, membre correspondant de l’Institut de France, évoque aujourd’hui le défi majeur auquel sont confrontés les dirigeants du pays : nourrir la population.
Les Livres Blancs de Monsieur Xi – en 2017 – et leurs projets de long terme, l’exposé de l’inaltérable progression de l’OBOR, les lénifiantes affirmations de « main tendue » furent un enchantement, dignes des plus beaux opéras traditionnels. Ensuite, 2018 nous offrit quelques sujets de fierté (les villes nouvelles, telles Rongcheng), un bienveillant tutorat auprès de la Corée du Nord dans ses tumultueuses relations avec la présidence nord américaine et quelques perplexités relatives aux droits humains, à la sauvegarde de l’environnement et à l’emprise sur la Mer de Chine.
Soudain 2019 s’ouvre sur deux coups de tonnerre : La « petite phrase » du Président XI, à l’adresse de Taïwan et de la communauté internationale toute entière lors de son discours solennel du 2 janvier «… la Chine doit être réunifiée… » ; le lendemain 3 janvier la divulgation de l’arrivée sur la face cachée de la Lune d’une sonde chinoise ultra sophistiquée, confirme les sidérants progrès des technologies chinoises.
De fait, les recettes appliquées par le Parti et son emblématique président ne sont pas tellement innovantes et ne font que continuer celles préconisées par Den Xiaoping à la fin des années 70 (après les échecs successifs du Grand bond en Avant et les plus grosses sottises de la Révolution culturelle ) : l’ouverture au monde et à la modernité, le développement des villes et l’éducation des campagnes…. Mais cela a pris un tour nouveau, lié à la formidable évolution des moyens matériels et la maitrise – désormais acquise – de super technologies nouvelles..
Après avoir été « l’usine du monde », la Chine s’applique à être désormais « sa propre usine », destinée à alimenter en tous domaines un marché intérieur gigantesque (potentiellement quatre fois le marché européen), tout en continuant à inonder le reste du monde de ses productions, non plus « ordonnées » de l’extérieur, mais ciblées.
Bien sur, les bénéfices colossaux du marché international doivent continuer : il faut gérer ensemble ces deux facettes, car elles dépendent l’une de l’autre. S’il y a eu un léger « tassement » des exportations en 2017/18, dû à la relative mauvaise santé des Occidentaux et à la calamiteuse « America first », les différents marchés restent florissants, de même que le relais bancaire chinois reste très apprécié des politiques mondiales. L’entrée – tardive mais fracassante – de la Chine dans l’OMC implique l’évolution inéluctable de la vénérable institution, dépassée à la fois par ses nouveaux intervenants et les techniques de relations à « grande rapidité ». Rester assis sur un tas de devises n’a plus grand sens.
Bien sur, le formidable cheminement des communications vers l’Ouest déploie ses ambitions commerciales, technologiques et humaines : la Belt jusqu’à Duisbourg et ses annexes, les trains hebdomadaires Anvers – Beijin chargés de biens industriels, l’accord surprise avec le gouvernement italien (sans l’aval de Bruxelles), les gigantesques champs de panneaux solaires et d’éoliennes dans les interminables plaines de l’Asie centrale jusqu’à ce jour pratiquement inexplorée, les ouvertures dans les assurances, l’automobile, l’aéronautique (COMAC), les services, le design, les télécom, l’informatique, la robotique, le spatial, tout cela satisfait la vanité des leaders, interpelle le monde entier, insufflant une certaine crainte chez les décideurs… MAIS la véritable et première préoccupation des chefs du Parti, le matin dès qu’ils se réveillent est l’obsession alimentaire : trouver une autre voie que celle – nécessaire mais odieuse – qui a consisté à affamer les campagnes pour que les villes-clefs de la croissance – puissent se développer…
Comment nourrir et faire prospérer 2 milliards d’individus ?
L’étonnante et parfois paradoxale stratégie « tous azimuts » de la République Populaire Chinoise réside en entier dans cette préoccupation majeure : ne plus jamais revoir la famine. Sans s’encombrer d’embarrassantes annexes, on en peut distinguer les axes principaux : tout d’abord, améliorer, réhabiliter et développer les activités agricoles, non plus pour nourrir exclusivement les mégapoles, mais pour elles mêmes et les provinces qui les animent. Ainsi, le Sechuan et d’autres contrées délaissées par le progrès, bénéficient désormais de la considération des autorités et voient leur niveau de vie s’améliorer de manière substantielle ; par ailleurs d’immenses zones intérieures, jusque là ignorées font l’objet d’expérimentations agricoles prometteuses.
En second lieu, l’achat et (ou) l’exploitation de terres agricoles dans le monde entier complète déjà – ou complétera dans les décennies à venir – les ressources intérieures.
Cela a commencé il y a déjà longtemps, (30 ans), d’abord dans la grande Afrique, délaissée par les stupides Occidentaux, et puis un peu partout, afin de diversifier les possibilités, (et parer aux éventuels troubles politiques). L’Europe, excellente contrée agricole, est fortement engagée dans ce processus (la Beauce) ; d’abord lieu de production, des établissements de transformation ont vu le jour, permettant d’envoyer vers la Chine farines, végétaux, laitages, gibiers et viandes, déjà prêts à l’emploi. Au-delà de leurs apparentes querelles les Etats-Unis vendent leurs surplus de blé, de maïs et même de riz au Parti Populaire de Chine avec une réelle satisfaction, réduisant ainsi leur déficit commercial. Les prises de participations dans les entreprises alimentaires sont nombreuses (le puissant groupe H/H dans Isigny ou l’achat de crus classés de Bordeaux et Bourgogne). Sous un angle tout aussi réaliste, début 2019, il s’avère que 28 % de la production mondiale de viande bovine est mâchée et digérée par les Chinois (peut-être agrémentée de Ketchup ou de béarnaise) ce qui compense très avantageusement la baisse de consommation des Européens. L’ambition du Président Xi, pas du tout adepte du veganisme, est que – sous peu – chaque Chinois « mange de la viande au moins une fois par semaine ».
Enfin, se rendant compte de la croissance désormais absurde et contre productive des mégapoles virant à l’extravagance (Shanghaï en est la parfaite illustration), le Parti a décidé de la création de multiples « villes moyennes satellites » dans des rayons de 150 à 300 kilomètres autour des grands pôles industriels et commerciaux.
Entre les deux, des terres agricoles seront susceptibles de prospérer et nourrir les populations qui ne produisent que des algorithmes, du bitume et du papier. Cette attitude mentalement raisonnable ne fait que débuter : elle est quelque peu plombée par l’habitude de la corruption, la montée extravagante des prix des terres ou des loyers et l’expropriation brutale des anciens habitants (agriculteurs, petits commerçants, artisans) des régions ciblées. Ces villes nouvelles dont les buildings s’élèvent à grande vitesse, telles des cigarettes plantées dans la campagne, s’accompagnent aussi de vastes dévastations autoroutières, ferroviaires, de la création d’interminables hangars, déchetteries et autres nuisances peu favorables à un épanouissement heureux des esprits, des populations et de la nature.
Tout cela fait un peu désordre pour l’instant… Il faut avoir la patience d’attendre, comme le conseille Confucius.
L’autre aspect palpitant de l’ultra moderne aventure chinoise est son nouveau slogan « d’invincibilité » : son unité, sa croissance, son emprise sur le monde entier seraient invincibles, irrésistibles, irrépressibles… L’ascension est en effet fulgurante, l’adaptabilité à imiter, copier, puis inventer à partir des modèles proposés par les commandes des pays développés permet de mesurer le chemin parcouru en moins de quatre décennies. Les Etats-Unis en sont les premiers responsables (après avoir abandonné l’usine Japon, ils se sont massivement tournés vers l’usine Chine) et leur clientélisme leur revient maintenant dans la figure comme un boomerang mal orienté. C’est ce que symbolisent des groupes tels Huawei ou l’Agence Spatiale CNSA.
On a parfois l’impression qu’une sorte de nouvelle guerre froide, cette fois entre les USA et la Chine est en train de recommencer, avec ses mortels excès, non plus vraiment nucléaires, mais avec la puissance spatiale. La même vanité… Infantile et irresponsable…
Les progrès en tous domaines technologiques sont en effet considérables, dus à un énorme investissement dans l’éducation, la recherche des « têtes bien faites », l’abondance de la main d’oeuvre, une propagande ciblée et des moyens financiers à l’aune de la réussite commerciale. Toutefois, les bémols sont nombreux, à commencer par cette fausse notion d ‘une Chine, que le monde entier gobe en pliant l’échine par avance. En fait il y a « les Chine » tellement différentes et multiples : ne jamais oublier les douze, puis sept, puis trois Royaumes qui se battirent pendant des siècles, jusqu’à s’exterminer, ces peuples du Nord au Sud qui ne se comprennent pas, s’ignorent, et souvent se méprisent les un les autres, les flux permanents de personnes déplacées, errantes, non identifiées…
Le seul vrai lien est l’écriture… et le Parti, lequel fait (selon la formule de Max Weber) « tout tenir ensemble », avec sa tête de pont dirigeante aux allures de patriarche bienveillant.
La corruption à tous les étages ne sera jamais éradiquée ; elle fait partie du système, de l’ADN des populations, inscrite dans les cerveaux d’une encre ancestrale. Quand au mythe occidental des Droits fondamentaux, il est illusoire, face– là aussi – aux traditions de violences exercées sur les récalcitrants et cette merveilleuse pratique de « l’effacement » des plus gênants (on l’a vu de près avec le sort réservé à ce malheureux consul à Lyon).
Allons… Il faut regarder la Chine avec bienveillance – puisque, dit-elle – elle veut notre bien, et aussi avec une certaine méfiance puisqu’elle veut peut être aussi faire rendre gorge aux humiliations du système des Concessions… Le Dragon vaut peut être mieux que les Dalton, et l’Europe n’est jamais qu’ « une péninsule avancée de l’Asie » (Paul Valéry).
Françoise Thibaut
Professeur des Universités, membre correspondant de l’Institut de France (ASMP)