Quel manque de chance pour Diogène, il est né trop tôt ! Le « tout numérique » lui aurait permis d’accumuler bien plus de choses dans le tonneau qui lui servait de domicile. Curieux que le syndrome de la syllogomanie, cette manière compulsive d’accumuler des objets, soit associé à Diogène. Son mode de vie ascétique devrait plutôt le faire ranger dans la catégorie des chantres de la décroissance.
Par contre, le numérique, avec la quasi-impossibilité de faire disparaître tout ou partie des données que nous générons, de notre propre chef ou en réponse à des sollicitations de toute part, est en passe de transformer de manière incontrôlée tous les internautes en accumulateurs de données numériques. Une grande partie de celles-ci sont archivées dans des serveurs hors de portée des usagers. Qui n’a pas envoyé ou reçu à partir de son téléphone portable des images dont l’utilité n’a jamais dépassé la durée d’une journée ? Combien de documents circulent et sont archivés sur le « net » sans que personne puisse en faire un nettoyage régulier ? La puissance sans cesse croissante de nos ordinateurs, tablettes ou téléphones permet de poursuivre le stockage de documents qui emboliseraient notre espace quotidien s’ils étaient sous forme papier. Un gigaoctet de texte représente en effet plus de 40 000 pages de papier… Que dire des milliards de photos et films qui circulent dans les réseaux sociaux et qui sont archivés dans les « nuages », le « cloud », c’est-à-dire dans des milliers de serveurs en fonctionnement dans le monde entier, serveurs souvent situés dans des régions froides afin d’évacuer plus facilement la chaleur qu’ils produisent et près de sites de production d’électricité tant ils sont gourmands en énergie.
La « syllogomanie numérique » est-elle souhaitable ? Peu de personnes osent dire non, de peur d’être classés dans la catégorie de ceux qui refusent le progrès. Le « tout numérique » ne se discute pas, il s’impose sans nous donner le temps de la réflexion.
Près de 5 % de l’électricité produite dans le monde sert à maintenir un réseau de serveurs surchargés de données bien souvent inutiles.
Faut-il continuer à accroitre la consommation d’électricité pour alimenter des serveurs embarrassés par une multitude de données dont on se séparerait en moins d’une minute si le stockage était un tant soit peu payant ?
Nous recevons chaque jour des injonctions à économiser l’énergie, une bonne idée en soi, sans que personne n’ose poser cette question : serait-il possible de limiter le gaspillage d’énergie de notre univers numérique. Quel est le bilan énergétique des « métavers », ces univers virtuels dont on nous vante les charmes ? Ne parlons pas des cryptomonnaies, fortes consommatrices d’énergie et sources de manipulations frauduleuses ! Faut-il garder toutes les données numériques dont nous n’avons plus besoin ? Va-t-on fermer des établissements scolaires pour faire des économies de chauffage, comme cela a été récemment suggéré, alors que la consommation d’énergie pour prendre soin de nos « décharges numériques » ne cesse d’augmenter ?
Ne regardons plus le « monde numérique » avec les yeux de Chimène, mais pensons ce monde avec raison.
Le « tout gratuit » nous mène à une impasse, celle d’une sorte de paradis artificiel avec des données en quantité toujours croissante, dont la croissance est soutenue par la pression d’une publicité devenue insupportable et l’utilisation des données personnelles qui devraient rester hors du domaine marchand. Depuis toujours, les échanges entre individus ont un coût, avec un prix acceptable dès que les outils nécessaires sont accessibles au plus grand nombre. C’est le cas aujourd’hui avec près de 5 milliards d’internautes dans le monde.
Sortons du tout gratuit pour aller vers un internet payant afin d’en maîtriser l’usage et le rendre moins énergivore.
Est-ce un avenir radieux que d’envoyer des mails et des documents gratuitement au moment même où les hausses incontrôlées de l’électricité perturbent la vie économique et sociale ?
Bernard Meunier
Membre de l’Académie des sciences