Pour la Revue Politique et Parlementaire Régis Passerieux revient sur sa rencontre avec Mikhaïl Gorbatchev en 2001.
Il y a des moments qui frise l’irréel. Ce matin de 2001, alors, dans une autre vie, secrétaire national du Parti socialiste aux relations internationales, nous recevons avec François Hollande Mikhaïl Gorbatchev, autour de la proche et chaleureuse intimité de la table carrée du bureau de celui qui est encore premier secrétaire du PS. Vladimir Poutine ne se trompait pas sur son aura, qui avait demandé à Lionel Jospin, Premier ministre de ne pas le recevoir, qui nous l’avait alors envoyé. J’entends alors de mes oreilles, et vois de mes yeux, au détour de la conversation, le dernier empereur de l’URSS, mastodonte historique qui a occupé 70 ans la centralité du monde, demander, avec une infinie simplicité, au Parti socialiste quelques vieux ordinateurs usagés pour sa fondation. Une semaine plus tard, il prendra l’initiative insistante d’une longue et appuyée conversation téléphonique, accompagné d’un interprète, pour me remercier de toute l’assistance, pourtant modeste, que nous aurons pu organiser. Vingt ans plus tôt, du bout de son combiné téléphonique, cette personnalité affable, sage, aurait eu le pouvoir de déclencher le tir de forces massives susceptibles de raser l’Europe en quelques minutes, et de dévaster le continent américain. Il dirigeait le puissant « contre-empire » autoproclamé issue finale du devenir universel, qui tenait en haleine la monde ; et qui s’est évaporé en moins de dix ans.
L’homme, déjà enciré de l’histoire, suinte d’une exceptionnelle humilité. Mais l’anecdote est révélatrice d’une plus vaste réalité : « tout Empire périra ». Les gigantesques constructions politiques qui ont rythmé les soubresauts du monde et font se pâmer les historiens, aussi longtemps puissent-elles survivre, ne sont que des baudruches. Eclatées, elles ne laissent que le vide, des souvenirs sanguinolents, quelques ruines et, bien vite, les réalités retrouvées de paysages contrastés, de peuples particuliers, et quelquefois la splendeur émoussée d’une belle capitale, porteuse du testament des siècles. Gorbatchev a connu charnellement cette vérité. Le liquidateur de l’empire connaît le vrai bilan comptable.
De mon long entretien avec lui, en tête à tête, le même matin, j’ai perçu à la fois la fréquence de l’être et le fond du message historique.
Le ressenti, ce sont des yeux complices, un regard qui vous fixe, vous accroche à dessein, appelle à l’apaisement, parle et témoigne, humanise les mystères de l’histoire, sans un mot. Son visage, ferme mais doux, exprime un appel au recul, qu’il veut partager, en chaque rencontre ; il communique une expérience historique trop forte pour être sentencieuse. Il semble ne pas vouloir perdre une âme à laquelle communiquer ce message indicible. Son peuple lui reproche encore cette vérité. Il en porte la souffrance mais l’accepte, savait qu’il le fallait. Il ne s’excuse pas devant le tribunal de la politique mais n’a de cesse de communiquer la vibration d’une vérité : il a accepté d’être le paratonnerre de l’ histoire pour ne pas écraser son peuple, les nations de l’Est, et menacer, par des enchaînements immaîtrisés, la paix. Il l’assume dans une fière humanité, douce, humble mais déterminée. Cela m’a frappé : le message, c’est d’abord son être. Il est charnellement la perestroïka et en porte toujours, sciemment, en témoignage au monde, son expression, quasi-physiquement. Je suis volontairement doux, compréhensif, et c’est pour cela que j’ai en toute fermeté accompli cela. C’est une incarnation, volontairement figée en un moment, un signifiant, comme pour les Thomas il avait fallu conserver et exhiber les orifices des clous de la croix.
Se tournant vers le portrait de François Mitterrand affiché au mur, « mon ami » dit-il, vient le fond, la parole : à travers ce lien avec l’ancien président, c’est l’erreur de ne pas avoir bâti un destin commun sur le continent dont il me parle. S’agissait-il de pusillanimité, de naïveté politique ? Ceux qui, Machiavel des plateaux, s´imaginent que l’on gravit sans force et sans dureté, sans habileté, dans un climat féroce, les échelons du Parti communiste de l´URSS jusqu´à en devenir numéro un m´étonnent. Ce qui est marquant, ce que j´ai ressenti dans ces échanges, c’est, devant le risque que l´effondrement d’un empire soviétique vermoulu faisait peser sur le monde et la paix, le choix assumé de la “faiblesse”, combinée avec des capacités manœuvrières, et jusqu´au sacrifice. Quelle leçon pour beaucoup de dirigeants : cette faiblesse était la vraie force. Sa déterminée et construite conversion chrétienne à la fin de sa vie ne m’étonne pas.
Nous lui devons beaucoup et je dois dire que nous n´avons pas, l´Europe et les États-Unis, été à la hauteur.
Il savait que l’URSS était vermoulu, au bout. Les « services » et les Etats-Unis aussi. Mais ils ont voulu pousser jusqu’au bout l’avantage, au-delà du raisonnable, et l’Europe n’a pas su dire son mot. Nous avons planté un couteau dans le dos de notre partenaire. Il a assumé cet acte sacrificateur. Son humilité est celle d’une victime expiatoire consentante. Il y avait pourtant un autre chemin. Nous avons concédé beaucoup plus à la Chine, même après Tiananmen, en y multipliant les investissements salvateurs et en concédant l’ouverture de nos marchés. Nous avons sacrifié notre croissance, nos emplois à la réunification de l’Allemagne. Rien d’équivalent avec la Russie.
Elle s’est enfoncée dans dix ans de marasme car nous avons conçu la main tendue de Gorbatchev comme de la faiblesse, alors qu’elle était de la raison.
Ce n’était pas sa faiblesse mais celle d’un peuple. La seule autre branche de l’alternative, c’eût été un chantage au chaos au centre de l’Europe, une politique du bord du gouffre. Il l’a refusé. Le pire, la catastrophe, était possible. Méprisant cette sagesse gorbatchévienne, nous avons nourri l’amertume. Nous fumes rusés et westphaliens. Nous le payons aujourd’hui au prix fort. Nous sommes responsables de la colère du peuple russe contre Gorbatchev, et cette colère suinte maintenant vers nous. Il nous faut certes désormais en assumer les conséquences, et être fermes. C’est la règle de l’équilibre. La porte a claqué. C’est fait. Ce n’est plus le moment de la faiblesse. La repentance ne sert à rien dans la vie des nations. Mais dans le futur, l’Ukraine sauvée, c’est, au moment où partout les empires veulent se réveiller, de la Perse à l’Asie, en passant par la Sublime porte, c’est de l’héritage de la vision de Gorbatchev qu’il faudra reparler. 1914, mécanique des engrenages, est funestement oublié. La désescalade est un art. Rien de plus dangereux et irrationnel que des empires nostalgiques ou affaiblis. Gorbatchev était en souffrance intérieure continue, mais serein. Il était le sens de l’histoire. Il le savait. Puissent l’Europe, ses dirigeants, le comprendre, et ne pas manquer une prochaine, même lointaine, main tendue. Le sens se construit bien avant les actes.
Régis Passerieux
Président de l’Observatoire des temporalités de l’HEIP
Membre du comité de rédaction de la RPP