Transition énergétique, développement des énergies renouvelables, nouvelles technologies, essor du véhicule électrique, multiplication des sources décentralisées de production d’énergie, évolution des territoires représentent des défis majeurs pour ERDF.
Revue Politique et Parlementaire – Comment situez-vous ERDF dans le contexte de la transition énergétique et du débat entre jacobins et girondins sur la décentralisation ?
Philippe Monloubou – La période est clairement riche : c’est d’abord une période de mutations profondes dans les comportements, les liens avec l’information et la communication, mais également par rapport aux territoires.
Nous sommes dans une période complexe, qui va probablement durer, de ressources rares ou raréfiées, mais aussi d’évolution de la répartition des responsabilités. La décentralisation devient une nécessité. Le projet de loi sur la transition énergétique s’inscrit d’ailleurs dans une telle perspective.
L’autre élément de réflexion concerne les mutations technologiques. L’entrée, dans le domaine historique de l’électricité, de toute la dimension des technologies de l’information ouvre des perspectives nouvelles en matière d’infrastructures de réseau et de leurs capacités, déterminantes dans l’évolution des territoires et la croissance.
Le développement économique a toujours été lié aux infrastructures en général et aux infrastructures énergétiques et électriques en particulier. Et on voit bien qu’aujourd’hui ces technologies ouvrent des champs nouveaux. Elles vont, en particulier, permettre d’intégrer plus massivement des énergies intermittentes donc renouvelables. Sans ces évolutions technologiques nous ne pourrions – par exemple – intégrer le véhicule électrique ou plus généralement répondre à la transition énergétique et permettre l’émergence d’un autre modèle économique.
ERDF est clairement au cœur de ces mutations comme de l’évolution des responsabilités et du développement des territoires.
RPP – L’entreprise était-elle préparée à ces mutations ? Et quelle stratégie souhaitez-vous mettre en place ?
Philippe Monloubou – On ne peut pas répondre directement en disant que l’entreprise était prête, mais comme partout il y a des conditions pour être en situation de répondre à ces mutations. Je pense que l’entreprise, ces dernières années, avait besoin de se réinstaller sur un certain nombre de fondamentaux pour être en mesure de s’engager plus résolument et plus rapidement dans la capacité à répondre à toutes ces mutations et en particulier autour de quatre grands domaines.
Le premier, puisqu’ERDF est une entreprise récente née en 2008 de l’évolution et de l’installation du monde régulé pour créer les conditions d’un marché européen de l’énergie, c’était de créer ces conditions de séparation entre les différents acteurs qui a amené en 2008 à mettre en place de véritables “murailles de Chine” – comme on les appelait à l’époque – pour que justement chacun exerce bien son métier dans les nouvelles conditions de marché. Ce qui a bien sûr été une rupture assez forte ayant nécessité des processus compliqués, qui ont à l’époque été mal vécus en interne comme en externe, car d’une certaine manière nous avons fait sortir le client de l’entreprise puisque ERDF n’avait plus de responsabilité au sens commercial du terme.
Puis – et c’est le deuxième domaine – il nous a fallu faire reconnaître ERDF en tant qu’entreprise ; une entreprise non discriminante au service de l’ensemble des acteurs du marché, exerçant pleinement ses missions de service public de distribution. Nos prestations sont en effet à destination des utilisateurs du réseau en général ; et des utilisateurs qui entre temps avaient évolué puisqu’ils n’étaient plus seulement des clients en attente de fourniture d’électricité, mais également des producteurs qui, ces dernières années, se sont massivement multipliés sur les réseaux.
Donc le second acte était de réinstaller le client dans la logique d’un processus technique qui devait évidemment, aussi bien pour les fournisseurs que pour les parties prenantes, être un processus maitrisé de qualité à des coûts donnés avec une aptitude à le reproduire au sens industriel du terme.
Le troisième élément était de nature financière, l’entreprise ayant vécu, jusque dans la première moitié des années 2000, une période de sous-investissement qui a duré suffisamment longtemps pour que la qualité distribuée sur les réseaux se soit trouvée en situation de dégradation assez régulière. Il était donc indispensable de recréer une dynamique et de reprendre un niveau d’investissement suffisant afin de réaffirmer des niveaux de qualité qui soient à la hauteur des attentes et des ambitions, voire des niveaux de développement économique des territoires. Entre 2007-2008 et maintenant, nos investissements ont doublé : ils sont passés de 1,7 milliard à 3,3 milliards d’euros.
Le quatrième élément qu’il fallait reconsolider, c’était la dynamique sociale, domaine également nécessaire pour obtenir une capacité d’adaptation qui soit digne d’une entreprise comme celle que l’on connaît aujourd’hui.
Ces quatre grands champs, véritables socles stratégiques, étaient déjà pris en compte ; mais on voit bien qu’ils n’étaient pas suffisants pour faire d’ERDF l’acteur dont la France a besoin dans le contexte actuel.
RPP – Dans ce contexte, comment orienter votre action ?
Philippe Monloubou – Nous avons été amenés, en termes d’ambition de projet industriel et humain, à construire et orienter notre action autour de trois grands axes.
Le premier, c’est de continuer à affirmer le principe d’une entreprise industrielle de référence en matière de service public de distribution d’électricité. Tous les mots sont importants. Aujourd’hui ERDF est une entreprise, il y a un résultat d’exploitation désormais probant. ERDF est une “entreprise industrielle” car on y maîtrise des processus ; il est indispensable que cette dimension industrielle perdure avec ce qui la caractérise : productivité, talents, compétences, maîtrise des processus, satisfaction des clients.
C’est une “entreprise industrielle de distribution”, c’est notre métier et les infrastructures sont essentielles ; donc cette affirmation est forte, elle nous identifie au niveau de ce que l’on peut représenter et ce que l’on va peser dans les échéances futures. C’est enfin une “entreprise industrielle de distribution et de service public”, car c’est notre mission, c’est à travers cela que nous sommes identifiés et en particulier si on le prend au niveau de mission de service à l’ensemble des acteurs du marché ou tout simplement lorsque surviennent des aléas climatiques importants.
Le deuxième axe c’est de prendre la mesure – j’ai tendance à dire le leadership car nous sommes le plus grand distributeur européen – sur les évolutions technologiques. Il y a une révolution numérique au sens industriel en général, et en particulier sur les réseaux de distribution : l’introduction des nouvelles technologies de l’information fait qu’aujourd’hui on installe des compteurs communicants, qui sont autant de capteurs qui donnent une capacité à exploiter, à intégrer des énergies intermittentes sur les réseaux pour construire les réseaux intelligents de demain et cela se prépare maintenant.
Il est indispensable sur ce socle consolidé d’accélérer cette transition et les capacités d’ERDF à en prendre le leadership, pas au sens prétentieux, mais au sens industriel, c’est-à-dire « tirer » les acteurs, les marchés, les industriels, l’économie en général vers le numérique.
Le troisième axe est lié aux territoires. Ce choix est guidé à la fois par une évolution en profondeur qui est non seulement hexagonale, mais aussi européenne et internationale également confortée par des évolutions législatives importantes : loi métropole, loi de décentralisation, loi sur la transition énergétique…
ERDF doit être renforcée dans cette dimension nationale, mais en même temps devenir encore plus locale pour accompagner les mutations et les évolutions des parties prenantes que sont aujourd’hui les territoires dans leurs nouvelles responsabilités, dans leurs nouvelles attentes, dans les nouveaux espaces qui se créent pour eux dans le domaine de l’énergie en particulier.
Ce sont des prérogatives qui leur sont d’ores et déjà transférées y compris par la loi au sens de l’efficacité énergétique, du plan climat, etc. Les territoires ont ainsi des espaces nouveaux de création de valeurs et c’est à nous de favoriser les conditions pour que cette création de valeurs soit rendue possible. Nous devons donc revisiter notre relation aux territoires, tout en restant une entreprise nationale et locale forte.
Ce troisième volet représente une mutation pour ERDF, car il nous faut à la fois rester cette entreprise nationale garante de la transition énergétique et en même temps garante de tous les enjeux des différents territoires dans une logique d’accompagnement de leurs évolutions en matière de transition énergétique et évidemment économique, particulièrement au regard – et j’insiste sur le chiffre – de nos 3,5 milliards d’euros d’investissements.
Voilà notre ambition et les axes sur lesquels notre entreprise est orientée, c’est le projet industriel, humain et social sur lequel nous sommes résolument engagés et je crois qu’il commence à être bien compris par l’ensemble des agents et des partenaires d’ERDF.
RPP – Il y a deux éléments importants qui vont se produire cette année : la loi sur la transition énergétique et la COP21 (21e Conférence des Parties) en décembre 2015. Quels sont vos sentiments sur ces deux éléments au regard de l’ambition de la loi de transition énergétique qui prévoit moins 40 % d’émission de gaz à effet de serre à 2030 par rapport à 1990, moins 50 % de consommation finale d’énergie ? Les ambitions de cette loi entraînent-elles des contraintes pour ERDF, et comment s’insère ERDF dans le contexte de la COP21 ?
Philippe Monloubou – La transition énergétique, qu’elle soit tirée par les aspects climats ou qu’elle soit tirée par les exigences de performance énergétique qui donnent des conditions économiques différentes aux territoires et qui ouvrent des possibilités de marché au sens économique du terme, s’inscrit dans une seule problématique.
Comme je le disais, les infrastructures de distribution sont des éléments déterminants. Déterminants au sens qualitatif d’abord : il n’y aura pas d’équilibre du réseau électrique si ERDF n’assure pas la capacité à intégrer toutes les sources d’énergies aux différentes mailles, aux différents moments du fait de l’intermittence. Déterminants au sens économique ensuite : car notre rôle à la fois très local et très national est le garant de cet équilibre permanent du système électrique et de la capacité à insérer ces énergies.
Opérer demain une transition énergétique dans des conditions de réponse qualitative croissante au service des utilisateurs du réseau est notre première priorité : on ne peut pas imaginer de développer une transition énergétique en dégradant la qualité par ailleurs. Mais il convient aussi de satisfaire cette exigence de qualité dans des conditions économiques satisfaisantes et supportables pour le pays et in fine le client : c’est ce à quoi l’évolution qui est la nôtre et le projet que j’ai évoqué doivent nous permettre de répondre.
Aussi la loi sur la transition énergétique est évidemment une opportunité pour ERDF au sens climatique, économique, industriel, et nous serons l’un des grands “drivers” de cette transformation. C’est une belle mission qui nous conforte dans l’ambition qui est la nôtre.
Concernant la COP21, nous avons la chance qu’elle se déroule en France, et nous serons l’un des acteurs importants de la nécessaire dynamique collective – y compris sur le plan financier – pour que la réussite soit au rendez-vous.
RPP – Considérez-vous que la loi sur la transition énergétique sera également au rendez-vous pour ce qui concerne justement les aspects financiers mais également les objectifs : consommer mieux et moins, produire autrement, développer les ressources renouvelables, mettre en place un autre mix énergétique, une nouvelle organisation territoriale ?
Philippe Monloubou – Je ne rentrerai pas dans les aspects politiques du texte. Si je reviens sur ce qu’il nous appartient de gérer, il est un fait que la transition énergétique et le développement des énergies renouvelables représentent, cela peut paraître paradoxal, un facteur d’accroissement ou de renforcement des réseaux.
À l’instant T, la loi ne répond pas au sens explicite du terme à cette problématique ; en revanche elle prépare les conditions d’une réponse effective. Et c’est d’ailleurs le message que nous avons porté pendant la préparation du texte. J’en veux pour preuve deux articles importants.
Le premier concerne le tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (Turpe) qui est quand même l’un des facteurs indispensables pour que les conditions de rémunération des investissements soient adaptées pour un engagement sur la durée de la part du distributeur. Cet article préfigure des conditions de sécurisation juridique offertes au régulateur pour créer un tarif adapté aux enjeux du financement des investissements élevés de demain.
Le deuxième article majeur concerne la participation des autorités organisatrices de l’énergie au conseil de surveillance de notre entreprise et, parallèlement, la constitution d’un comité du système de distribution d’ERDF dont la vocation sera de prioriser et définir les orientations nécessaires en matière d’investissement.
Ce que je veux dire à travers cela, c’est qu’en raison des ambitions comme celles affichées par la loi, les conséquences en matière de réseau sont incontournables et vont nécessiter une priorisation aussi bien qu’une optimisation des investissements qui soient fondées à la fois sur un respect des ambitions de qualité que j’évoquais et un respect des équilibres financiers d’une entreprise comme ERDF, tout en permettant de satisfaire aux évolutions d’implantation d’énergie décentralisée.
RPP – Mais comment seront financés ces investissements, qui va les assumer, les entreprises et les particuliers auront-ils les moyens de “s’ajuster” à cette transition ?
Philippe Monloubou – Pour ce qui concerne ERDF, les investissements sont assurés par le principe du Turpe que je citais précédemment. Mais qui dit tarif d’utilisation des réseaux dit in fine – c’est vrai – une facturation de ce tarif dans la constitution du prix de l’électricité pour le client final.
Le Turpe est aujourd’hui l’une des composantes du prix de l’électricité qui est facturé au client final, soit en marché libre par un fournisseur X qui lui rajoute ses coûts d’achat et de production de l’énergie, soit dans le modèle régulé – mais en l’occurrence depuis la fin de l’année 2014 le principe reste le même – le coût de production et de commercialisation, la marge éventuelle et les taxes étant rajoutées au Turpe.
Il est évident que la régulation, comme dans tous les pays du monde, s’opère par le prix de l’électricité qui est offert au client final. Mais ce prix est conditionné par une bonne gestion de l’entreprise, une bonne allocation et priorisation des ressources d’investissement.
Il est donc probable que l’on priorisera plus rigoureusement que ce que l’on a pu faire jusqu’à maintenant avec, en particulier, l’aide des autorités organisatrices de l’énergie. La régulation ultime sera bien sûr la décision du client final qui acceptera ou non de payer.
Et si ces investissements venaient à atteindre des sommets, c’est à travers ce tarif d’utilisation des réseaux, en l’occurrence tant au niveau transport qu’au niveau hexagonal, que sera reflété au client final l’effort nécessaire pour maintenir aussi bien le niveau de qualité que les bons investissements.
C’est le challenge qui est devant nous. Cela nécessite effectivement dès aujourd’hui de prévoir les éléments législatifs, et d’anticiper les investissements de modernisation qui permettront de contrôler le niveau du Turpe. C’est la raison pour laquelle le compteur communicant dit “Linky” est désormais en phase de déploiement industriel de manière à ce qu’aux échéances que prévoit la loi, les capteurs, les éléments nécessaires au développement de réseaux électriques intelligents, soient prêts à être déployés à l’échelle hexagonale. C’est également vrai pour la capacité à exploiter des bases de données de type big data : c’est aujourd’hui qu’il faut les construire pour demain être en situation de pouvoir mettre à disposition des acteurs du système et des collectivités, des données de consommation permettant d’aller beaucoup plus loin qu’aujourd’hui dans la compréhension et donc dans la maîtrise et l’efficacité énergétique.
RPP – Les compteurs Linky, les réseaux intelligents sont tout à fait déterminants. Et votre évolution dans ce domaine sur le plan technologique est essentielle. Combien de compteurs Linky avez-vous déjà mis en place, combien prévoyez-vous d’en mettre en place, et pour les smart grids qu’elle est votre stratégie ?
Philippe Monloubou – Dans notre stratégie, les compteurs communicants sont la première brique sur laquelle nous arrivons en phase de déploiement industriel. Aujourd’hui sont installés in situ 300 000 compteurs Linky environ qui sont l’objet d’une première phase d’expérimentation de niveau industriel. C’est le choix que l’on a fait.
Cette installation de 300 000 compteurs Linky nous a permis de conforter d’abord les éléments fondamentaux du business plan de Linky tant en termes de compteur lui-même que de pose – qui sont les deux grands éléments fondamentaux du business plan – et puis tous les aspects de régulation associée qui nous ont permis de discuter ensuite avec le régulateur pour les modalités de financement global du projet, sans parler des aspects processus pour être in fine en situation d’adapter notre réponse aux situations clients que nous pourrions rencontrer.
À terme, c’est 35 millions de Linky qui seront déployés.
Dès la fin de l’année 2015, on va commencer le déploiement à l’échelle industrielle, 3 millions de compteurs seront installés entre fin 2015 et 2016. Et à partir de 2017 commenceront les phases ultérieures, les 32 millions de compteurs qui vont s’échelonner sur une période très courte, même si d’aucuns jugent que c’est trop long mais c’est très court quand on voit qu’au sommet de la courbe, vers 2018, on installera 8 millions de compteurs par an. Ce qui en termes de projet industriel – au sens de la maîtrise logistique puisqu’il s’agit d’aller jusqu’au client final, de tracer chaque compteur, de faire en sorte qu’il soit lui-même interconnecté à la maille locale de chaque concentrateur – est, vous en conviendrez, une performance ! C’est ce projet industriel qu’il nous appartient de maîtriser à horizon 2021, date à laquelle nous aurons déployé les 35 millions de compteurs.
RPP – Au niveau européen, on parle de moteur franco-allemand. Y a-t-il un moteur franco-allemand pour les réseaux, autrement dit : y a-t-il une politique énergétique des réseaux en France et en Allemagne qui pourrait être optimisée sur des bases complémentaires ?
Philippe Monloubou – S’il y a un domaine dans lequel Français et Allemands peuvent travailler éventuellement ensemble, c’est plutôt sur l’intelligence des réseaux, car nos deux pays ont des industries très matures en matière de nouvelles technologies et une même compréhension d’équipementiers et d’électriciens de haut niveau.
Mais n’oubliez pas que les Allemands n’ont pas fait le choix d’un développement massif du compteur intelligent.
Peut-être seront-ils amenés à le faire, auquel cas l’expérience française pourra servir l’expérience allemande le cas échéant, même si l’organisation de la distribution n’est pas la même car elle est régionalisée en Allemagne. Le retour d’expériences que l’on aura pourra éventuellement bénéficier aux Allemands du point de vue technologique comme des différents paramètres du business modèle.
Mais les compteurs intelligents sont la première brique des réseaux électriques intelligents et donc sur ce point je considère que nous sommes en avance.
On sait très bien que l’introduction des nouvelles technologies de l’information et des énergies renouvelables constitue un mix totalement différent de l’exploitation et de la gestion patrimoniale des réseaux. On a aujourd’hui une petite vingtaine de “démonstrateurs” à partir desquels nous évaluons les aspects technologiques, économiques, industriels, d’intégration du photovoltaïque, de l’éolien, du stockage d’énergie, les boucles locales, les offres de flexibilité, etc. Tout ce qui demain peut constituer les réseaux électriques intelligents.
Et pour poursuivre au sens de la stratégie industrielle que vous évoquiez, c’est là où l’on peut aussi avec nos amis allemands progresser ensemble. Les démonstrateurs c’est très bien, mais ce n’est pas cela qui fait vivre une entreprise ; au contraire cela coûte un petit peu cher. Certains démonstrateurs n’offrent pas encore de retour d’expérience permettant d’en tirer des conclusions industrielles, quelques uns par contre livrent d’ores et déjà des conclusions intéressantes en termes d’automatisation des réseaux, régulation de tensions automatiques permettant d’équiper potentiellement de capteurs des ouvrages de nos réseaux de distribution qui demain vont rendre possible cette transition énergétique dans le timing voulu. C’est-à-dire rendre le timing industriel raccourci et dans des conditions économiques satisfaisantes car ces démonstrateurs sont autant de lieux d’expérimentation avec la plupart des partenaires industriels que l’on connaît au niveau hexagonal.
Ce capital-là est potentiellement disponible pour nos amis allemands, mais disponible aussi pour nos industriels en Allemagne. C’est de bonne guerre, je crois que l’évolution économique est aussi transfrontalière. Ces facteurs de capitalisation concernant à la fois les expériences industrielles, la compréhension des réseaux, des phénomènes électriques, des impacts économiques, des boucles locales, sont une vraie richesse pour notre pays. Les Allemands ont une connaissance plus fine du local, car ils ont développé des distributeurs plus locaux ; aussi y-a-t-il un enrichissement potentiel dans la mise en place d’un espace franco-allemand de la distribution d’énergie. Je ne parle que de la distribution et non pas du transport, qui lui est évidemment plus transfrontalier et donc à ce titre-là peut mieux occuper l’espace franco-allemand. Mais ne serait ce qu’au niveau de la distribution, je pense que d’ores et déjà les Allemands, ayant un potentiel d’énergie renouvelable installé plus important, une histoire locale plus riche que la nôtre au niveau de l’intégration des différentes infrastructures – qu’elles soient dans le domaine de l’énergie ou autre – un échange éventuellement fondé sur une logique industrielle et économique dans le domaine en particulier des smart grids permettrait d’accélérer la courbe d’expérience.
RPP – Comment ERDF et le législateur peuvent-ils compenser le fait que nos territoires soient en situation inégalitaire de ressources ou de financements, et comment peuvent-ils les aider à s’adapter à cette transition énergétique comme aux contraintes de l’énergie intermittente ?
Philippe Monloubou – Je pense, encore une fois, que l’énergie intermittente n’est pas une fin en soi. Et qu’elle doit être adaptée à la réalité des territoires, qu’elle corresponde aussi à une capacité de les valoriser qui soit réelle et qui ait économiquement une certaine valeur. N’oublions d’ailleurs pas que la péréquation tarifaire qui existe en France n’existe pas en Allemagne.
Nous n’avons pas vocation à compenser, mais à créer des conditions d’égalité grâce à la péréquation tarifaire. C’est différent.
Par rapport au mode de fonctionnement allemand ou d’autres, la seule difficulté est celle de la capacité des territoires à se doter des outils nécessaires. Un tel objectif fait partie de la loi, puisque la loi de décentralisation prévoit des schémas directeurs beaucoup plus prescripteurs. Ce qui est, je crois, une bonne chose.
Sans tomber dans l’excès de planification, on voit bien la logique à la fois technique et économique sans laquelle il n’y aura pas de transition énergétique. Même si la loi ne prévoit pas explicitement de coût, tout le monde sait bien que la transition énergétique a un coût et qu’à ce titre il faudra qu’elle soit assumable par l’ensemble des acteurs, les territoires comme les autres. La péréquation apporte une première réponse importante de ce point de vue-là.
La deuxième réponse est donnée par les schémas directeurs de chaque territoire, car c’est eux qui diront comment s’engager sur la durée et qui détermineront une vision qui soit à la fois compatible avec des aspirations locales, donc des enjeux de développement, de déploiement et de réalité économique et industrielle des territoires.
Il y en a certains qui sont aujourd’hui ouverts à de l’éolien, d’autres pas du tout, certains sauront faire, d’autre non, certains estimeront que cela fait pleinement partie de leurs choix politiques, d’autres non. Je pense que le fait que cette liberté existe est une bonne chose. Mais il s’agira ensuite d’être capable d’intégrer ces schémas directeurs et de les rendre, de ce point de vue, acceptables au regard justement de la capacité de financement des investissements nécessaires dans la durée.
Nos amis allemands, qui n’ont ni cette vision ni ces outils, se trouvent aujourd’hui confrontés à des niveaux d’investissements sur les réseaux qui sont titanesques. Je leur souhaite in fine de réussir, mais il n’en demeure pas moins que si nous savons bien gérer notre propre dispositif, nous dépenserons beaucoup moins qu’eux car nous aurons la possibilité de lisser sur la durée nos efforts et la capacité de maîtriser une trajectoire sans laquelle il n’y aura pas de transition énergétique.
La loi fixe des ambitions, elle ne fixe pas des impératifs et cela est une bonne chose. Alors mettons en place les schémas directeurs, prenons les mesures d’accompagnement et de priorisation des investissements qui conviennent.
Faut-il d’ailleurs continuer à améliorer la qualité de distribution de l’électricité en France aujourd’hui ?
La réponse est clairement non : la qualité de l’électricité est bonne aujourd’hui, elle a un coût plutôt bien maitrisé. Il y a certainement des écarts encore entre certaines zones qu’il faut savoir ajuster, il y a un continuum dans l’amélioration de la sureté, de la capacité à gérer des patrimoines vieillissants, cela est notre responsabilité et nous met au cœur de ce jeu avec les acteurs locaux. C’est cette relation-là qu’il faudra savoir créer sur la durée pour donner du sens à la transition énergétique. Car celle-ci se fera dans les territoires.
La transition énergétique est décrétée par la loi au sens des conditions ; et ensuite elle va se faire dans les territoires au regard des capacités des uns et des autres à mobiliser plus ou moins d’énergies, plus ou moins d’efficacité énergique et après il y a des logiques économiques. On ne va pas rénover tous les logements en France, cela n’a économiquement pas de sens. Il y a des logements sur lesquels il y aura une rentabilité, d’autres non ; il y a des choix qui devront être faits par la puissance publique d’un certain niveau d’investissement ; ce sont des choix politiques et nous, nous serons en situation d’accompagner, d’abord en amont – en termes de pertinence économique, puis ensuite dans la capacité à réaliser les bons investissements s’ils sont bien mis en perspective.
RPP – D’autant que dans le modèle français qui est un modèle de délégation de service public, vous agissez en tant que concessionnaire, les territoires sont concédants, et la relation que vous avez avec eux de ce point de vue est à la fois une relation d’ordre juridique, mais également d’ordre économique. Ce sont vos partenaires.
Philippe Monloubou – Effectivement, les réseaux leur appartiennent donc nous sommes partenaires. Mais la finalité est bien de pouvoir disposer, quand on est un territoire, d’un réseau, d’une infrastructure de réseau qui permette de répondre aux conditions de développement de chaque territoire.
Est-ce que la sur-qualité est une réponse ? Certainement, elle a pu l’être lorsque l’on était dans une autre période de ressources, elle ne l’est certainement pas aujourd’hui, a fortiori lorsque l’on a des choix à faire au regard du développement d’énergie intermittente. C’est ce discours qui est nouveau et que d’ailleurs, pendant la discussion parlementaire sur la loi de transition énergétique, François Brottes a bien posé dès le départ. Il a en effet précisé que le comité de système de distribution doit permettre – entre ce qu’investit ERDF et ce qu’investissent les collectivité concédantes – de remettre sur la table les priorisations qui seront nécessaires pour faire face aux enjeux qui sont devant nous. Je crois que cela renvoie à un dialogue plus mature, plus responsable par rapport aux enjeux qui sont les nôtres. Si la loi peut permettre cela je pense que ce sera gagnant-gagnant pour tout le monde.
RPP – Le maillage du territoire en bornes électriques pour faciliter le développement de l’utilisation de la voiture électrique fait-il également partie de vos objectifs ?
Philippe Monloubou – Cela fait partie de notre aptitude à répondre aux ambitions de la loi sur la transition énergétique.
La loi propose sept millions de bornes. Je n’ai pas à porter de jugement sur ce chiffre. Nous sommes aujourd’hui tout de même assez loin de ce résultat. Mais, là encore, c’est la même logique qui va prévaloir. Il va falloir que s’installent ces bornes à la fois selon une logique évidemment liée au développement du véhicule – quel axe, quel maillage – mais en même temps aussi à une réalité économique adaptée et dans laquelle, là encore, les schémas directeurs, les modalités d’implantation et la logique de péréquation vont jouer leurs rôles.
Est-ce que la région Limousin peut décider d’installer un million de bornes, auquel cas les investissements sur les réseaux nécessaires seraient exclusivement alloués à la région Limousin ? Et que feraient les autres régions ? Il y a donc des réflexions à avoir pour savoir comment l’on gère une péréquation.
Cette réflexion se fera selon la même logique que celle que j’évoquais précédemment. C’est à dire en fonction du schéma directeur et d’un accompagnement de notre part pour savoir ce qui paraît raisonnable, comment cela peut se faire et ce qui est intégrable. Bien évidemment, il appartiendra aux élus locaux de déterminer ce qu’ils acceptent de mettre comme ressources.
Nous devons nous préparer à cette situation, et, là aussi, les réseaux intelligents nous aideront. Car il y a l’aspect infrastructure au sens pur et simple d’investissement et puis il y a le soft qui accompagnera ces infrastructures quant à leur capacité à gérer la charge sur ces différentes bornes. C’est un facteur de dimensionnement important donc globalement de capacité à maîtriser là encore les niveaux d’investissement. L’offre ensuite des fournisseurs, et la gestion qui sera faite globalement de ces bornes – par définition utilisables de façon intermittente – seront des facteurs de dimensionnement et globalement d’économies sur le financement global des ouvrages.
RPP – Il y a beaucoup de gens qui rêvent d’une indépendance énergétique locale avec un producteur-consommateur. Pensez-vous que cette utopie puisse entamer la notion de service public énergétique en France telle qu’elle est conçue maintenant depuis la libération ? À travers tous les rêves sur la ville intelligente, il y a l’idée – prospective – que chacun deviendrait maître de son destin, pensez-vous que cela soit concrètement possible ?
Philippe Monloubou – Il n’y a pas que de la prospective dans votre question ; il y a une part de réalité. Aujourd’hui on peut être auto-producteur, auto-consommateur jusqu’à un certain degré et il y a en plus des applications qui s’y prêtent volontiers. Le domaine tertiaire est sans doute l’espace dans lequel on peut le mieux trouver de réponses adaptées entre j’auto-produis et j’auto-consomme et c’est assez pertinent, voire économiquement adapté, dans la mesure où il y a là une partie de la réponse à la question que vous évoquez.
En l’état actuel des technologies et à mon avis encore pour longtemps, le réseau conserve une dimension “a minima assurantielle” à laquelle vous ne trouverez pas aujourd’hui un consommateur en situation de renoncer. Est-ce que vous connaissez quelqu’un qui va vous dire j’utilise aujourd’hui mon ordinateur avec une petite manivelle et qui va accepter de perdre ses données une fois sur deux parce qu’il n’aura pas tourné assez vite ? À l’évidence non.
Cela veut dire que le consommateur devra accepter de financer son installation et pour une grande part de son utilisation continuer à payer le réseau, le dimensionnement du réseau et son fonctionnement. D’autant que ce même consommateur voudra non seulement ne pas perdre ses données, mais aussi ne pas perdre le moindre élément de son ordinateur ou de son application. Il va donc être de plus en plus exigeant.
Il faudra longtemps pour que le modèle autoproduction/autoconsommation permette de couvrir les besoins, de sécuriser la dimension exigence de qualité, de disponibilité d’une énergie, de plus en plus nécessaire dans les process ou les différentes applications quotidiennes de la vie.
Je comprends que l’on puisse aspirer à une autoproduction-consommation, mais pour que le niveau de qualité qu’offre le système aujourd’hui puisse être atteint par une autosuffisance avec la même exigence, été comme hiver et quelles que soient les conditions climatiques, je pense qu’il nous faudra encore quelques années… Cela ne veut pas dire qu’il faille renoncer en termes de réflexions et qu’à ce titre-là on ne peut pas développer l’autoproduction, l’auto-consommation là où elle a une rentabilité, là où elle est pertinente. Et puis en même temps faire évoluer les conditions de tarification. Car derrière ces réflexions sur l’autoconsommation-autoproduction, il y a aussi une recherche de péréquation et celle d’une capacité vers une équité entre les différents acteurs du système qui est loin d’être négligeable.
RPP – Vous avez mis en place une politique de partenariats pour contribuer à ces mutations que vous venez d’évoquer ; et vous avez en même temps un développement à l’international. Il y a là un savoir-faire qui démontre qu’ERDF occupe une place privilégiée dans la transition énergétique.
Philippe Monloubou – L’international montre la place qu’occupent les infrastructures de réseaux et de distribution dans le développement des pays. L’histoire s’est quand même beaucoup faite en termes de développement autour de la capacité à pouvoir disposer d’une énergie adaptée en niveau, en qualité, en disponibilité, etc.
Tant que le monde vivait à un certain rythme, l’évolution des réseaux, y compris dans un grand nombre de pays, s’est faite aussi à ce rythme-là et donc le développement s’y est adapté. Aujourd’hui l’accélération du développement des nouvelles technologies fait qu’un grand nombre de pays sont face à des infrastructures qui ne leur permettent plus de répondre aux nouveaux enjeux.
La compétition mondiale s’étant tellement accélérée, ces pays-là ne peuvent pas attendre trente ou quarante ans comme nous l’avons fait pour développer des réseaux qui leur permettraient peut-être demain d’être compétitifs, ils auront disparu de la planète.
Ils attendent donc que nous les aidions à franchir les sauts technologiques indispensables pour disposer le plus rapidement possible d’infrastructures – soit locales – car on peut trouver dans ces pays-là des espaces locaux qui permettent de s’affranchir de grandes infrastructures toujours très longues et difficiles à installer – soit nationale – car des évolutions technologiques majeures sur leur réseau existant leur permettent d’aller beaucoup plus vite et beaucoup plus loin en termes de disponibilité, de mise à disposition d’énergie de qualité et en abondance.
C’est ce qui explique que nous soyons sollicités et que nous ayons aussi un intérêt à aller justement dans ces pays-là. En effet, on y voit d’autres modèles, on s’enrichit à apprendre d’autres modes de fonctionnement de réseaux qui peuvent être demain autant d’éléments de capitalisation. Enfin, n’oublions pas l’aspect industriel car lorsque l’on va à l’étranger on emmène justement nos partenaires, ce qui leur offre des perspectives d’espaces de développement potentiel.
Philippe Monloubou, président d’ERDF
Cette interview a été réalisée en coopération avec la Revue Passages