En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite.
De même que l’homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l’homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire et de le faire quels que soient la structure de société et le mode de production. Avec son développement s’étend également le domaine de la nécessité naturelle, parce que les besoins augmentent ; mais en même temps s’élargissent les forces productives pour les satisfaire. En ce domaine, la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail.
Karl Marx, Le Capital, 1867, livre III, chap. 48
Dans la société communiste, c’est le contraire : personne n’est enfermé dans un cercle exclusif d’activités et chacun peut se former dans n’importe quelle branche de son choix ; c’est la société qui règle la production générale et qui me permet ainsi de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir et de m’adonner à la critique après le repas, selon que j’en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique.
Karl Marx, L’Idéologie allemande, 1846
L’état social français est tout d’abord hiérarchique.
Contrairement à l’importance que les Français peuvent accorder à leur égalitarisme révolutionnaire, c’est le principe hiérarchique, et non l’égalitaire, qui est immanent dans la société française (à l’inverse de l’état social américain).
La France a été le parangon de la monarchie absolue, et est restée, malgré et à travers toutes ses révolutions, une nation imprégnée de hiérarchie ; avec une mentalité aristocratique qui fonde d’ailleurs son appétence pour l’excellence, et sa fière et farouche singularité. Cette verticalité est évidente dans les secteurs de prestige et de compétition, mais elle imprègne globalement tout le corps social. Elle s’exprime par un tropisme pour la compétition sociale, invisible car naturel aux yeux des Français, mais que ne manquent pas de noter les Américains, qu’ils soient simplement en visite dans l’hexagone, ou qu’ils s’intéressent plus largement à notre culture. De la morgue proverbiale du garçon de café parisien, à la fierté rebelle et bravache des artistes, des combats d’égo qui pimentent les mondanités, au clientélisme latin qui imprègne les lieux de pouvoir, les français ont une culture de l’affirmation de soi et de la lutte pour le statut social ; statut social qui ne se résume pas aux titres, postes et prébendes, mais qui peut être implicite, et se mesurer à l’influence qu’un individu imprime sur le groupe.
Du fait de cet état social hiérarchique, le corps social tend à s’organiser en une structure pyramidale, pétrie de tensions entre ses diverses strates.
La base respecte, et honore parfois le sommet, tolérant même ses abus de pouvoir (ce qui est de moins en moins le cas depuis que la France est frappée par le tsunami de l’égalitarisme libéral qui déferle depuis l’Amérique du nord), en autant que cette cime remplisse sa fonction sociale. L’accès à l’élite résulte le plus souvent de l’obtention d’un statut, par divers moyens (sortie d’une « grande école », diplôme, mérite, filiation, cooptation ou manœuvres politiques…) et de la lente et patiente (parfois sur plusieurs générations) ascension sociale. Le groupe attend de l’élite qu’elle soit la gardienne du bien commun, et qu’elle personnifie les vertus aristocratiques (l’incarnation, l’exceptionnalité, la fierté, le dévouement…). Une éthique aristocratique, dont le plus parfait exemple de l’époque moderne reste ce monarque républicain accompli que fut Charles De Gaulle, et dont il a voulu d’ailleurs rendre dépositaire la fonction présidentielle. Une charge symbolique que Jacques Chirac fut au demeurant le dernier à honorer ; n’eût-il été qu’un « roi fainéant », il n’en a pas moins été le dernier des rois… Il est d’ailleurs cocasse d’observer (et d’y voir un signe des temps) Emmanuel Macron, qui a confondu corps du roi et jupitérisme managérial, défendre et promouvoir avec une arrogance aristocratique toute française, les vertus libérales nord-américaines qui en sont justement la négation.
La pulsion antagoniste de ce principe hiérarchique, la pulsion égalitaire, ici socialiste, consiste essentiellement en une lutte envers l’élite, et non en une volonté de s’affranchir du carcan collectif, comme c’est le cas dans cette autre grande idéologie qui combat le principe hiérarchique qu’est le libéralisme. C’est ce que notait déjà Tocqueville, argumentant que les démocrates français n’étaient pas assez libéralistes dans leur lutte contre la monarchie, perpétuant ainsi la verticalité de l’état français, quels que soient les régimes politiques : « Comme beaucoup d’entre eux ne haïssent la tyrannie que parce qu’ils sont en butte à ses rigueurs, l’étendue du pouvoir exécutif ne les blesse point » [1 – Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835, De l’élection du président].
La France est donc un pays de verticalité, pyramidal, où s’allient, et s’affrontent, des bases égalitaristes et des sommets aristocratiques, constituant une dialectique qui se joue en particulier dans le monde du travail.
C’est aussi, par extension, une nation profondément collectiviste (la retraite par répartition dont s’enorgueille la France en est une parfaite illustration). Ce qui a pour conséquence que la production est considérée comme étant le fait du groupe, plus que celui de l’individu. Dès lors, tout ce qui est accordé aux uns, est de fait enlevé aux autres, générant ressentiment et jalousie. En outre, cette production est conçue par les Français comme étant une somme immuable, sans accroissement possible. Si certaines individualités, qui ont d’ailleurs dû parfois forger leur destin à l’étranger, ont le goût de l’expansion, les Français dans leur globalité ne partagent pas l’obsession pour la croissance des américains, et restent centrés sur l’idée d’une quantité finie de richesses que produirait leur hexagone. Enfin, l’héritage catholique, et cet intellectualisme platonicien qui hante tant les Français, tendent à leur faire dénigrer la jouissance des biens matériels et la consommation. En résumé, lorsqu’elles ne contestent pas la légitimité de la hiérarchie en place (et qu’elles ne cherchent pas à prendre sa place), les forces égalitaristes éperonnent les passions tristes du ressentiment et de la jalousie, et embrassent le combat pour la collectivisation extensive des ressources matérielles. Toutefois, à défaut de la possibilité d’un enrichissement personnel, improbable et dénigré, l’espoir du travailleur se reportera plutôt sur la diminution du temps de travail. L’ambition, en France, et ce à l’inverse des États-Unis, n’est donc pas tant de pouvoir gagner plus, que de pouvoir travailler moins.
Toutes ces considérations font que l’esprit de contestation du travailleur français s’inscrit en plein dans la grille de lecture marxiste.
La production est un fait collectif et sa valeur est préemptée par une hiérarchie parasite, qu’il faudrait abolir, ou tout du moins contre laquelle il faut lutter. Cette lutte essentialise les deux camps, celui du prolétariat souffrant et exploité, et celui du capital, vénal et exploiteur. Pour ceux tentés par l’aventure individuelle, l’espoir de réussite reste de toute façon ténu, puisque le travailleur lambda n’est pas doté du statut lui ouvrant l’accès aux postes lucratifs de direction. Et la richesse produite par le talent individuel se retrouvera de toute façon irrémédiablement diluée dans la répartition collectiviste. Par ailleurs, la consommation, au-delà du nécessaire, est un vice, auquel il faut préférer ces biens immatériels que sont le lien social ou les choses de l’esprit. Enfin, puisque la production est un fait collectif, elle s’effectuera de toute façon, même si le concours du seul individu venait à manquer.
L’horizon du travailleur français est par conséquent « le royaume de la liberté » de Karl Marx, l’activité pour soi (« chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir »), délivrée des contraintes du labeur ; un temps meublé, à défaut de consommation matérielle, d’implication sociale et de délassement intellectuel («la critique après le repas »). Le travailleur aspire donc à la « réduction de la journée de travail », à la retraite, à se préserver autant que possible du supplice de la roue de la grande machinerie de la production, qui continuera à tourner sans lui (« c’est la société qui règle la production générale »). À l’autre bout du continuum social, l’élite étale elle son statut social et compense par un exercice parfois tyrannique du pouvoir, les richesses que lui refuse le principe égalitaire. Si cette élite peut parfois s’avérer prolixe dans l’affirmation de son rang, elle affiche en revanche ostensiblement une ascèse, ou tout du moins une modération dans ses goûts matériels, afin d’exhiber sa contenance aristocratique, mais afin surtout d’éviter de stimuler la jalousie de la base.
Il existe donc chez les Français une dimension sociologique dans leur rapport au travail, plus que chez les Américains, puisque s’expriment dans ce champ d’activité les passions de leur état social.
Le poids du grégarisme et de la hiérarchie se matérialise en effet dans ces manifestations que sont le présentéisme, la réunionite, la cooptation ou le patronage, l’esprit de cour, et tous ces phénomènes de sociabilité qui habitent particulièrement en France le milieu professionnel. La verticalité dans les relations interpersonnelles et les abus de pouvoirs (jusqu’au harcèlement sexuel) sont vécus comme une fatalité de l’état social, voire comme une part de salaire en nature, venant compenser des salaires parfois indigents au regard du niveau de qualification (chose qui, encore une fois, est en train de changer sous l’influence nord-américaine, si ce n’est pour les salaires). On observe en outre des profils archétypiques, et de grands écarts dans les comportements des travailleurs. Certains sont entièrement dévoués à la tâche, et travaillent comme des forçats : d’aucuns pour faire la démonstration de leur vertus aristocratiques, d’autres par dévouement sacrificiel envers le groupe, ou le chef. À l’inverse, certains sont en opposition frontale envers le labeur, que ce soit en cultivant ouvertement leur hostilité envers la hiérarchie, ou encore en ayant pour seule ambition d’échapper autant que possible au « royaume de la nécessité », afin de gagner au plus tôt leur « royaume de la liberté ».
François-Xavier Roucaut
Psychiatre
Professeur adjoint de clinique à l’université de Montréal