Matthieu Creson, chargé d’études à l’IREF, conférencier, revient ici sur un texte récent de l’intellectuel (aujourd’hui franco-américain) Guy Sorman au sujet du wokisme en Amérique. Un texte à lire et à méditer, mais auquel il convient aussi de répondre selon Matthieu Creson.
Connu comme l’un des principaux intellectuels libéraux en France dans les années 1980 et 1990, comme en témoigne clairement le titre de certains de ses livres – La Révolution conservatrice américaine (1983), La Solution libérale (1984), La Nouvelle Richesse des Nations (1987), etc. -, Guy Sorman est le contraire d’un intellectuel dogmatique. C’est un écrivain-voyageur, comme il s’est lui-même défini – Le Génie de l’Inde (2000), Made in USA (2004), L’Année du Coq (2006), etc. -, qui est souvent parti à la rencontre des autres pour leur donner la parole dans ses livres et ses articles.
Est-ce justement ce louable souci d’écouter les autres avant de former et d’exprimer ses propres convictions qui conduit aujourd’hui Guy Sorman à se montrer à notre sens insuffisamment critique envers le wokisme ?
Entre wokisme et anti-wokisme, quelle voie choisir ?
Dans un texte (« Du wokisme en Amérique ») figurant dans un récent ouvrage collectif intitulé Repenser le rôle de l’intellectuel (La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2023), Guy Sorman – qui vit aujourd’hui aux États-Unis – prend position à la fois pour et contre le wokisme. Il revendique sur ce sujet une voie médiane, estimant que « l’intellectuel (…) ne doit pas dénoncer, mais s’inscrire dans cet entre-deux, connaissant les faits et reconnaissant l’Autre » (p. 147).
Il renvoie ainsi dos à dos les « woke », qui entendent faire table rase du passé, et les anti- « woke », qui refuseraient d’être à l’écoute des personnes issues de minorités pouvant par exemple se sentir blessées par certains témoins de l’histoire visibles dans l’espace public.
Donnons raison à Guy Sorman sur plusieurs points : ainsi lorsqu’il s’oppose à la cancel culture (il dit rester à la fois « éveillé à la connaissance des faits » tout en étant « hostile à l’effacement du passé – p. 146). Il préfère a priori que soit posée une plaque explicative à côté d’un monument jugé offensant plutôt que de voir ce dernier être détruit. En outre, Guy Sorman constate avec lucidité que le wokisme est « à géométrie variable » (ibid.). Il raconte ainsi dans son texte comment il a écrit au maire de New York en vue de faire enlever d’une rue peu passante dans le quartier de Soho une stèle en hommage à Pétain, en vain. Motif avancé par la municipalité pour justifier son refus : cette stèle célèbre le Pétain de Verdun, non celui de Vichy. Guy Sorman confie toutefois la voir comme d’autant plus offensante (et en cela on peut bien le comprendre) qu’une partie de sa famille a été exterminée par Vichy. Autre exemple, français cette fois-ci, montrant qu’en effet tous les wokismes ne se valent manifestement pas : le fait qu’il existe encore en 2023 dans notre pays des dizaines de voies Lénine, et même une rue Staline1 !
Ce qui est proprement honteux dans un pays qui se targue d’être « la patrie des droits de l’homme », sachant que Lénine2 fut, avant Hitler et Staline, l’inventeur du système totalitaire et concentrationnaire ?
Derrière le wokisme, la retribalisation des sociétés occidentales
Cela dit, Guy Sorman néglige selon nous un fait capital : ce que détestent les « woke » au fond, c’est l’Occident et ses principes fondamentaux : liberté individuelle, pluralisme intellectuel, tolérance (au sens des Lumières), capitalisme démocratique et libéral, etc.
Pour eux en effet, tous les malheurs du monde viendraient de la seule civilisation occidentale, jugée foncièrement raciste et colonialiste, et dont l’identité aurait été largement façonnée par l’esclavage.
Or non seulement l’Occident n’a l’apanage ni de l’esclavagisme ni du colonialisme, ni du racisme mais il est sans doute à ce jour la seule civilisation qui ait tout à la fois aboli le premier, mis fin au deuxième et tenté de faire disparaître le troisième. (Alors que l’URSS, par exemple, a réintroduit l’esclavage au XXe siècle.) Et c’est l’Occident seul qu’on accable aujourd’hui !
Du reste, ces débats ne montrent-ils pas que nos sociétés connaissent actuellement un dangereux regain de collectivisme à travers leur retribalisation ? Ce alors que le propre des démocraties libérales modernes est d’être des sociétés « post-raciales », dans lesquelles il n’y a pas lieu de discriminer les individus suivant quelque critère social que ce soit, tel que l’ethnicité.
Parler de la nécessaire « reconnaissance de l’Autre », comme le fait Guy Sorman, est un principe qui peut sembler parfaitement estimable ; mais n’est-ce pas aussi réintroduire ainsi des critères d’ordre collectif dans une société fondée avant tout sur la liberté et l’égalité en droits des individus ?
Guy Sorman devrait peut-être méditer ce propos d’Ayn Rand sur le racisme3 – un des meilleurs textes jamais écrits à notre sens sur la stupidité de cette doctrine ou de ces préjugés, et dont le propos pourrait d’ailleurs être élargi à l’actuel « racialisme » des « woke ». « C’est, dit-elle, une version du collectivisme pour éleveur de bétail capable de différencier diverses races d’animaux, mais pas les animaux des hommes » (La Vertu d’égoïsme, Belles Lettres, p. 146).
En effet, la personne issue d’une minorité est avant tout, comme moi et comme tout un chacun, un individu, quelle que soit son origine.
Je peux bien sûr faire preuve de curiosité et m’intéresser à ses racines historiques et culturelles, mais mon rapport à cette personne devrait être un rapport d’individu à individu – et non à un impersonnel « Autre ». Du reste, étant donné que tous les individus sont en pratique différents les uns des autres, on peut dire que l’altérité est inséparable de l’individualité. (L’individu est « la plus petite minorité », écrivait aussi Ayn Rand.) Les individus sont autant de « Mois » uniques et irréductibles, qui ne diffèrent les uns des autres qu’en vertu de leurs qualités propres et de ce qu’ils ont accompli dans leur existence. Par où l’on voit d’ailleurs que le véritable humanisme est sans doute l’individualisme libéral – hélas trop souvent caricaturé, réduit à l’égoïsme et au narcissisme, ce qu’il n’est pas – et non le collectivisme multiculturaliste, qui apparaît plutôt comme une formidable régression culturelle et sociale. Car en voulant réactualiser dans la société des critères comme la « race », il ne fait que séparer davantage les êtres humains les uns des autres en les enfermant dans des catégories figées et hermétiques, plutôt que d’insister sur le même fond commun qui les relie entre eux, et à partir duquel ils peuvent ensuite acquérir leur unicité.
Guy Sorman reconnaît certes que le wokisme est « une guerre culturelle » (op. cit., p. 146). Aux États-Unis, celui-ci constitue ce que nous n’hésiterons pas à appeler une offensive4 contre l’Amérique des Pères fondateurs, qui vise à la remplacer par une Amérique largement collectivisée. L’intellectuel soucieux de défendre les idées libérales – dans un monde qui donne toujours autant l’impression d’y être farouchement hostile -, ne peut dès lors se contenter de « s’inscrire dans (un) entre-deux », comme l’écrit Guy Sorman : il doit au contraire dénoncer vigoureusement les abus de tous les néocollectivismes, tel le wokisme, qui entend saper les principes fondamentaux de l’Occident, rien de moins.
Matthieu Creson
Chargé d’études à l’IREF,
Chercheur associé à l’Institut libéral
Conférencier
- https://fr.irefeurope.org/publications/les-pendules-a-lheure/article/debaptisons-les-voies-lenine-en-france/ ↩
- https://fr.irefeurope.org/publications/les-pendules-a-lheure/article/cest-dans-lextreme-gauche-quon-trouve-une-grande-partie-des-origines-intellectuelles-du-fascisme-et-du-nazisme/ ↩
- https://www.revuepolitique.fr/lindividualisme-liberal-comme-philosophie-du-vivre-ensemble-ou-pourquoi-il-faut-relire-ayn-rand-aujourdhui/ ↩
- https://fr.irefeurope.org/publications/les-pendules-a-lheure/article/etats-unis-il-ne-faut-pas-que-lactuelle-guerre-civile-froide-debouche-sur-la-collectivisation-du-pays/ ↩